God and the Gay Christian (Matthew Vines)

Au cours des dix dernières années, de très nombreux ouvrages sur l’homosexualité dans le christianisme (et réciproquement) ont été publiés aux États-Unis, essais, témoignages, présentant une très riche palette de points de vue et de choix de vie. Un des plus commentés a été celui de Matthew Vines intitulé God and the Gay Christian ; cet ouvrage me semblant particulièrement utile pour les débats en cours au sujet de l’homosexualité chez les chrétiens francophones, j’en propose ci-dessous un résumé.

Matthew Vines est un jeune chrétien américain, né dans une famille presbytérienne du Kansas en 1990. En 2009, il fait part de son orientation homosexuelle à ses parents et aux chrétiens de sa paroisse. Trois ans plus tard, après avoir consacré la plus grande partie de son temps à discuter de ce sujet, à étudier la Bible, à lire et à prier, il intervient devant une paroisse méthodiste du Kansas pour défendre la thèse suivante : on ne peut pas s’appuyer sur la Bible pour condamner les relations aimantes, fidèles, engagées, entre personnes de même sexe. Sa conférence, d’une heure environ, est regardée en ligne par au moins un million de personnes, abondamment commentée, fait l’objet de réactions enthousiastes et indignées. En 2014, il publie God and the Gay Christian. Cet ouvrage est à la fois un témoignage personnel et un travail de vulgarisation portant sur l’exégèse des passages de l’Écriture abordant de près ou de loin les relations entre personnes de même sexe.

Matthew Vines ne voit pas l’Écriture comme un recueil de conseils ou de normes dépassés. Elle occupe une place déterminante dans sa vie. La découverte de son homosexualité n’a pas fait vaciller sa foi chrétienne. Elle n’a pas suscité de rejet ou de malveillance au sein de sa famille : son père a commencé par lui proposer de lire des ouvrages “ex-gay”… (le courant “ex-gay” a connu un grand succès aux États-Unis des années 1980 aux années 2000 ; certains mouvements prétendaient pouvoir “soigner” l’homosexualité ; ce qui en subsiste aujourd’hui est fortement fragilisé depuis que le président d’Exodus, la principale organisation “ex-gay”, a déclaré en 2013 que l’organisation n’était jamais vraiment parvenue à “réorienter” des personnes homosexuelles, et a demandé pardon pour les souffrances qu’elle avait infligée) … mais ne croit plus aujourd’hui que son fils doive renoncer au nom du Christ à toute relation amoureuse avec un autre homme. Vines dit n’avoir jamais vécu de “promiscuité sexuelle”, ni souffert d’abus ; il dit s’être résolu très jeune à ne pas avoir de relations sexuelles jusqu’au mariage, et la découverte de son homosexualité ne l’a pas fait changer d’avis sur ce point.

Il s’est penché avec attention sur l’exégèse des six passages bibliques qui ont trait aux relations sexuelles avec des personnes de même sexe (Genèse, 19, 5 ; Lévitique 18, 22 ; Lévitique 20, 13 ; Romains 1, 26-27 ; 1 Corinthiens 6, 9 ; 1 Timothée 1, 10). Plus il les a étudiés, moins il a vu en quoi ils s’appliquaient aux relations entre personnes de même sexe telles qu’il les envisage, c’est-à-dire aimantes, durables, exclusives, marquées par un engagement. Le péché nuit à l’homme : en quoi de telles relations peuvent bien nuire aux personnes qui les vivent ? En revanche, il est facile d’en voir les aspects positifs : fidélité, engagement, amour mutuel, sacrifice de soi. Quel autre péché peut en dire autant ?

Matthew Vines n’entend pas faire passer son expérience personnelle avant la Bible. Il ne demande pas qu’on en revoie le contenu ou qu’on en oublie certains passages. Mais il relève que, quand Jésus enseigne à ses disciples comment reconnaître les faux prophètes (en Matthieu 7), il leur dit : “c’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez ; cueille-t-on les raisins sur les buissons d’épines, ou les figues sur des chardons ?”. Au XIXe siècles, beaucoup de chrétiens américains ont dû revoir une position traditionnelle qu’ils croyaient fondée sur l’Écriture : leur approbation de l’esclavage. Les abolitionnistes ont convaincu le reste de la société en montrant quelles étaient les conséquences néfastes de l’esclavage. ls n’ont pas fait passer leur expérience avant l’Écriture : ils ont remis en cause une certaine interprétation de l’Écriture à partir de leur expérience.

Si on défend la position traditionnelle dans les Églises chrétiennes au sujet de l’homosexualité, on demande aux homosexuels chrétiens de sacrifier une dimension importante de leur vie : la possibilité d’une relation amoureuse, des satisfactions, de l’épanouissement, de la fécondité qu’on y trouve. La culture contemporaine accorde une grande importance à cette dimension. L’adhésion au Christ peut impliquer le sacrifice de cette dimension, dans le cas d’une personne qui ne trouverait pas de partenaire, ou qui ferait l’expérience d’une vocation au célibat. Mais – et c’est là, il me semble, un des points sur lequel Matthew Vines est le plus convaincant, plutôt que dans discussions exégétiques au fond assez rebattues, et qui, en Europe en tout cas, ne sont pas au centre du débat –, mais dans l’histoire de l’Église, l’acceptation du célibat n’a jamais été présentée comme une obligation, et toujours comme une vocation.

Dans l’état actuel de la doctrine, l’abstinence signifie quelque chose de différent pour les chrétiens hétérosexuels et pour les chrétiens homosexuels : pour les premiers, elle est une affirmation que le mariage est bon (et que la sexualité dans le cadre du mariage est bonne) ; pour les seconds, elle signifie que toute sexualité est mauvaise. Les homosexuels sont censés chercher à éviter, rejeter ou sublimer tout désir homosexuel, forcément désordonné. Certes, cela a du sens d’éviter les tentations, de rejeter, de sublimer son désir quand celui-ci nous oriente vers la débauche, les excès, les abus, etc. ; mais quel sens cela a-t-il quand ce désir oriente et est orienté vers une relation engagée, d’amour mutuel, de souci de l’autre et de sacrifice de soi (celle à laquelle l’auteur, comme de très nombreux homosexuels chrétiens, se sent appelé) ? Il faut, d’après lui, avoir le courage de reconnaître que l’enseignement traditionnel des Églises chrétiennes au sujet de l’homosexualité ne porte pas de bons fruits, mais de mauvais : dissimulation, marginalisation, dépression, aliénation d’avec soi-même, d’avec Dieu et d’avec l’Église. Le célibat est peut-être la vocation de nombreux homosexuels : mais comment peut-on se dire certain qu’il est leur vocation à tous ?

Depuis la fin du XIXe siècle, nous avons commencé à envisager l’homosexualité sous un nouveau jour, c’est-à-dire comme une orientation fondamentale de la personne. Il est donc parfaitement normal que ni l’Écriture, ni la doctrine des Églises chrétiennes n’aient directement abordé ce point jusqu’à cette date. C’est une autre force du livre de Matthew Vines : par contraste avec les faiblesses de certaines thèses, notamment celles de John Boswell (auquel l’auteur rend hommage, tout en se démarquant de lui), il ne cherche pas à faire dire à l’Écriture ce qu’elle ne dit pas, ni à chercher dans l’histoire d’hypothétiques cas de “couples homosexuels” antiques, médiévaux ou modernes : non, le concept même d’homosexualité, le couple homosexuel tel qu’il l’envisage sont bel et bien des réalités nouvelles, qu’il faut appréhender en tant que telles.

En résumé, sa réinterprétation de l’Écriture est stimulée par deux constats : le fait que l’enseignement actuel des Églises chrétiennes soit destructeur pour les personnes homosexuelles, et le fait que nos connaissances au sujet de l’homosexualité ont profondément évolué au cours du dernier siècle. Aujourd’hui, aucun chrétien ne peut défendre des idées à proprement parler “traditionnelles” au sujet de l’homosexualité, pour la bonne et simple raison que l’homosexualité est un concept très récent.

Par ailleurs, dans la tradition chrétienne, les actes sexuels entre personnes de même sexe ont la plupart du temps été considérés comme un “excès” commis par des personnes non intrinsèquement anormales. Pour aller vite, dans le monde grec antique, il est admis que tout le monde éprouve du désir sexuel, avec plus ou moins d’intensité, les préférences pouvant varier. Ce qui préoccupe les moralistes n’est pas tant le genre de la personne impliquée dans la relation sexuelle que le rôle qu’elle y assume. La “passivité” sexuelle est mauvaise parce que féminine, céder à ses désirs, faire une trop grande place à la sexualité est “féminin”, conduit à se comporter de façon de plus en plus “féminine” (par exemple en acceptant d’être pénétré). Le fait de privilégier les relations sexuelles entre personnes de même sexe est fréquemment assimilé à un manque de contrôle de soi. En matière sexuelle, la théologie morale chrétienne des premières siècles a été sensiblement influencée par le stoïcisme, dont de nombreuses figures (notamment Musonius Rufus) relient relations homosexuelles et immodération ; c’est également le point de vue de Philon d’Alexandrie, qui a été beaucoup lu par les Pères de l’Église. Jean Chrysostome, entre autres, reprend cette interprétation.

Or cette interprétation est difficilement compatible avec la vision moderne de l’homosexualité, comprise comme une orientation générale du désir sexuel. La tradition chrétienne ne prend pas position sur la question qui se pose à nous aujourd’hui, c’est-à-dire des personnes fondamentalement orientées vers des personnes du même sexe qui veulent vivre des relations marquées par la fidélité, l’engagement, le sacrifice de soi, etc. Dans la représentation paulinienne des relations homosexuelles, dans celles des Pères de l’Église, une personne qui serait attirée par une personne de même sexe se verrait probablement inviter à “se contenter” de son conjoint de sexe différent, de la même manière qu’une personne envieuse se verrait inviter à se contenter de ce qu’elle a. Mais il n’y aurait aucun sens à adresser cette injonction à une “personne homosexuelle” au sens où nous comprenons l’homosexualité aujourd’hui. Les couples de personnes de même sexe, aujourd’hui très nombreux dans les sociétés occidentales, ne donnent pas plus que les autres couples une impression d’“excès”, d’“immodération” ou de “débauche”.

D’autre part, dans la réprobation “traditionnelle” des relations homosexuelles interviennent des représentations qui n’ont plus cours aujourd’hui, le souci de la préservation des rôles de genre, et en particulier de la domination de l’homme sur la femme. Philon d’Alexandrie, repris par de nombreux Pères de l’Église, réprouve les actes sexuels entre hommes en grande partie parce que l’homme y mettrait en péril sa masculinité en étant “traité comme une femme”.

Enfin, dans l’épître aux Romains, les relations entre personnes de même sexe sont présentées comme une conséquence, une sanction de l’idolâtrie. Paul les assimile à des relations de débauche. Si nous observons des relations entre personnes de même sexe aujourd’hui, et qu’elles ne sont clairement pas assimilables à des relations de débauche, qu’elles ne semblent pas liées à une quelconque idolâtrie, on peut légitimement se demander s’il est pertinent de leur appliquer cette même condamnation. Il ne s’agit certainement pas de renoncer à annoncer l’Évangile, mais peut-être de modifier la façon dont nous l’annonçons : par exemple, dans l’épître à Tite, un esclave se voit recommander d’obéir fidèlement à son maître. Ce n’est de toute évidence pas ce que nous suggèrerions à une personne qui serait victime d’“esclavage moderne”.

Une fois encore, ce n’est pas tant la riche synthèse d’arguments (pour la plupart déjà présentés par d’autres auteurs) qui est intéressante chez Matthew Vines que la fraîcheur, l’enthousiasme et la jeunesse d’un auteur qui n’a aucune revanche à prendre sur qui que ce soit, qui attend simplement qu’on lui explique pourquoi la conjugalité tant exaltée chez les autres (il cite – favorablement – Jean Paul II) devrait lui rester inaccessible. Pourquoi devrait-il renoncer à l’espoir de vivre la fidélité, l’amour, le sacrifice, l’engagement qu’il voit se manifester dans un grand nombre de relations entre personnes de même sexe autour de lui ? Si telle est la vocation à laquelle il se croit appelé, au nom de quoi d’autres chrétiens peuvent-ils lui demander d’y renoncer ? Les quelques tentatives de réponses qui lui ont été faites jusqu’ici sont bien peu convaincantes : littéralisme, répétition de clichés qui témoignent d’une fréquentation assez lointaine des personnes LGBT… quant à l’exaltation de la “complémentarité” homme/femme, si elle est parfois plus solidement fondée, on peine à voir en quoi elle serait menacée par les relations entre personnes de même sexe telles que l’auteur les présente, ou en quoi elle priverait ces relations de sens. Bref, au minimum, Matthew Vines pose de bonnes questions. Il faut le lire.