Questions de genre

Sur Internet et ailleurs, un certain nombre de personnes et d’organisations liées à l’Église catholique se sont récemment émues des nouveaux programmes de sciences de la vie et de la terre en classe de première L et ES, qui feraient, nous assure-t-on, la part belle à la théorie dite du genre. Une pétition lancée par les Associations familiales catholiques circule. Je commencerai par dire qu’à plusieurs titres – en tant que chrétien, en tant que libéral – il me paraît aberrant que des programmes scolaires soient définis à l’échelle d’un État, et que des enfants soient entre les mains de professeurs que les parents n’ont pas choisis plus de trente heures par semaine. Mon très humble avis sur la question est que moins les enfants passent de temps à l’école telle qu’elle existe sous sa forme actuelle, mieux ils se portent.

Mais sur le fond, j’avoue ne pas voir ce qui pose problème dans ces programmes. Les professeurs en feront ce qu’ils voudront, le pire comme le meilleur, bien entendu, mais cela n’est pas nouveau. Alors, oui, telles que les choses sont présentées, il ne s’agit pas de dire aux lycéens ce qui est bien et ce qui est mal. Mais cela, c’est le rôle des parents, pas celui du professeur de sciences de la vie et de la terre. Oui, il ne s’agit pas de distinguer entre ce qui serait naturel et ce qui ne le serait pas, ce qui serait normal et ce qui ne le serait pas. Et là, il peut y avoir un problème. Mais à mon humble avis, ce sont les catholiques qui ont un problème, ce n’est pas le genre.

Qu’est-ce que le genre ? C’est une notion, ou plutôt un instrument, un outil intellectuel, apparu aux États-Unis dans les années 1950 – mais dont on parle surtout depuis les années 1980-1990 et les travaux de Judith Butler – pour désigner ce qui permet à une personne de se caractériser à ses propres yeux et aux yeux des autres comme un homme ou une femme – et éventuellement, comme autre chose qu’un homme ou qu’une femme[1]. La dimension sexuelle fait partie du genre, mais n’en est pas le tout et n’en est même pas l’essentiel. Je rassure les catholiques qui désespéraient de pouvoir s’intéresser à la question en tout bien tout honneur : il existe un certain nombre d’ouvrages relevant des études de genre qui ne parlent pas le moins du monde de sexualité. Pour reprendre la définition de Joan Scott, le genre est une catégorie sociale appliquée à un corps sexué.

Car oui, il faut le dire et le redire, même si cela heurte le sens commun, ce bon vieux sens commun que Jésus, en son temps, a tant fait souffrir : quand elle disait qu' »on ne naît pas femme, on le devient », Simone de Beauvoir avait parfaitement raison, à condition de bien comprendre ce qu’elle voulait dire par là [2]. On ne naît pas femme, on le devient, on ne naît pas homme, on le devient. On naît avec un sexe phénotypique, c’est-à-dire qu’à notre naissance, un médecin nous classe en fonction de notre apparence physique dans l’une de ces deux grandes catégories : celle des hommes et celle des femmes, ou plutôt, soyons précis, les mâles et les femelles [3]. Et à partir de là, en fonction de la société dans laquelle nous sommes nés, des rôles vont nous être assignés, et nous allons accepter – ou refuser – de les jouer. Tenez, mes parents, par exemple, ont élevé leurs enfants en leur disant que les femmes n’avaient pas besoin de faire d’études longues ; pourtant, il n’y a rien dans la nature de la femme qui lui interdise de faire des études longues : c’est une pure convention sociale.

Pour faire court, le genre, cela revient à dire qu’il n’y a pas de lien direct, de déterminisme, entre d’une part, le « sexe biologique » (avec toutes les réserves qu’appelle cette expression) et le « sexe social » ou mon « identité sexuelle ». Ce n’est pas parce que j’ai une paire de couilles qu’une très hypothétique nature me destine à fonder une famille avec une jeune femme, à gagner de quoi acheter les épinards et le beurre qui va avec, à parler fort, à incarner l’autorité ou à fumer le cigare, plutôt qu’à repasser mes chemises, incarner la douceur aimante ou consacrer le plus clair de mon temps à embellir mon corps et mon foyer[4]. Et à la limite, je dis bien, à la limite, pourquoi n’aurais-je pas l’idée saugrenue de tomber amoureux d’un autre homme ?

Alors, non, M. l’abbé Grosjean, la théorie du genre ne nie pas la différence sexuelle. Elle ne nie pas la complémentarité entre l’homme et la femme : biologiquement, cette complémentarité est indéniable, du moins si l’on souhaite se reproduire ; et socialement, cette complémentarité existe. Simplement, elle est construite. Et refuser de voir qu’elle est construite, s’obstiner à affirmer que Papa-le-plus-fort-gagnant-beaucoup-d’argent + Maman-douce-à-la-maison (je caricature, ce n’est certainement pas ce que veut dire l’abbé Grosjean, un homme subtil que j’ai déjà croisé ici ou là, mais sur le fond, c’est la même chose : il postule qu’il existerait une « nature de l’homme » et une « nature de la femme » qui seraient complémentaires), c’est naturel, c’est ni plus ni moins que de la naïveté.

En revanche, oui, la théorie du genre nie que notre identité sexuelle soit inscrite dans notre corps, et là encore, il semble difficile d’aller à son encontre, lorsqu’on voit la diversité des identités sexuelles dans l’histoire (on n’est pas homme aujourd’hui comme on l’était il y a un, deux ou vingt siècles), dans l’espace (on n’est pas femme au Japon comme on l’est en Amazonie) et au sein même de notre société. Oui, M. l’abbé Grosjean, si je suis attiré par les femmes, et non par les hommes (bien que je ne doute pas une seule seconde des plaisirs que l’on peut connaître dans leurs bras), si je ne veux fonder un couple et n’avoir des enfants qu’avec une seule femme, si je ne veux pas être le maître mais l’égal de celle que j’aime, etc., c’est le résultat d’une construction sociale. C’est parce que je suis né dans une société occidentale de la fin du XXe siècle, parce que j’ai été élevé dans une famille chrétienne, parce que j’ai réfléchi sur cet héritage, sur ce contexte, sur ce que je veux vraiment.

Je dois d’ailleurs signaler que Monseigneur Vingt-Trois fait un énorme contresens dans son entretien sur Radio Notre-Dame  : au contraire de ce qu’il dit, les études de genre s’intéressent beaucoup à l’impact des représentations symboliques sur la construction de la personnalité. Il n’y a d’ailleurs pas non plus dans la théorie de genre de réduction de la sexualité humaine à la relation sexuelle. Je tiens à la disposition de tout lecteur intéressé une fiche de lecture réalisée dans le cadre d’un travail universitaire, portant sur un ouvrage qui s’inscrit dans le courant des études de genre : il n’y est pas ou très peu question de relations sexuelles, en revanche, on y parle beaucoup de représentations, de ce que veut dire « être un homme » dans une société, etc. C’est passionnant.

L’abbé Grosjean fait fausse route – et fait un contresens – lorsqu’il dit que la théorie du genre revient à croire qu’on ne doit rien à personne, qu’on ne dépend de rien ni de personne. Au contraire, précisément, la théorie du genre permet de prendre conscience que tout ce que nous prenons pour des évidences est en fait le résultat d’un lent processus, auquel ceux qui nous ont précédé ont contribué. En tant que chrétien, la lecture que j’en fais est la suivante : nous ne serions pas ce que nous sommes, nous n’aimerions pas comme nous aimons si le Christ ne s’était pas incarné – et ceux qui ne sont pas chrétiens admettront volontiers qu’ils n’aimeraient pas comme ils aiment si un certain Jésus de Nazareth n’avait pas donné certains enseignements il y a deux mille ans. Nous ne serions pas ce que nous sommes, nous n’aimerions pas comme nous aimons s’il n’y avait pas eu Aristote, Augustin, Dante, Shakespeare et Stendhal.

Monseigneur Vingt-Trois se trompe quand il dit que selon la théorie du genre, l’orientation sexuelle est purement culturelle ; la dimension biologique est prise en compte, mais elle n’est qu’une base, toujours plus ou moins claire et plus ou moins bien comprise, sur laquelle viennent se greffer des constructions culturelles. Certains tenants de la théorie du genre appellent à tout envoyer balader, disant, en quelque sorte, que nous pouvons nous construire comme nous le voulons (j’ai entendu une maître de conférence versée dans les études de genre affirmer que l’inégalité entre hommes et femmes dans les compétitions sportives était construite…), mais cette thèse ne découle pas nécessairement de leurs prémisses, et elle ne doit pas nous décourager d’utiliser l’outil intellectuel indispensable qu’est, encore une fois, le genre.

Dire que l’identité sexuelle est quelque chose de « naturel » va donc à l’encontre de tout ce que les sciences sociales nous montrent. Mais là n’est pas l’essentiel. Le plus grave – et à ce stade, je précise que je parle en tant que chrétien – c’est que cela me semble un appauvrissement très regrettable de la Parole du Christ. Le Christ n’a jamais parlé de nature ou de loi naturelle. Cette loi inscrite dans le cœur de l’homme dont parle l’abbé Grosjean, elle n’agit pas malgré moi, elle n’est rien pour moi si je ne la découvre pas, si je la reconnais pas, et je ne vois pas très bien le rapport qu’elle peut avoir avec le fait d’être attiré sexuellement par les hommes ou les femmes, le rôle social lié à mon sexe biologique, ou toutes ces histoires. S’il y a une nature de l’homme, s’il y a une loi naturelle, c’est celle que nous découvrons en rencontrant le Christ (étant bien entendu que nous pouvons Le rencontrer sans savoir que c’est de Lui qu’il s’agit), et cette nature est d’ordre spirituel : nous sommes faits pour Dieu, pour L’aimer, pour aimer notre prochain.

J’aimerais ne plus entendre dans la bouche de « personnes autorisées » liées à l’Église catholique cette expression au pire franchement erronée, au mieux ambiguë de « nature humaine », mais je sais bien que c’est un doux rêve. Il va falloir s’y résigner un jour : la nature est muette. C’est peut-être dommage, mais c’est ainsi. La nature ne nous dit rien sur la façon dont nous devons nous comporter. C’est à chacun de nous de découvrir ce que nous sommes (et nous sommes aussi ce que nous sommes biologiquement parlant, la théorie du genre ne le nie pas, bien au contraire), ce qu’est notre corps, ce que la société qui nous entoure a contribué à faire de nous, ce qu’elle est en train de contribuer à faire de nous ; nous pouvons y consentir, et peut-être, refuser certaines choses ; et ensuite, chercher un chemin, à la lumière de la relation que nous entretenons avec Dieu. Vingt minutes d’explications sur le genre me semblent donc tout à fait à leur place dans un cours de sciences de la vie et de la terre destiné à des lycéens de quinze à dix-sept ans. Il me semble aberrant d’attendre d’un professeur de sciences de la vie et de la terre une initiation à la vie affective, qui, à mon humble avis, n’a de toute façon pas sa place à l’école telle qu’elle existe aujourd’hui. J’ai dit.

—————

[1] Oui. Du point de vue du genre, on peut être autre chose qu’un homme ou qu’une femme, c’est-à-dire que socialement, on ne joue ni le rôle d’un homme, ni celui d’une femme. C’est notamment le cas des tribus indiennes d’Amérique du Nord, dans lesquelles existent ce qu’on appelle les deux-esprits ou berdaches. D’autre part, on n’est pas voué au même rôle sexuel toute sa vie ; cf. les relations de type pédérastique en Grèce antique, au Japon, et ailleurs.

[2] Non, je n’ai pas comparé Jésus à Simone de Beauvoir. Non, je n’ai pas comparé Jésus à Simone de Beauvoir. Non, je n’ai pas comparé Jésus à Simone de Beauvoir.

[3] Il n’est pas rare (1 ou 2 %) que l’apparence physique soit ambiguë. Même biologiquement parlant, tout n’est pas simple, il n’y a pas deux profils-types, l’un commun à tous les hommes, l’autre commun à toutes les femmes, mais plutôt une multitude de profils très variables sur le plan génétique, hormonal, du point de de vue de la conformation des caractères sexuels primaires et secondaires, etc. Multitude de profils divers au sein de laquelle, bien entendu, on peut discerner les deux grandes catégories que vous connaissez.

[4] Exemple célèbre : l’anthropologue Margaret Mead a observé une société de Papouasie-Nouvelle-Guinée dans laquelle les hommes passaient leur temps à s’embellir.

———

Réflexion sur le même sujet :

*Henry le Barde

*Incarnare

*Thomas More

*Zabou

L’Église en tant que chose sociale

« Ce qui me fait peur, c’est l’Église en tant que chose sociale. Non pas seulement à cause de ses souillures, mais du fait même qu’elle est entre autres caractères une chose sociale. Non pas que je sois d’un tempérament très individualiste. J’ai peur pour la raison contraire. J’ai en moi un fort penchant grégaire. je suis par disposition naturelle extrêmement influençable, influençable à l’excès, et surtout aux choses collectives. je sais que si j’avais devant moi en ce moment une vingtaine de jeunes Allemands chantant en chœur des chants nazis, une partie de mon âme deviendrait immédiatement nazie. C’est là une très grande faiblesse. Mais c’est ainsi que je suis. Je crois qu’il ne sert à rien de combattre directement les faiblesses naturelles. Il faut se faire violence pour agir comme si on ne les avait pas dans les circonstances où un devoir l’exige impérieusement ; et dans le cours ordinaire de la vie il faut bien les connaître, en tenir compte avec prudence, et s’efforcer d’en faire bon usage, car elles sont toutes susceptibles d’un bon usage.

J’ai peur de ce patriotisme de l’Église qui existe dans les milieux catholiques. J’entends patriotisme au sens du sentiment qu’on accorde à une patrie terrestre. J’en ai peur parce que j’ai peur de le contracter par contagion. Non pas que l’Église me paraisse indigne d’inspirer un tel sentiment. Mais parce que je ne veux pour moi d’aucun sentiment de ce genre. Le mot vouloir est impropre. Je sais, je sens avec certitude que tout sentiment de ce genre, quel qu’en soit l’objet, est funeste pour moi. »

Simone Weil, Attente de Dieu

Être ou ne pas être catholique, telle est la question

J’ai lu ce texte, d’un certain François H., proposé à la lecture par le site Benoît (XVI) et moi et lié par le Salon beige. D’après l’auteur, la ligne générale de La Croix est trop éloignée de celle du pape (trop de tribunes critiques, pas assez de soutien dans les moments difficiles), à tel point qu’il conclut en recommandant au journal de s’interroger sur un éventuel changement de nom – ce qui, l’auteur pourrait le dire plus franchement au lieu de s’en défendre assez maladroitement par la suite, revient en somme à dire à un certain nombre de journalistes : « vous n’agissez pas en catholiques, vous devriez être cohérents avec vous-mêmes et cesser d’être catholiques ». Plus généralement, j’entends autour de moi et je lis sur Internet un certain nombre de réflexions qui vont dans le même sens.

Vous émettez de sérieuses réserves sur la pertinence de tel ou tel dogme, ou, au minimum, vous avouez que certains n’occupent guère de place dans votre vie de foi ? Hé bien, allez-y, prenez la porte, elle est ouverte ! Et d’abord pour qui vous prenez-vous, pour vous croire plus intelligent que le pape et ceux qui le conseillent ? Vous trouvez malvenues certaines déclarations pontificales ? Vos frères dans le Christ ne vous excommunient pas, mais vous le mériteriez. Vous jugez superflues certaines prescriptions morales ? Anarchiste ! Certaines dispositions du droit canon vous semblent en contradiction flagrante avec la charité la plus élémentaire ? Moderniste !

Alors, oui, La Croix ne soutient guère le militantisme anti-avortement. On peut s’en indigner. On peut aussi chercher à comprendre. Quels discours tiennent les militants anti-avortement sur d’autres sujets ? Qui tente régulièrement de récupérer et de parasiter les manifestations anti-avortement ? Le dernier catholique « traditionnel » (pas un extrémiste alcoolisé, non, un paroissien lambda de la Fraternité Saint-Pie-X, bonnes études, bonne présentation) avec qui j’ai longuement discuté – par ailleurs un brave type – mélangeait joyeusement lutte contre l’avortement, négationnisme et antisémitisme bas du front. Je veux bien prier ou picoler aux côtés de ce genre de phénomène, mais manifester, certainement pas ; alors imaginez pour quelqu’un qui maîtrise mal les références du milieu… (Et ne me faites pas dire ce que je ne dis pas, je sais très bien que la Marche pour la Vie rassemble avant tout de jeunes Parisiens et Versaillais de bonne famille, pas plus antisémites que Dominique Strauss-Kahn… j’y ai participé). Si le militantisme anti-avortement s’était orienté de façon un peu plus soutenue, dès les années 1970, vers des actions de type Mère de Miséricorde, on n’en serait peut-être pas là.

Il y aussi le complot-des-méchants-médias-qui-ne-nous-aiment-pas (auquel semble croire François H.), face auquel La Croix aurait paraît-il dû défendre le pape avec plus d’ardeur.  Nous autres catholiques avons beaucoup de mal à l’accepter, mais la vérité, la voilà : le monde ne s’intéresse pas beaucoup à nous. Alors on s’invente des complots, des cabales. C’est l’un des problèmes auxquels conduit l’utilisation d’Internet : on ne lit plus que les blogs ou les médias de son courant de pensée, et du coup, on s’imagine que dans les bistros, tout le monde ne parle que du dernier motu proprio, de la dernière encyclique, que le mariage des prêtres et la transsubstantiation font la une. Certes, la pédophilie a été traitée en première page : une preuve du complot ? Non. Quelques préjugés stupides, beaucoup d’ignorance, et aussi… un légitime scandale, qui pour le coup, est plutôt à mettre au crédit de l’Église catholique : on attend plus du prêtre que de l’employé de bureau, les fautes de l’un choquent plus que celles de l’autre.

Si j’osais, je vous glisserais bien un mot de la contraception… M. François H. va probablement me trouver arrogant : comme les 80 % de catholiques qui ont du mal avec l’enseignement de l’Église en matière de sexualité ? Il n’est pas question de dire que ces 80 % sont infaillibles, mais à ce niveau-là, l’arrogance, c’est, comment dire, légèrement insuffisant comme explication. On en viendrait presque à se demander de quel côté est l’arrogance. (Vous pouvez vous reporter à ce précédent billet pour une plus ample discussion du problème). Allez, j’ose, certains médias l’ont d’ailleurs relevé à l’époque : si l’Église avait un message plus crédible (il ne s’agit pas d’ouverture ou de laxisme, il s’agit de crédibilité, j’insiste) sur les questions sexuelles, peut-être lui serait-on moins tombé sur le râble à l’occasion de ces affaires.

Dans la suite de son texte, l’auteur aborde des questions de théologie – auxquelles il ne semble guère s’intéresser, il fait appel à des experts, dont je me permets de remettre en cause la compétence à juger de ce qui est catholique et de ce qui ne l’est pas (l’abbé de Tanoüarn entre autres). Sans rentrer dans les détails, car cela nous emmènerait assez loin, l’auteur se scandalise de ce que tout le monde n’adhère pas à l’école « thomiste » et à l’école « romaine », et stigmatise La Croix comme dominée par une école « néomoderniste » – qui n’existe que dans son imagination. Quand il en vient à excommunier le regretté Karl Rahner et Christophe Theobald, qui ne sont pas précisément des fauteurs d’hérésie, là, je regrette d’avoir à le dire… il se couvre de ridicule.  Disons, par charité, qu’il aurait dû prendre de meilleurs renseignements.

Qu’on me permette de suggère à M.  François H. de relire certains ouvrages du pape actuel, en particulier Foi chrétienne hier et aujourd’hui et Le nouveau peuple de Dieu. Il devrait en tirer un profit considérable, et qui sait, peut-être en arriver à comprendre qu’il y a toujours eu une diversité d’écoles théologiques dans l’Église catholique, et même une diversité très fortement marquée. Quand on pense à la controverse sur l’Eucharistie des IXe-Xe siècles, au jansénisme français ou à la crise moderniste, on se dit que notre époque, n’est, après tout, pas aussi chaotique qu’elle ne le paraît. Un sondage Opinionway dans les campagnes médiévales ou dans le Paris de l’an 1800 (à n’importe quelle époque, en fait…)  aurait sans doute donné des résultats tout aussi divertissants que ceux qu’il peut donner aujourd’hui.

Mme de Gaulmyn, j’en conviens sans peine, en fait parfois un peu trop, avec son obsession du sacerdoce féminin, qui ne semble guère préoccuper les jeunes femmes catholiques pratiquantes de ma connaissance. Remarquez cependant que jusqu’à preuve du contraire, elle reste catholique, et n’a demandé  à aucun évêque de l’ordonner prêtre. Présenter sa position comme catholique est hasardeux, sans doute. Est-ce si grave ? Est-on  bien sûr qu’un article en faveur du sacerdoce féminin soit une cause de scandale ?

Et enfin, plus largement, il y a la question de savoir si être catholique, c’est être dans la ligne du pape et de son entourage. Notre époque et ses médias de masse sont, c’est vrai, impressionnés par cet homme dont l’auditoire dépasse un milliard de personnes, et sa parole n’en a que plus d’impact. Ne nous faisons pas avoir. Le pape est le pape, mais il n’est que le pape – pour prévenir d’éventuelles remarques : je lui suis  tout dévoué, je me suis réjoui de son élection, je prie pour lui.  Nous avons aussi des prêtres, des évêques, de saints d’hier et d’aujourd’hui, et une foule de frères vers qui nous tourner pour qu’ils nous soutiennent dans la foi, l’espérance et la charité. Bref. Je suis long. Calmons-nous. Essayons d’accueillir un peu mieux la grâce de Dieu, d’aimer un peu mieux ceux qui nous entourent, et arrêtons de prétendre savoir mieux que le pape et mieux que Dieu lui-même qui est catholique et qui ne l’est pas. L’Église et le monde ne s’en porteront que mieux.

——

D’autres billets utiles sur le même sujet, ou presque : Le temps d’y penser, Cathoweb, Ab imo pectore, Le Gambrinus, Sacristains.

Devinette du soir

Saurez-vous deviner qui a écrit le texte qui suit ? Attention, ne pas tricher, Google Books a la réponse.

« L’image d’un État centralisé, que l’Église catholique offrit jusqu’au Concile, ne découle pas tout simplement de la charge de Pierre, mais bien de l’amalgame qu’on en fit avec la tâche patriarcale qui fut dévolue à l’évêque de Rome pour toute la chrétienté latine, et qui ne fit que croître tout au long de l’histoire. Le droit ecclésial unitaire, la liturgie unitaire, l’attribution unitaire, faite par le centre de Rome, des sièges épiscopaux – tout cela sont des choses qui ne font pas nécessairement partie de la primauté en tant que telle ; elles résultent de la concentration de deux fonctions. Par suite, la tâche à envisager serait de distinguer à nouveau, plus nettement, entre la fonction proprement dite du successeur de Pierre et la fonction patriarcale ; en cas de besoin, de créer de nouveaux patriarcats détachés de l’Église latine.

Accepter de s’unir au Pape ne signifierait plus qu’on s’incorpore à une administration centralisée, mais seulement qu’on s’insère dans l’unité de la foi et de la communion ; on reconnaîtrait alors au Pape le pouvoir d’interpréter de manière obligatoire la révélation apportée par le Christ et, par suite, on devrait se soumettre à cette interprétation lorsqu’elle est faite sous une forme définitive. Cela veut dire que l’unification avec la chrétienté orientale ne changerait rien, même dans la vie ecclésiale concrète de celle-ci. L’unité avec Rome pourrait, dans la manière concrète dont s’édifierait et se réaliserait la vie des communautés, être exactement aussi « invisible » que dans l’Église antique.

En fait de changements concrets, cela se réaliserait par exemple en ce que, au moment où les sièges épiscopaux seraient pourvus, il y aurait une « ratification » analogue à l’échange des lettres de communion dans l’ancienne Église ; en ce qu’on se réunirait de nouveau en synodes et en conciles communs ; en ce que l’échange des lettres pascales ou d’autres (« encyclique ») déborderait de nouveau la frontière entre l’Orient et l’Occident ; enfin, en ce que l’évêque de Rome serait de nouveau nommé au canon de la messe et dans les prières d’intercession. Car l’intercession, le souvenir rappelé, c’est la forme et la manière dont se réalise, jusque dans chaque liturgie locale, l’unité de la chrétienté – ou sa déchirure. »

L’Église et la sexualité : pourquoi, comment ?

À l’occasion de la récente vague de révélations au sujet d’actes pédophiles commis par certains prêtres catholiques, une fois de plus, les médias ont mis en cause la vision chrétienne, et plus particulièrement catholique de la sexualité. Pour résumer, l’Église catholique verrait dans la sexualité quelque chose de dangereux, qu’il faudrait étroitement encadrer. Elle exigerait beaucoup trop de ses fidèles et de son clergé, en régissant strictement leur sexualité, voire en excluant qu’ils en aient une. Même l’union des corps de deux adultes mariés et consentants fait l’objet d’un certain nombre d’interdits, et ne serait envisagée qu’avec réserve et méfiance. Je n’aime pas beaucoup parler de ce sujet-là, pour deux principales raisons : 1) le discours sur la sexualité ne trouve son sens le plus profond que dans le cadre d’une communication entre les deux êtres qui comptent passer ou passent déjà de la théorie à la pratique : en dehors de ce cadre, on peut discourir autant qu’on veut, le jour où on se retrouve au pieu avec bobonne, ce sera probablement autre chose ; 2) il est extrêmement pénible pour un catholique d’être constamment sollicité sur ce sujet ; on a trop souvent l’impression d’être sommé de se justifier, ce qui est désagréable. Néanmoins, comme en quelques occasions on m’a suggéré de mettre par écrit deux-trois réflexions à ce sujet, voilà une réponse en trois temps (on ne se refait pas) au discours un peu sommaire qu’on entend généralement à propos de la sexualité telle que la conçoit l’Église catholique. Je ne cherche pas ici à justifier quoi que ce soit, j’essaie de donner rapidement quelques outils nécessaires à la compréhension des positions catholiques sur les questions sexuelles, de montrer que ces positions ont évolué et sont susceptibles d’évoluer.

La première est un cri du cœur : non, ça n’est pas ça du tout, vous n’y êtes pas. Jeune catholique, j’ai entendu des centaines de conférences, sermons, propos publics ou privés de prêtres et de personnes autorisées, portant sur la sexualité. Je dirais même que j’en ai entendu un petit peu trop – on ne peut pas le nier, si l’Église ne parle pas que de sexualité, de fait, aujourd’hui, elle parle beaucoup de sexualité – somme toute c’est assez logique, dans la mesure où l’on aborde ce sujet dans l’espace public beaucoup plus fréquemment qu’autrefois). Des traditionalistes bouchés à l’émeri aux progressistes frénétiques (en toute charité), dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, je crois avoir entendu des choses sensées, justes, équilibrées. Jean Paul II a beaucoup fait pour réhabiliter le corps et la sexualité, pour en donner une vision belle et profonde. Sans nécessairement aller jusqu’à parler de « liturgie de l’orgasme », comme l’a récemment fait un essayiste catholique, il est admis, dit et répété aujourd’hui dans l’Église catholique que la sexualité peut être quelque chose de beau, de bon, si elle est vécue dans l’authenticité, la sincérité, la fidélité, la vérité, etc. Pour mémoire, voilà ce que dit le Catéchisme de l’Église catholique : « La chasteté signifie l’intégration réussie de la sexualité dans la personne et par là l’unité intérieure de l’homme dans son être corporel et spirituel. La sexualité, en laquelle s’exprime l’appartenance de l’homme au monde corporel et biologique, devient personnelle et vraiment humaine lorsqu’elle est intégrée dans la relation de personne à personne, dans le don mutuel entier et temporellement illimité, de l’homme et de la femme. » Je ne crois pas me tromper en écrivant que 99 % des gens souhaiteraient, au fond du fond, que leur sexualité s’approche autant que possible de cette définition.

Dans un second temps, il faut bien reconnaître que l’Église catholique a longtemps eu, et a toujours dans une certaine mesure, un problème avec la sexualité. Il y a à cela de multiples bonnes raisons, j’en donne quelques unes en vrac : 1) les premiers chrétiens vivaient dans l’attente du retour imminent du Christ, il n’était donc pas vraiment urgent de développer une vision belle et profonde de la sexualité ; 2) de nombreux Pères de l’Église se convertissent ou découvrent l’ascèse après une vie nettement plus relâchée, ce qui les conduit souvent à envoyer la sexualité au diable avec le reste (à commencer par saint Augustin, qui écrit tout de même qu’on ne doit faire usage de l’acte charnel que pour avoir des enfants…) ; 3) plus généralement la sexualité est souvent perçue comme quelque chose d’effrayant, parce que dans son exercice, l’homme serait momentanément livré tout entier à l’empire du corps – ce qui n’est pas tout à faux, bien entendu ; 4) parce que ça n’est pas non plus tout à fait faux, par commodité, et parce que ça fait joli, le clergé tend à opposer abruptement plutôt qu’à distinguer de façon constructive amour charnel et amour spirituel ; « ceux qui aiment d’un amour charnel rougissent de l’avouer, parce qu’ils se couvrent eux-mêmes de honte et nuisent à ceux qui les entendent; mais ceux qui sont enflammés de l’amour spirituel ne le doivent point taire un moment », écrit par exemple saint Jean Chrysostome.

L’Église a, en conséquence, été amenée à écrire beaucoup de choses étranges au sujet de la sexualité, heureusement sans ériger son enseignement à ce sujet en dogme immuable. Il serait facile de faire ici un recueil de perles piochées ça et là, d’encyclique en manuel des confesseurs, de sermon en précis de théologie morale. Je ne compte pas m’y atteler – et je me permets de faire remarquer que les écrits d’une foule de philosophes, moralistes, biologistes et autres, tout ce qu’il y a de moins catholiques, prêtent tout autant à rire que les élucubrations de nos papes et docteurs. Voici tout de même quelques grandes lignes. 1) Tendance à restreindre l’usage de la sexualité à l’une des finalités que lui donne l’Église : la procréation. 2) D’où une tendance à juger moralement les actes sexuels un par un, en-dehors de tout contexte, sans appréhension globale de la sexualité dans le cadre de la vie du couple. 3) D’où une tendance à interdire les pratiques sexuelles non explicitement liées à la procréation. 4) Et plus largement, tendance à appréhender la sexualité sous l’angle d’un interdit global, avec des exceptions. Là encore, ça n’est pas exhaustif. (Tout de même, ceusses qui me lisent et qui comprennent trois mots de latin – oui, parce que les passages concernant la sexualité sont toujours en latin dans ce genre de bouquin, pour éviter de donner des idées au bas peuple – il faut aller lire les manuels de confesseurs des XVIIIe-XIXe siècles.)

Dans un troisième temps, tâchons de synthétiser. Que dire ? Prenons, au hasard (bon, pas tout à fait) l’encyclique Humanae Vitae. Je n’ai jamais rencontré un clerc ou un laïc autorisé qui soit capable de m’expliquer de manière satisfaisante pourquoi, nondidjou, il est permis de recourir aux périodes infécondes pour espacer les naissances, tandis qu’il est interdit de recourir aux moyens « artificiels » pour le même but. L’encyclique voit dans leur usage « une voie large et facile […] à l’infidélité conjugale et à l’abaissement général de la moralité ». Ou comment confondre allègrement causes, moyens et conséquences (ou pour dire les choses moins élégamment mais plus simplement : l’infidélité, l’immoralité, ça commence rarement par une capote). Les moyens artificiels seraient « une arme dangereuse […] aux mains d’autorités publiques peu soucieuses des exigences morales ». Bon, c’est bien gentil, mais si les autorités publiques sont peu soucieuses des exigences morales, et sont décidées, par exemple, à entreprendre une politique de stérilisation massive, il est peu probable qu’elles se soucient de l’avis de l’Église catholique. Le dernier argument est le plus curieux : il existerait « des limites infranchissables au pouvoir de l’homme sur son corps et sur ses fonctions ; limites que nul homme, qu’il soit simple particulier ou revêtu d’autorité, n’a le droit d’enfreindre. » Sans doute. Mais en l’occurrence, le couple veut simplement espacer les naissances dans le cadre d’une paternité généreuse et responsable : la fin visée est donc bonne. Le moyen n’est pas mauvais en lui-même : nous prenons tous des médicaments qui modifient le fonctionnement de notre corps tout autant, sinon plus que ne le fait une pilule contraceptive. Où est donc le problème ?

Qu’on pointe du doigt les risques que présente l’usage des moyens artificiels de contrôle des naissances, c’est bien entendu : tout le monde comprend qu’en usant de tels procédés, à long terme, on pourrait en venir à dissocier les deux finalités du mariage, ou même à ne plus voir en l’autre qu’un instrument au service de son propre plaisir, etc. ; tout le monde comprend que ces petites inventions facilitent l’épanouissement de la sexualité hors mariage. Je ferai néanmoins respectueusement remarquer au pape, d’une part, que les couples n’ont pas attendu l’invention de la pilule et du préservatif pour connaître ce genre de problèmes (et à ce jour, je ne suis pas certain qu’on ait pu prouver une quelconque corrélation entre les uns et les autres). D’autre part, que la sexualité hors mariage a toujours existé, pilule ou pas pilule, et que si elle connaît un relatif essor de nos jours, il est généralement admis que c’est pour des raisons plus sociologiques (passage à une société ouverte, urbanisation, déclin du contrôle social…) que techniques. Bref, oui, reconnaissons-le, il y a des causes implicites à cette encyclique. Pas la « haine du sexe », la « haine du plaisir », encore moins la « haine de la vie » (©Onfray & Nietzsche, 1870-2010, une affaire qui roule). Pas de « méconnaissance de la sexualité » (une confession vous prouvera que les prêtres sont en général de bon conseil en la matière). Mais des habitudes de pensée (en théologie morale notamment), un manque de confiance dans la liberté humaine, une immixtion parfois excessive dans les problèmes de conscience des fidèles concernés (en la matière, et étant bien entendu qu’on se situe, par définition en quelque sorte, au sein d’un couple marié composé d’un homme et d’une femme ayant à cœur de poursuivre les fins propres à leur union, il me semble que l’Église devrait se contenter de formuler des avis prudents et respectueux).

Je reviens sur l’habitude, prise au cours des siècles, de juger les actes sexuels individuellement, qui me semble particulièrement nuisible à la pertinence du jugement que porte l’Église dans ce domaine. Sur ce sujet je laisse le théologien allemand Karl Rahner poser d’excellentes questions : « Chaque acte conjugal concret, pris en lui-même et indépendamment de la vie conjugale, doit-il, et pour quelles raisons, être soumis à un jugement moral non équivoque ? Pourquoi la double signification de l’acte conjugal, comme témoignage d’amour et comme acte ouvert à la procréation, devrait-elle se retrouver à la fois dans chaque acte ? » (c’est dans À propos de Humanae Vitae, éditions de l’Épi, 1969 – le premier que la date fait sourire a un gage). Que chacun se penche sur son expérience personnelle de la chose et se demande s’il est possible de juger moralement chaque acte conjugal (ou présumé tel, bref), et si une approche plus globale n’aurait pas plus de sens. Il y a là une piste à creuser – elle a d’ailleurs déjà été bien entamée depuis 1969. Enfin, soyez patients. L’Église est une vieille dame. N’attendez pas de progrès, ça n’est pas le genre de la maison, mais des développements, des approfondissements, il y en aura sans doute. La théologie du corps de Jean Paul II date d’un quart de siècle à peine. Après tout, Humanae Vitae n’est qu’une « expression doctrinale réformable », comme l’écrivait ce cher vieux Rahner. J’espère que les quelques points de désaccord que vous pouvez avoir avec l’Église ne vous empêcheront pas d’apprécier les richesses qu’elle a à offrir, dans ce domaine, et dans beaucoup d’autres.

[NB 1 = Ce texte est rédigé sur un ton plutôt léger. C’est volontaire. Faites avec. Plus grave, ce texte donne par moments l’impression que l’auteur, du haut de ses vingt ans et quelques, juge sans complexe vingt siècles de tradition, des papes et des saints qui valent cent fois mieux que lui. Cette impression n’est pas fondée ; l’auteur lit une demi-encyclique et vingt pages de Sources chrétiennes tous les matins en prenant son café au lait, pour son édification personnelle, et a toujours respectueusement contemplé l’admirable travail de développement et de réinterprétation que l’Église a toujours su faire en matière de dogme et de morale. C’est précisément parce qu’il fait confiance à l’Église pour continuer ce travail qu’il se permet de suggérer quelques pistes.]

[NB 2 = Quant à Humanae Vitae, désolé pour tous ceux qui s’entêtent à justifier l’injustifiable (quand je dis injustifiable, je parle de l’interdiction stricte de l’usage de tout moyen de contraception « artificiel », il y a évidemment beaucoup de profit à retirer du reste de ce document). Je ne dis pas que Paul VI n’était pas inspiré par l’Esprit-Saint lorsqu’il a signé l’encyclique. Je dis qu’inspiré par l’Esprit Saint, il a commis une erreur d’appréciation – ou même qu’il a simplement péché par excès de prudence, face à une invention récente (l’interdiction vise principalement la pilule). À notre petite échelle, ça nous arrive tous les jours, charisme ou pas charisme. Comme l’écrivaient les évêques allemands dans une lettre pastorale de septembre 1967 : « Si nous comprenons notre foi dans l’esprit de l’Église et si nous nous efforçons constamment de l’approfondir, nous n’avons pas à renier une vérité à cause de notre foi catholique, ni à renier notre foi catholique à cause d’une vérité. »]

[NB 3 = Tableaux : L’Enfer de Jérôme Bosch, La Tentation de saint Antoine de Grünewald, David et Bethsabée de Cranach]

Les ex-voto de Notre-Dame des Victoires : best of

J’ai eu l’occasion de visiter ce midi la basilique Notre-Dame des Victoires, d’où ce palmarès.

***

Dans la catégorie ambiguïté :

Des enfants ont demandé à Marie le retour à Dieu de leur père.
Ils ont été exaucés.
1855

Tes père et mère honoreras afin de vivre longuement, qu’y disaient….

***

Dans la catégorie prospectus publicitaire :

Témoignage de reconnaissance à la Sainte Vierge
pour mon retour à Dieu le 25 mai 1855
Gustave Bizot artiste peintre
élève de M. M. Ingres et Hte Flandrin
et Berrias.

Remarquez, il aurait pu ajouter ses tarifs.

***

Dans la catégorie cercle vertueux :

En lisant le numéro 2204, ô Vierge Marie !
J’ai senti la confiance s’emparer de mon âme ;
moi aussi je vous priai pour mon frère
et vous l’avez sauvé
octobre 1863 W.C.

On pense immédiatement à un jeu de piste, genre « l’aventure dont vous êtes le héros », priez devant cet ex-voto, si vous êtes exaucés, allez au numéro 3281, sinon, retournez à la statue de sainte Thérèse, etc. Hum. Excusez. Vieux réflexe d’animateur d’aumônerie habitué à trouver l’élément ludique dans les endroits les plus austères.

***

Plus sérieusement, on observe à Notre-Dame des Victoires de très beaux témoignages de foi et d’espérance. Sur les murs, mais pas que.

Notre-Dame, tradis, rabbins et pleurs (ou presque)

Dimanche dernier, à Notre-Dame de Paris, un rabbin parisien, Rivon Krygier, était invité à donner une conférence de Carême par l’archidiocèse de Paris. Quelques dizaines de personnes ont perturbé son intervention, contraignant le rabbin à prononcer sa conférence depuis la sacristie. Qui sont les perturbateurs ? Des néo-païens vêtus de noir, adeptes de la cueillette du gui en forêt de Fontainebleau ? Des musulmans venus exiger que la cathédrale soit transformée en mosquée ? Des lesbiennes trotskystes hostiles au pape nazi et homophobe ?

Non. Les perturbateurs étaient des catholiques. Pas simplement baptisés, non, des catholiques pratiquants, tout ce qu’il y a de plus pratiquants. Traditionalistes (Civitas et le MJCF, deux associations liées à la Fraternité en question, ont ouvertement revendiqué leur geste). Ils ont perturbé l’intervention du rabbin en récitant le chapelet. J’ai appris cette nouvelle avec résignation, en me disant, « bons, ce sont les jeunes cons habituels ». Vous savez, ceux qui perturbent les séances de questions en fin de conférence en posant des questions n’ayant la plupart du temps rien à voir avec le sujet traité. Plusieurs personnes non suspectes de malveillance m’ont assuré qu’un certain mouvement de jeunesse proche de la Fraternité Saint-Pie-X encourageait vivement ses membres à se comporter ainsi, et allait jusqu’à donner des formations en ce sens. Je n’ose le croire.

Dans un premier temps, j’ai donc pris la chose avec philosophie. Malheureusement, curieux de nature et disposant de temps libre en raison d’une interruption de travail des principaux syndicats de la RATP, bref, j’ai été jeter un œil sur le Forum catholique (dont la majorité des participants sont de sensibilité catholique traditionaliste, avec des nuances, puisque certains critiquent l’action entreprise), où j’ai découvert un lien vers une vidéo de l’affaire. J’ai lancé ladite vidéo, qui dure un peu moins de deux minutes. Au bout d’une minute trente, j’étais au bord des larmes.

Pas pour le rabbin, non pas pour le rabbin. Je n’ai rien contre les rabbins, mais ce n’est pas pour le rabbin que j’aurais voulu pleurer. C’était pour le Je crois en Dieu, pour le Je vous salue Marie, pour le Christus vincit qui ont servi d’arme à nos joyeux perturbateurs. C’est que j’en ai récité, des Je vous salue Marie, des Je crois en Dieu. J’en ai chanté des Christus vincit. Mais jamais je n’aurais cru qu’on pouvait être assez stupide pour en faire des armes (ce n’est pas moi qui le dit, ce sont les auteurs de la vidéo, qui écrivent : « ils n’avaient ni armes, ni battes de baseball, simplement des chapelets »). Et contre qui ? Un rabbin ? Un rabbin menaçant pour la foi catholique ?

J’ai pris la peine de lire l’argumentation des militants catholiques en question. J’en reste muet. Mais comment peut-on, aujourd’hui (je ne dis pas il y a cent ans, je ne dis pas il y a cinq siècles, à l’époque, c’était l’air du temps et il aurait été impossible ou héroïque de ne pas le respirer), vivre sa foi chrétienne de cette manière ? Être catholique, ce n’est pas être en lutte contre les juifs, les musulmans, les athées and so on. Ces gens vous diront qu’ils luttent contre l’erreur et non contre ceux qui se trompent, argument très pauvre mais hélas très commun aujourd’hui. D’une part, l’erreur en matière religieuse est quelque chose d’assez difficile à définir, et si erreur il doit y avoir, il me semble que les plus graves ne sont pas celles des juifs ou des athées mais celles de ces perturbateurs.

D’autre part, l’erreur en tant que telle n’a aucun intérêt, elle n’a même pas d’existence réelle, il y a avant tout mon prochain, qui envisage Dieu, qui aime Dieu d’une certaine manière. Aimer son prochain, le considérer comme son frère, c’est être capable d’écouter ce qu’il a à dire, être capable au besoin (et qui pourrait nier que les chrétiens aient besoin d’entendre ce que les juifs ont à leur dire ?) de lui donner la parole, être capable de penser avec lui. [Il faudra que je revienne à l’occasion sur cette facilité rhétorique à laquelle l’Église a très souvent eu recours au long des siècles, sur le thème « nous détestons le péché mais nous aimons le pécheur », « nous détestons l’hérésie mais nous aimons l’hérétique », etc. ; le problème, c’est, pour parodier Joseph de Maistre, qu' »il n’y a point de péché dans le monde. J’ai vu dans ma vie des voleurs, des menteurs, des orgueilleux ; je sais même, grâce à Marcel Proust, qu’on peut être adultère ; mais quant au péché, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie; s’il existe, c’est bien à mon insu… »]

Pour finir, il y a un point sur lequel je ne suis absolument pas d’accord avec Mgr Jérôme Beau, qui affirme que les perturbateurs appartiennent « à un groupe qui n’a aucun lien avec l’Église catholique ». Ces personnes se disent catholiques. Elles assistent très régulièrement à une liturgie qui est toujours celle de l’Eglise – quelles que soient les problèmes canoniques que pose le statut de la Fraternité Saint-Pie X, celui de ses prêtres et de ses fidèles. Nous sommes en partie responsables de leurs actes, spirituellement, mais aussi très concrètement, historiquement. Nous devons assumer. J’ai eu l’occasion de m’intéresser à la façon dont la question traditionaliste a été prise en compte par l’Église, à tous les niveaux, notamment à la fin des années 60 et pendant les années 70, avant qu’on observe une certaine radicalisation au sein de cette tendance, et je tiens à le dire : là aussi, il y a de quoi pleurer.

Jésus crucifié (Hans Küng)

« Ce n’est pas en tant que ressuscité, glorifié, vivant, divin, mais en tant que crucifié, que Jésus-Christ se distingue, sans confusion possible, de la foule des dieux ressuscités, glorifiés et vivants, de la foule des fondateurs de religion, des césars, des génies et des héros divinisés qui ont marqué l’histoire universelle.

La croix n’est donc pas simplement un exemple et un modèle : elle est le principe, la force et la norme de la foi chrétienne, le véritable critère qui différencie radicalement cette foi et son seigneur sur le marché mondial des philosophies religieuses ou irréligieuses, des autres religions, idéologies ou utopies concurrentes. En même temps, la croix enracine la foi chrétienne dans la réalité de la vie concrète et de ses conflits. « Jésus est le seigneur » : telle est la plus ancienne et la plus concise des professions de foi chrétiennes.

Ainsi donc, c’est la croix qui démarque la foi chrétienne de l’incroyance et de la superstition. Certes, la croix est dans la lumière de la résurrection ; mais en même temps, la résurrection reste dans l’ombre de la croix. »

Hans Küng, Vingt propositions extraites d’Être chrétien, Seuil, 1979

Tu te souviens mon petit Hans ? C’était bien, le temps où tu écrivais des choses intéressantes au lieu de déblatérer à tort et à travers sur la pédophilie. Je sais, Rome et tonton Ratzinger n’ont pas toujours été très réglos avec toi… allez, fais un effort, pardonne à ceux qui t’ont offensé, et refais de la théologie…  ça vaudra mieux pour tout le monde…

Je signe des deux mains

J’ai choisi de me rattacher à la religion catholique en un temps où il n’y a plus de religion. Pourquoi donc ? Il me semble que je me détraquerais tout si j’essayais de faire autrement. Est-ce manque de veine personnelle ou enchantement invincible, mes pensées, ma conception du monde, mes passions ne peuvent s’ordonner que selon les directions catholiques. Mais ne puis-je me passer d’ordre ? ou du moins quitter l’ordre que je connais pour me jeter à l’aventure et en gagner un autre ? Aussitôt que je m’écarte, je m’épouvante.

D’ailleurs les système catholique est si vaste, si complet que chacun peut y trouver son orientation particulière. Je sais bien tout ce qu’il y a de latitudinaire dans cette vue qui, avouée, serait condamnée et que c’est assez hypocrite de profiter, à l’ombre du catholicisme, d’une liberté d’en sortir qu’on n’y trouve de nos jours que parce qu’elle a été imposée du dehors.

Pierre Drieu La Rochelle, Blèche, Gallimard, L’Imaginaire, 2008, p. 105-106

Pas son meilleur roman, sans doute, mais j’ai rarement autant adhéré à une phrase de lui qu’à celle mise en gras plus haut. Au passage, comme je crois que tous les romans de l’ami Pierrot me sont maintenant passés entre les mains, le petit top 5 arbitraire qui va bien :

1) L’homme à cheval
2) Le feu follet
3) Mémoires de Dirk Raspe (inachevé, le meilleur s’il l’avait fini, j’imagine)
4) Gilles
5) Les chiens de paille

En bonus, cette citation (librement adaptée d’après mes souvenirs) de Mme X., professeur des universités, spécialiste de l’histoire du sentiment et de la sexualité, pas franchement à droite, et c’est peu dire : « Non, franchement, Drieu, en plus, ses romans ne valent rien ; alors que Brasillach… ». (Je dirais l’inverse, mais passons…).

The Heart of the Matter

(Vous pouvez lire cet excellent roman de Graham Greene, mais ce qui suit n’a rien à voir).

« Depuis la Révolution française – accord final qui éclater au terme d’un long crescendo – l’Église vit essentiellement dans un dépassement d’elle-même. Détachée de cette base naturelle qu’était pour elle l’ordre social chrétien, sa relation au « monde » est plus polémique qu’organique. Il semble qu’elle n’ait pas seulement perdu le champ naturel où elle pouvait semer ses graines, mais aussi le sol nourricier où pouvait croître sa propre transcendance ; elle court le risque de perdre ses véritables attaches au monde, soit qu’elle se contente de prendre appui sur cette base qui est proprement la sienne – celle du sacrement et du ministère – et fuie ainsi hors du temps, soit qu’elle se laisse séduire par le temps lui-même et perde ainsi la force de réaliser la transcendance chrétienne dans une expérience dont nous avons vu qu’elle était une exposition, une extrapolation, un abandon de soi, un risque. »

Le chrétien Bernanos, Seuil, 1956, p. 272