Cygnes par milliers

J’ai vu Des hommes et des dieux. Je ne compte pas en faire une critique : Edmond Prochain s’est déjà acquitté de cette tâche, beaucoup mieux que je n’aurais pu le faire. Je voudrais cependant répondre au Gambrinus, qui reproche au film son « joli sentimentalisme », et lui dire ceci. Oui, du sentimentalisme, il y en a. Oui, la scène du « Lac des Cygnes » joue à fond sur le sentiment, avec de grosses ficelles ; d’ailleurs le spectateur moyen (j’en suis un) a la gorge qui se noue, l’estomac qui se serre et les larmes aux yeux. Objectif atteint. Alors, sentimentalisme ? Je ne crois pas. Ou alors ce sentimentalisme est celui de la vie, celui que Dieu veut aussi pour nous, celui que nous retrouvons à chaque pas, et bien souvent, là où on ne l’attendait pas.

J’ai passé un an à dépiauter l’intégralité des lettres envoyées à leurs supérieurs par des missionnaires français présents dans un pays d’Afrique de l’Ouest de 1880 à 1960. Du sentiment, il y en avait. Du cliché, des grosses ficelles à toutes les lignes : les premiers baptêmes dans un village nouvellement évangélisé, l’attention et les soins donnés aux habitants de ce pays (avec des scènes très proches de celles où frère Luc intervient), l’éloignement du pays natal, de la famille, de la culture occidentale (lecture de livres, écoute du phonographe…), et la mort, la mort partout. Dans les premières années d’évangélisation, en Afrique de l’Ouest, la moitié des missionnaires mouraient dans l’année qui suivait leur arrivée. Fièvres, noyades… des jeunes hommes de vingt-cinq ans environ, qui avaient passé sept ou huit ans de leur vie à se préparer à la mission, acceptaient de partir, en sachant qu’ils avaient une chance sur deux de mourir à moitié fous en se vidant de leurs intestins, sans avoir jamais baptisé personne. Alors en lisant ces lettres, voyez-vous, votre gorge se noue, votre estomac se serre, et vous avez les larmes aux yeux. Et vous avez beaucoup de mal à reprocher à ces jeunes gens leur sentimentalisme.

Dans une petite ville d’Afrique centrale, j’ai connu un missionnaire italien. Il était arrivé depuis un an, et était déjà capable de célébrer la messe dans deux langues locales. Oh, ça n’était pas un grand mystique, ni un grand sentimental, non. Le genre à partir à moto tous les jours dire la messe dans un village différent, et à se remonter devant une pizza concoctée avec les moyens du bord, en regardant les matchs de foot de son équipe favorite sur la télévision du presbytère – le seul luxe de l’endroit. Il ne mourra sans doute jamais en martyr (même si les habitants de l’endroit ont lynché l’un de ses prédécesseurs il y a quelques années, après qu’il eut blessé un enfant en traversant trop vite un village en voiture), je vous l’accorde. Il avait tous les mois des crises de paludisme qui duraient plusieurs jours. Que se passe-t-il quand vous participez à la messe du matin dans une petite ville africaine, à deux jours de route de la plus proche agglomération raisonnablement occidentalisée, que vous regardez l’hostie s’élever, avec, quelques centimètres plus bas, le regard brillant de fièvre du célébrant ? Vous l’avez deviné : votre gorge se noue, votre estomac se serre, et vous avez les larmes aux yeux.

Certes, il faut savoir se méfier des clichés. « Agir sans être dupe », comme disait, je crois, Stendhal – j’en avais fait ma devise, il y a quelques années. Mais le sentiment est aussi un moyen de rejoindre la vérité. C’est parfois en oubliant de penser aux clichés, en acceptant d’être dupe, qu’on retrouve l’essentiel, qu’on rencontre Dieu là où il nous attendait. Et pourquoi pas, sur l’air du Lac des Cygnes.

10 réflexions sur “Cygnes par milliers

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  5. c’est pas le plus fort du film, ces sentiments affichés. la retenue, l’articulation des relations,c’est tout de même vachement bien filmé.

    mais bon, Edmond l’a dit mieux que tous.

  6. Je dois d’abord te dire que je suis très heureux de voir que mon modeste billet permet des réponses d’une qualité aussi grande.C’était d’ailleurs en partie son but : provoquer une réflexion et ne pas sombrer dans l’adulation d’un film sans raison.
    Ce que je hais par dessus tout c’est sans doute l’unanimité de société qui anime certaines discussions : « Si tu n’a pas aimé Des Hommes et des Dieux tu es un mauvais catholique ».

    Pour ma défense, on dira ce qu’on voudra mais ça reste un film. Et comme n’importe quelle oeuvre d’art (et ce film en est une, c’est certain) elle fait son effet chez certaines personnes mais pour d’autres elle n’exprime que peu de choses. Alors oui, le témoignage de vie de ces moines, les textes de Christian de Chergé me touchent beaucoup et m’aident à prier, à avancer dans la foi. Je conçois parfaitement et j’imagine que j’aurais un peu la même réaction que toi si je lisais les textes dont tu parles. Sans doute parce que c’est du texte et qu’en soi il possède bien souvent une profondeur que n’a pas le film. Mes reproches de sentimentalisme ne concernent absolument pas les moines de Tibérine, ou n’importe quel homme réel, je suis moi-même je pense un grand sensible entre bien des défauts.
    Mais un film ne peut retransmettre l’intégralité d’une histoire, il apporte toujours un éclairage sur une ou plusieurs facettes de celle-ci et c’est ce choix qui ne m’a pas forcément plu chez Xavier Beauvois. Sur un autre sujet, ce film aurait sans doute fait mon admiration la plus complète mais cette approche de la foi m’a laissé sur ma faim comme si il manquait quelque chose, comme si on m’imposait presque une manière de voir la foi.Parce que si le sentiment fait partie intégrante de la vie humaine et de la foi, elles ne se résument pas à celui-ci ce qui est d’ailleurs assez flagrant chez le père Luc et le frère Amédée dans le film.
    Pour terminer, je t’avoue que je suis ravi qu’un film de cette qualité puisse avoir un grand succès auprès de catholiques et si il peut rapprocher certains de la foi j’en serais encore plus heureux. Je comprends tout à fait qu’il plaise énormément. Seulement, j’avais sans doute besoin de plus…

  7. Cher Baroque

    Je te l’ai déjà dit, mais je le redis : merci pour ce joli billet.

    Je ne parlerai pas du film (que je n’ai pas encore vu), mais plutôt de ton plaidoyer pour un certain sentimentalisme, ou plutôt, pour savoir se laisser toucher par les émotions, y compris en matière de Foi.

    Je crois que la rationalisation de la Foi est quelque chose de vraiment très appauvrissant par certains côtés : non qu’il faille laisser son cerveau au vestiaire quand on est croyant, mais simplement savoir se laisser toucher par des situations, des hommes, des sons, des images.

    Je connais assez bien (et j’apprécie beaucoup) la liturgie orthodoxe russe, faite de grandeur, de beauté, de chants prenants, de cérémoniaux ancestraux et archaïsants. C’est une liturgie profondément émotive, très « prenante », qui pousse à se laisser envahir par la beauté et le mystère, ou par une certaine dramaturgie. Et je crois que c’est celle qui me touche le plus.

    Oui, il est important de ne pas rejeter les émotions profondes qu’on peut ressentir face à un beau film, un beau paysage, une belle musique, de belles personnes. Après tout, et sans tomber dans le panthéisme, tout cela n’est-il pas la preuve de la richesse de la Création ?

    « Agir sans être dupe » oui, mais en se laissant toucher de temps en temps…

  8. @ Edmond

    Mais si, mais si…

    @ David

    Ah, mais je suis d’accord, c’est précisément parce qu’il y a une retenue, que tout n’est pas dit, que ça a un intérêt et que le spectateur est à ce point ému.

    @ Le Gambrinus

    Il m’a semblé que l’intellect (textes du P. Christian), l’action (Fr. Luc) et la liturgie (heures, messe) comme moyens d’accéder à Dieu étaient aussi bien représentés, mais tu as raison, les moments de plus forte intensité font appel au sentimentalisme, et c’est voulu.

    @ Z.

    Merci pour ce commentaire !

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