L’Évangile n’est ni une politique, ni une morale

[…] La perversion a donc été de transformer l’Évangile en Loi pour prétendre répondre au défi porté à la Révélation par les explosion successives d’immoralité et de dérèglement éthique. Bien entendu, les chrétiens et l’Église ne pouvaient pas ne pas réagir contre ce déchaînement de violence, de sexualité, contre ces corruptions multiples, mais l’erreur a été de traiter cela sur le plan de la morale et du droit, au lieu de reprendre l’exemple de Paul : celui-ci remonte chaque fois de la question d’immoralité à la question spirituelle, il reprend l’essentiel de la révélation de Christ, et de là dérivent certains modèles de conduite, cohérents avec la foi ou avec l’amour. C’est ce que n’a plus fait l’Église. Elle s’est alors située au niveau même de tout le monde, elle a traité une affaire de morale sur le plan de la morale.

C’est la même erreur que commettent actuellement les théologiens dans les questions politiques ou sociales, au lieu de suivre le chemin montré par Paul (fidèle, très fidèle interprète de l’action de Jésus), ils se situent au niveau et sur le terrain de tout le monde. Une question politique doit être traitée en politique. Une question sociale, sur le terrain social, avec des interprétations, des remèdes politiques. C’est encore la transformation de l’Évangile en morale. Même erreur qu’au IVe siècle, qu’au VIe et au VIIe siècles, etc. Avec d’ailleurs le même comportement secondaire : une fois qu’on a prétendu donner une solution morale, politique, sociale, comme on est quand même chrétien, on y ajoute un petit badigeon de vocabulaire théologique et de références bibliques, à qui on fait dire n’importe quoi. Aujourd’hui, comme sous Constantin, la théologie vient après les prises de positions politiques ou moralistes, et pour légitimer la dénomination chrétienne. Avec ce cheminement, on fait du contenu de la foi une idéologie.

Jacques Ellul, La subversion du christianisme, p. 139-140

Une « morale » chrétienne ?

Je voulais écrire depuis longtemps un billet sur la morale en général… et il se trouve qu’il y a quelques jours, j’ai succombé à la tentation, me suis inscrit sur un forum et y ai pondu cinq ou six réponses dans un débat qui portait à l’origine… sur la contraception, once again. C’est écrit dans le feu du débat, ça manque de références et je réinvente l’eau chaude, je sais, mais voilà toujours quelques paragraphes.

[…]

Un gendarme vous demandera « Que faisiez-vous le 22 janvier entre 23 h 45 et 00 h 15 ? ». J’ose être à peu près sûr que Dieu ne vous posera jamais une question pareille. Dans le cas qui nous occupe : quand Dieu vous jugera, croyez-vous qu’il va vous dire : « Ah, de janvier 2006 à septembre 2008, entre vos deux premiers enfants et le petit dernier, vous avez utilisé la contraception, votre couple a donc exclu la procréation, vous n’étiez donc pas dans une relation d’amour authentique ! ». Soyons sérieux.

[…]

 

Votre position me semble dangereuse parce qu’elle mélange le christianisme avec des choses issues des cultures dans lesquelles le christianisme est né et s’est développé. Le christianisme a puisé de très bonnes choses dans ces cultures. Il y a aussi trouvé des  choses très nuisibles. La notion « d’acte intrinsèquement mauvais », qu’on retrouve encore dans le catéchisme de 1991, me semble faire partie des éléments à éliminer.

En fait, à la limite, peut-être qu’il y a des actes mauvais et des actes bons. Mais le problème éthique ne se pose pas en ces termes, pour un chrétien, la question n’est pas de savoir si un acte est bon ou mauvais. La question est de savoir quelle relation j’entretiens avec Dieu ; à partir de là, et à partir de là seulement, je peux m’intéresser au retentissement qu’ont mes actes sur cette relation. Cela a-t-il du sens de chercher à évaluer la relation que vous entretenez avec Dieu à chaque instant du jour et de la nuit, dans le moindre de vos actes ? Ce qui compte, c’est le mouvement général de l’âme : la conversion, si vous voulez.

S’il y a bien une tendance qu’on discerne dans l’Évangile en matière de morale, c’est la transition d’une morale qui sépare les actes purs et les actes impurs (celle de l’Ancien Testament, même si l’on y trouve déjà des éléments qui annoncent la suite) vers une « morale » (et je ne sais pas si l’on peut parler de morale à ce niveau-là) qui érige en seul critère la relation d’amour que nous entretenons avec Dieu et notre prochain.

C’est très embêtant, parce qu’à partir de là, il n’y a plus de morale objective, et même plus de morale à proprement parler. C’est très fragile, tout repose sur la liberté et la responsabilité de chacun, sur la façon qu’il a d’envisager Dieu et le prochain. Mais c’est ça, l’essence du christianisme. Cela dit, je comprends votre manière de présenter les choses : nous avons tous tendance, consciemment ou non, à revenir à la morale d’avant l’Évangile. C’est très humain, vous, moi, et même l’Église cédons souvent à la tentation. C’est tellement plus simple, n’est-ce pas ?

Le droit, très présent dans nos sociétés, imprègne également nos représentations : à chaque acte, une sanction prévue. Je regrette, je ne suis pas certain que Dieu pense en termes d’acte et de sanction [d’ailleurs Dieu ne pense pas, il se contente d’aimer, et il a bien raison]. Il faudrait probablement aller jusqu’à évacuer cette bonne vieille distinction entre le péché et la peine due au péché, qui semble là encore très imprégnée de justice humaine… Dieu est juste d’une manière dont nous n’avons aucune idée, et la seule chose qui nous donne une idée de Sa justice, c’est la mort du Christ sur la croix.

Les honnêtes gens ne mouillent pas à la grâce

Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C’est d’avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée.

On a vu les jeux incroyables de la grâce et les grâces incroyables de la grâce pénétrer une mauvaise âme et même une âme perverse et on a vu sauver ce qui paraissait perdu. Mais on n’a pas vu mouiller ce qui était verni, on n’a pas vu traverser ce qui était imperméable, on n’a pas vu tremper ce qui était habitué.

Les cures et les réussites et les sauvetages de la grâce sont merveilleux et on a vu gagner et on a vu sauver ce qui était (comme) perdu. Mais les pires détresses, mais les pires bassesses, les turpitudes et les crimes, mais le péché même sont souvent les défauts de l’armure de l’homme, les défauts de la cuirasse par où la grâce peut pénétrer dans la cuirasse de la dureté de l’homme. Mais sur cette inorganique cuirasse de l’habitude tout glisse, et tout glaive est émoussé.

Ou si l’on veut dans le mécanisme spirituel les pires détresses, bassesses, crimes, turpitudes, le péché même sont précisément les points d’articulation des leviers de la grâce. Par là elle travaille. Par là elle trouve le point qu’il y a dans tout homme pécheur. Par là elle appuie sur le point douloureux. On a vu sauver les plus grands criminels. Par leur crime même. Par le mécanisme, par l’articulation de leur crime. On n’a pas vu sauver les plus grands habitués par l’articulation de l’habitude, parce que précisément l’habitude est celle qui n’a pas d’articulation.

On peut faire beaucoup de choses. On ne peut pas mouiller un tissu qui est fait pour n’être pas mouillé. On peut y mettre autant d’eau que l’on voudra, car il ne s’agit point ici de quantité, il s’agit de contact. Il ne s’agit pas d’en mettre. Il s’agit que ça prenne ou que ça ne prenne pas. Il s’agit que ça entre ou que ça n’entre pas en un certain contact. C’est ce phénomène mystérieux que l’on nomme mouiller. […] Les honnêtes gens ne mouillent pas à la grâce. […]

C’est pour cela que rien n’est contraire à ce qu’on nomme (d’un nom un peu honteux) la religion comme ce qu’on nomme la morale. La morale enduit l’homme contre la grâce.

Et rien n’est aussi sot (puisque rien n’est aussi Louis-Philippe et aussi monsieur Thiers), que de mettre comme ça ensemble la morale et la religion. Rien n’est aussi niais. On peut presque dire au contraire que tout ce qui est pris par la grâce est pris sur la morale. Et que tout ce qui est gagné par la nommée morale, tout ce qui est recouvert par la nommée morale est en cela même recouvert de cet enduit que nous avons dit impénétrable à la grâce. […]

(Et j’en passe, vous savez comment est ce cher vieux Péguy : une fois qu’il a trouvé une idée, il la rumine dans tous les sens pendant dix pages… Vous lirez le reste dans la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, qu’on peut trouver dans le volume II des Œuvres en prose complètes de la Pléiade).

L’Église et la sexualité : pourquoi, comment ?

À l’occasion de la récente vague de révélations au sujet d’actes pédophiles commis par certains prêtres catholiques, une fois de plus, les médias ont mis en cause la vision chrétienne, et plus particulièrement catholique de la sexualité. Pour résumer, l’Église catholique verrait dans la sexualité quelque chose de dangereux, qu’il faudrait étroitement encadrer. Elle exigerait beaucoup trop de ses fidèles et de son clergé, en régissant strictement leur sexualité, voire en excluant qu’ils en aient une. Même l’union des corps de deux adultes mariés et consentants fait l’objet d’un certain nombre d’interdits, et ne serait envisagée qu’avec réserve et méfiance. Je n’aime pas beaucoup parler de ce sujet-là, pour deux principales raisons : 1) le discours sur la sexualité ne trouve son sens le plus profond que dans le cadre d’une communication entre les deux êtres qui comptent passer ou passent déjà de la théorie à la pratique : en dehors de ce cadre, on peut discourir autant qu’on veut, le jour où on se retrouve au pieu avec bobonne, ce sera probablement autre chose ; 2) il est extrêmement pénible pour un catholique d’être constamment sollicité sur ce sujet ; on a trop souvent l’impression d’être sommé de se justifier, ce qui est désagréable. Néanmoins, comme en quelques occasions on m’a suggéré de mettre par écrit deux-trois réflexions à ce sujet, voilà une réponse en trois temps (on ne se refait pas) au discours un peu sommaire qu’on entend généralement à propos de la sexualité telle que la conçoit l’Église catholique. Je ne cherche pas ici à justifier quoi que ce soit, j’essaie de donner rapidement quelques outils nécessaires à la compréhension des positions catholiques sur les questions sexuelles, de montrer que ces positions ont évolué et sont susceptibles d’évoluer.

La première est un cri du cœur : non, ça n’est pas ça du tout, vous n’y êtes pas. Jeune catholique, j’ai entendu des centaines de conférences, sermons, propos publics ou privés de prêtres et de personnes autorisées, portant sur la sexualité. Je dirais même que j’en ai entendu un petit peu trop – on ne peut pas le nier, si l’Église ne parle pas que de sexualité, de fait, aujourd’hui, elle parle beaucoup de sexualité – somme toute c’est assez logique, dans la mesure où l’on aborde ce sujet dans l’espace public beaucoup plus fréquemment qu’autrefois). Des traditionalistes bouchés à l’émeri aux progressistes frénétiques (en toute charité), dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, je crois avoir entendu des choses sensées, justes, équilibrées. Jean Paul II a beaucoup fait pour réhabiliter le corps et la sexualité, pour en donner une vision belle et profonde. Sans nécessairement aller jusqu’à parler de « liturgie de l’orgasme », comme l’a récemment fait un essayiste catholique, il est admis, dit et répété aujourd’hui dans l’Église catholique que la sexualité peut être quelque chose de beau, de bon, si elle est vécue dans l’authenticité, la sincérité, la fidélité, la vérité, etc. Pour mémoire, voilà ce que dit le Catéchisme de l’Église catholique : « La chasteté signifie l’intégration réussie de la sexualité dans la personne et par là l’unité intérieure de l’homme dans son être corporel et spirituel. La sexualité, en laquelle s’exprime l’appartenance de l’homme au monde corporel et biologique, devient personnelle et vraiment humaine lorsqu’elle est intégrée dans la relation de personne à personne, dans le don mutuel entier et temporellement illimité, de l’homme et de la femme. » Je ne crois pas me tromper en écrivant que 99 % des gens souhaiteraient, au fond du fond, que leur sexualité s’approche autant que possible de cette définition.

Dans un second temps, il faut bien reconnaître que l’Église catholique a longtemps eu, et a toujours dans une certaine mesure, un problème avec la sexualité. Il y a à cela de multiples bonnes raisons, j’en donne quelques unes en vrac : 1) les premiers chrétiens vivaient dans l’attente du retour imminent du Christ, il n’était donc pas vraiment urgent de développer une vision belle et profonde de la sexualité ; 2) de nombreux Pères de l’Église se convertissent ou découvrent l’ascèse après une vie nettement plus relâchée, ce qui les conduit souvent à envoyer la sexualité au diable avec le reste (à commencer par saint Augustin, qui écrit tout de même qu’on ne doit faire usage de l’acte charnel que pour avoir des enfants…) ; 3) plus généralement la sexualité est souvent perçue comme quelque chose d’effrayant, parce que dans son exercice, l’homme serait momentanément livré tout entier à l’empire du corps – ce qui n’est pas tout à faux, bien entendu ; 4) parce que ça n’est pas non plus tout à fait faux, par commodité, et parce que ça fait joli, le clergé tend à opposer abruptement plutôt qu’à distinguer de façon constructive amour charnel et amour spirituel ; « ceux qui aiment d’un amour charnel rougissent de l’avouer, parce qu’ils se couvrent eux-mêmes de honte et nuisent à ceux qui les entendent; mais ceux qui sont enflammés de l’amour spirituel ne le doivent point taire un moment », écrit par exemple saint Jean Chrysostome.

L’Église a, en conséquence, été amenée à écrire beaucoup de choses étranges au sujet de la sexualité, heureusement sans ériger son enseignement à ce sujet en dogme immuable. Il serait facile de faire ici un recueil de perles piochées ça et là, d’encyclique en manuel des confesseurs, de sermon en précis de théologie morale. Je ne compte pas m’y atteler – et je me permets de faire remarquer que les écrits d’une foule de philosophes, moralistes, biologistes et autres, tout ce qu’il y a de moins catholiques, prêtent tout autant à rire que les élucubrations de nos papes et docteurs. Voici tout de même quelques grandes lignes. 1) Tendance à restreindre l’usage de la sexualité à l’une des finalités que lui donne l’Église : la procréation. 2) D’où une tendance à juger moralement les actes sexuels un par un, en-dehors de tout contexte, sans appréhension globale de la sexualité dans le cadre de la vie du couple. 3) D’où une tendance à interdire les pratiques sexuelles non explicitement liées à la procréation. 4) Et plus largement, tendance à appréhender la sexualité sous l’angle d’un interdit global, avec des exceptions. Là encore, ça n’est pas exhaustif. (Tout de même, ceusses qui me lisent et qui comprennent trois mots de latin – oui, parce que les passages concernant la sexualité sont toujours en latin dans ce genre de bouquin, pour éviter de donner des idées au bas peuple – il faut aller lire les manuels de confesseurs des XVIIIe-XIXe siècles.)

Dans un troisième temps, tâchons de synthétiser. Que dire ? Prenons, au hasard (bon, pas tout à fait) l’encyclique Humanae Vitae. Je n’ai jamais rencontré un clerc ou un laïc autorisé qui soit capable de m’expliquer de manière satisfaisante pourquoi, nondidjou, il est permis de recourir aux périodes infécondes pour espacer les naissances, tandis qu’il est interdit de recourir aux moyens « artificiels » pour le même but. L’encyclique voit dans leur usage « une voie large et facile […] à l’infidélité conjugale et à l’abaissement général de la moralité ». Ou comment confondre allègrement causes, moyens et conséquences (ou pour dire les choses moins élégamment mais plus simplement : l’infidélité, l’immoralité, ça commence rarement par une capote). Les moyens artificiels seraient « une arme dangereuse […] aux mains d’autorités publiques peu soucieuses des exigences morales ». Bon, c’est bien gentil, mais si les autorités publiques sont peu soucieuses des exigences morales, et sont décidées, par exemple, à entreprendre une politique de stérilisation massive, il est peu probable qu’elles se soucient de l’avis de l’Église catholique. Le dernier argument est le plus curieux : il existerait « des limites infranchissables au pouvoir de l’homme sur son corps et sur ses fonctions ; limites que nul homme, qu’il soit simple particulier ou revêtu d’autorité, n’a le droit d’enfreindre. » Sans doute. Mais en l’occurrence, le couple veut simplement espacer les naissances dans le cadre d’une paternité généreuse et responsable : la fin visée est donc bonne. Le moyen n’est pas mauvais en lui-même : nous prenons tous des médicaments qui modifient le fonctionnement de notre corps tout autant, sinon plus que ne le fait une pilule contraceptive. Où est donc le problème ?

Qu’on pointe du doigt les risques que présente l’usage des moyens artificiels de contrôle des naissances, c’est bien entendu : tout le monde comprend qu’en usant de tels procédés, à long terme, on pourrait en venir à dissocier les deux finalités du mariage, ou même à ne plus voir en l’autre qu’un instrument au service de son propre plaisir, etc. ; tout le monde comprend que ces petites inventions facilitent l’épanouissement de la sexualité hors mariage. Je ferai néanmoins respectueusement remarquer au pape, d’une part, que les couples n’ont pas attendu l’invention de la pilule et du préservatif pour connaître ce genre de problèmes (et à ce jour, je ne suis pas certain qu’on ait pu prouver une quelconque corrélation entre les uns et les autres). D’autre part, que la sexualité hors mariage a toujours existé, pilule ou pas pilule, et que si elle connaît un relatif essor de nos jours, il est généralement admis que c’est pour des raisons plus sociologiques (passage à une société ouverte, urbanisation, déclin du contrôle social…) que techniques. Bref, oui, reconnaissons-le, il y a des causes implicites à cette encyclique. Pas la « haine du sexe », la « haine du plaisir », encore moins la « haine de la vie » (©Onfray & Nietzsche, 1870-2010, une affaire qui roule). Pas de « méconnaissance de la sexualité » (une confession vous prouvera que les prêtres sont en général de bon conseil en la matière). Mais des habitudes de pensée (en théologie morale notamment), un manque de confiance dans la liberté humaine, une immixtion parfois excessive dans les problèmes de conscience des fidèles concernés (en la matière, et étant bien entendu qu’on se situe, par définition en quelque sorte, au sein d’un couple marié composé d’un homme et d’une femme ayant à cœur de poursuivre les fins propres à leur union, il me semble que l’Église devrait se contenter de formuler des avis prudents et respectueux).

Je reviens sur l’habitude, prise au cours des siècles, de juger les actes sexuels individuellement, qui me semble particulièrement nuisible à la pertinence du jugement que porte l’Église dans ce domaine. Sur ce sujet je laisse le théologien allemand Karl Rahner poser d’excellentes questions : « Chaque acte conjugal concret, pris en lui-même et indépendamment de la vie conjugale, doit-il, et pour quelles raisons, être soumis à un jugement moral non équivoque ? Pourquoi la double signification de l’acte conjugal, comme témoignage d’amour et comme acte ouvert à la procréation, devrait-elle se retrouver à la fois dans chaque acte ? » (c’est dans À propos de Humanae Vitae, éditions de l’Épi, 1969 – le premier que la date fait sourire a un gage). Que chacun se penche sur son expérience personnelle de la chose et se demande s’il est possible de juger moralement chaque acte conjugal (ou présumé tel, bref), et si une approche plus globale n’aurait pas plus de sens. Il y a là une piste à creuser – elle a d’ailleurs déjà été bien entamée depuis 1969. Enfin, soyez patients. L’Église est une vieille dame. N’attendez pas de progrès, ça n’est pas le genre de la maison, mais des développements, des approfondissements, il y en aura sans doute. La théologie du corps de Jean Paul II date d’un quart de siècle à peine. Après tout, Humanae Vitae n’est qu’une « expression doctrinale réformable », comme l’écrivait ce cher vieux Rahner. J’espère que les quelques points de désaccord que vous pouvez avoir avec l’Église ne vous empêcheront pas d’apprécier les richesses qu’elle a à offrir, dans ce domaine, et dans beaucoup d’autres.

[NB 1 = Ce texte est rédigé sur un ton plutôt léger. C’est volontaire. Faites avec. Plus grave, ce texte donne par moments l’impression que l’auteur, du haut de ses vingt ans et quelques, juge sans complexe vingt siècles de tradition, des papes et des saints qui valent cent fois mieux que lui. Cette impression n’est pas fondée ; l’auteur lit une demi-encyclique et vingt pages de Sources chrétiennes tous les matins en prenant son café au lait, pour son édification personnelle, et a toujours respectueusement contemplé l’admirable travail de développement et de réinterprétation que l’Église a toujours su faire en matière de dogme et de morale. C’est précisément parce qu’il fait confiance à l’Église pour continuer ce travail qu’il se permet de suggérer quelques pistes.]

[NB 2 = Quant à Humanae Vitae, désolé pour tous ceux qui s’entêtent à justifier l’injustifiable (quand je dis injustifiable, je parle de l’interdiction stricte de l’usage de tout moyen de contraception « artificiel », il y a évidemment beaucoup de profit à retirer du reste de ce document). Je ne dis pas que Paul VI n’était pas inspiré par l’Esprit-Saint lorsqu’il a signé l’encyclique. Je dis qu’inspiré par l’Esprit Saint, il a commis une erreur d’appréciation – ou même qu’il a simplement péché par excès de prudence, face à une invention récente (l’interdiction vise principalement la pilule). À notre petite échelle, ça nous arrive tous les jours, charisme ou pas charisme. Comme l’écrivaient les évêques allemands dans une lettre pastorale de septembre 1967 : « Si nous comprenons notre foi dans l’esprit de l’Église et si nous nous efforçons constamment de l’approfondir, nous n’avons pas à renier une vérité à cause de notre foi catholique, ni à renier notre foi catholique à cause d’une vérité. »]

[NB 3 = Tableaux : L’Enfer de Jérôme Bosch, La Tentation de saint Antoine de Grünewald, David et Bethsabée de Cranach]