Prépa-rez vos mouchoirs

Le Monde nous inflige le marronnier annuel sur les classes préparatoires, qui seraient, si l’on en croit une tribune de Marie Desplechin, des bagnes où les futures zélites-de-la-nation seraient formées dans le sang et les larmes. Je ne vais pas m’amuser à reprendre l’une après l’autre ses affirmations pour les démonter, mais je tiens simplement à apporter un témoignage.

J’ai passé deux ans en classes préparatoires littéraires (hypokhâgne-khâgne), dans un lycée de niveau moyen – de ceux dans lesquels un élève intègre de temps en temps une école normale supérieure. Il se trouve que j’ai été un des élèves en question, ce qui, j’en conviens, biaise mon témoignage. D’autre part, les classes préparatoires littéraires sont très différentes des autres (horaires moins lourds, échouer au concours est le destin quasi-général, etc.), et ce que j’écris ici ne saurait s’appliquer aux classes économiques et scientifiques.

Sur le volet « social » : j’ai conscience d’appartenir à un milieu privilégié (pas au sens où nous roulions particulièrement sur l’or, famille nombreuse oblige, mais au sens où il y avait plusieurs centaines de livres à la maison, ce qui n’est pas le cas de 90 % des foyers français, ce que beaucoup ont tendance à oublier) ; mes parents ont néanmoins toujours suivi de très loin mes études, ne m’ont jamais poussé dans telle ou telle direction, et ma scolarité comme interne en classe préparatoire leur a coûté 2 000 euros par an, tout compris. J’avais postulé en classe préparatoire sur la suggestion de mes professeurs de lycée, et j’ignorais absolument ce qu’étaient les écoles normales supérieures en entrant en hypokhâgne.

En classe préparatoire littéraire « lettres et sciences humaines », on suit environ vingt-cinq heures de cours par semaine. Ce n’est pas exténuant. On considère en général que chaque heure de travail en classe en appelle une autre de travail personnel. Nous arrivons à cinquante heures. Quelques lectures personnelles sont attendues. Disons en moyenne soixante heures de travail par semaine, dont vingt-cinq consacrées à écouter, vingt autres à lire – oui, à lire – et quinze à rédiger des exercices en tout genre (dissertations, versions, thèmes, exposés). Le tout, sur des sujets auxquels une personne qui a choisi de son plein gré le cursus en question n’est pas a priori hermétiquement fermée (les adjectifs chez Mallarmé, les révoltes paysannes au XIXe siècle, Woolf et Tacite en version originale, etc.).

J’aurais quelques réserves à émettre sur la qualité de l’enseignement qui nous a été prodigué : du professeur d’histoire qui lisait un manuel en cours à celui de géographie qui rendait les copies au compte-goutte deux mois après leur rédaction, en passant par le professeur de lettres qui jouait excessivement sur l’affectif (et m’avait tranquillement affirmé que je n’avais aucune chance d’intégrer normale), celui de philosophie qui traitait sereinement un dixième du programme (j’ai quelque part cent vingt pages de cours sur le corps chez Descartes et Spinoza, qui n’auraient pas déparé un séminaire de faculté, mais n’étaient probablement pas à leur place en classe préparatoire…), et celui de latin, dont, par respect et par discrétion, je ne dirai rien.

Et aussi des louanges : un professeur de lettres dilettante qui avait cependant trouvé le moyen de nous faire traverser toute l’histoire de la littérature française au cours de l’année d’hypokhâgne, un professeur d’histoire très impliqué qui donnait d’excellents conseils de méthode, ou un professeur d’anglais exigeant, auquel j’allais jusqu’à demander du travail supplémentaire (traduire Huxley, peut-on rêver mieux pour ses vacances de Noël ?). J’ai trouvé le moyen de me brouiller avec la moitié d’entre eux au moins, en raison, je crois, de ma fâcheuse tendance à jouer les porte-parole en temps de crise, mais au fond, qu’importe ? Et d’autre part, beaucoup de lectures personnelles – je dirais quatre ou cinq livres par semaine, CDI et bibliothèque municipale étaient mis au pillage.

Le fait que le concours m’ait souri incite le lecteur à la méfiance, j’en ai bien conscience. Mais pour ce que j’en sais, la plupart de mes condisciples ne regrettent pas leur passage en classe préparatoire. Ils ont tous fini par trouver leur voie, de l’enseignement (beaucoup de professeurs de français et d’histoire-géographie) à la recherche et au journalisme, en passant par la couverture (oui, poser des ardoises), la diplomatie, l’édition, le conseil et l’archéologie. Aucun ne s’est suicidé – j’ai eu connaissance d’une ou deux tentatives manquées, liées, pour ce que j’en sais, à des déboires sentimentaux, ce qui n’a rien d’extravagant à l’âge que nous avions. Aucun n’est alcoolique ou cannabinomane. Je me souviens que nous étions tous très différents, tant en termes de caractère que d’origine sociale ou de sensibilité littéraire, politique ou philosophique ; les échanges en étaient d’autant plus féconds – mais parfois, j’en conviens, inexistants. La classe préparatoire ne nous a pas coulés dans un moule uniforme.

Cela a été plus dur pour certains que pour d’autres. Être l’élève le plus prometteur de son lycée de banlieue, et se retrouver en queue de peloton en début d’année avec des cinq à la pelle, c’est une expérience difficile, personne ne le nie. Personne n’a jamais prétendu qu’hors les classes préparatoires, point de salut. Ajoutons qu’il est toujours possible de rejoindre les bancs de l’université en cours de route, sans perte de temps, grâce au système d’équivalences, qui fonctionne, me suis-je laissé dire, de mieux en mieux.

Nous avons manqué d’autres choses. Sans doute. C’était un choix à faire, que je ne regrette pas. Mais il y avait une bonne cohésion d’ensemble, surtout parmi les internes : à quelques exceptions près, on se serrait les coudes. Certains sont devenus de très bons amis. Ces nuits où les premiers se couchaient à minuit, les derniers à six heures du matin, parce qu’il fallait rendre une dissertation le lendemain, c’était plutôt un défi qu’une vexation imposée par un sergent Hartman sur estrade. On rédigeait entre minuit et six heures du matin parce qu’on avait procrastiné entre dix-huit heures et minuit. Et le temps n’a pas manqué par la suite pour les voyages, la musique, les amours…

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Plus généralement, je suis personnellement favorable au maintien du système classes-préparatoires-grandes-écoles, avec quelques aménagements – en particulier une meilleure information des lycéens, et un effort sur la qualité des aliments servis à la cantine (parents, munissez vos enfants de bouilloires et de soupes Royco). Ne cassons pas ce qui marche pour réparer quelque chose qui ne marche pas (les premières années d’université, du moins dans les disciplines littéraires). Les vrais problèmes sont ailleurs : dégradation du système d’enseignement primaire et secondaire, et surtout surinvestissement des parents dans l’éducation de leurs enfants ; foutez-leur la paix, s’ils veulent passer deux ans à se cultiver et à apprendre à écrire (ou à compter) dans un cadre favorable, qu’ils y aillent, s’ils veulent faire autre chose, ils apprendront tout aussi bien ailleurs ce qu’il leur faut apprendre. Si je devais citer une raison de ma réussite en classe préparatoire : le fait que mes parents n’aient jamais accordé la moindre importance à mes résultats scolaires. Je ne leur parlais pas de mes notes, bonnes ou mauvaises (et il y en a eu de mauvaises, surtout au début, et en fin de deuxième année, où je ne terminais qu’un devoir sur deux, parce que j’estimais avoir mieux à faire – lire pour mon compte personnel, notamment). Ils m’envoyaient des colis de Nuts, et, j’insiste là-dessus, me foutaient la paix. Que les parents qui ont contraint leurs enfants à faire deux heures de travail scolaire par jour « pour leur bien » à partir de la sixième ne s’étonnent pas du résultat et aillent brûler en enfer.

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Sur le même sujet, billet et commentaires intéressants chez David Monniaux.

À la dérive

Academically Adrift (ce qui, en français, donnerait quelque chose comme L’Enseignement supérieur à la dérive), c’est le titre d’un essai à succès (sorti le 15 janvier, épuisé dix jours après sur Amazon) récemment paru outre-Atlantique. Deux sociologues, Richard Arum (Université de New York) et Josipa Roksa (Université de Virginie), ont suivi le parcours de 2 300 étudiants pendant leurs quatre premières années d’études supérieures, notamment en évaluant leurs compétences au début et au terme de ce parcours. Il y a eu une dépêche AFP à ce sujet, mais les médias francophones ne se sont, semble-t-il, pas rués dessus. Google News ne m’indique qu’une reprise de la dépêche par un site d’actualité suisse.

Le dôme du Rocher ? Non, l’Université Columbia.

Voici donc les conclusions de cette étude, livrées pour la première fois au public francophone. Tonnez, canons, battez, tambours. Je les traduis presque mot à mot d’un article de chronicle.com.

1) En quatre ans d’études supérieures, 45 % des étudiants n’ont pas fait de progrès significatifs (mesurables par les tests auxquels ils ont été soumis) en matière d’esprit critique, de raisonnement complexe, et de compétences rédactionnelles.

2) En quatre ans d’études supérieures, 36 % des étudiants n’ont fait aucun progrès significatif en matière de capacités d’apprentissage.

3) En fin de parcours, moins de la moitié des étudiants avaient rédigé un mémoire de plus de vingt pages au cours du semestre précédent (au niveau de la maîtrise/master 1, donc).

4) Les étudiants consacrent en moyenne 16 % de leur temps à leurs études supérieures, soit, pour la majorité d’entre eux, moins de 30 heures par semaine.

5) Les recherches effectuées au cours des dernières décennies laissent penser qu’il y a eu une dégradation marquée des efforts fournis à l’université, ainsi que des facultés d’apprentissage des étudiants.

6) En matière d’esprit critique, de raisonnement complexe et de compétences rédactionnelles, les étudiants qui ont choisi les filières « classiques » (ce qu’on appelle encore arts libéraux dans le monde anglo-saxon : littérature, langues, philosophie, histoire, mathématiques, sciences avec une dominante théorique) font des progrès significativement supérieurs à ceux réalisés par les étudiants des autres filières (commerciales notamment).

7) 35 % des étudiants passent moins de cinq heures par semaine à étudier seuls. La moyenne pour l’ensemble des étudiants se trouve au-dessous de neuf heures. Le travail de groupe s’effectue dans des conditions peu propices à l’apprentissage, de l’aveu même des étudiants (salle avec télévision allumée, etc.).

Bien sûr, on peut se demander s’il est réellement pertinent de mesurer l’esprit critique, les facultés de raisonnement et les compétences rédactionnelles d’un étudiant au moyen de tests standardisés. On peut aussi estimer que l’échantillon n’est pas représentatif ; mais ces limites sont celles de toute enquête sociologique.

Néanmoins, que déduire de tout cela ? Les critiques se concentrent autour de l’évolution récente des méthodes employées dans l’enseignement supérieur (en vrac, recours plus fréquent au travail de groupe, déclin des filières classiques et succès croissant des cursus « professionnels », évaluation de la « participation » ou de l' »engagement » des étudiants, et non de productions écrites ou de performances orales codifiées). Allons plus loin.

Maîîîîîître !

Ayant récemment découvert les réflexions d’Ivan Illich sur cette question (v. Une société sans école), je mettrais plutôt l’accent sur le caractère quasi-religieux de l’investissement en éducation dans les sociétés occidentales. Quand une famille s’endette pour payer une école de commerce à l’un de ses rejetons, quand un État consacre 21 % de son budget à l’enseignement primaire et secondaire, au fond, il n’est pas question de transmettre des compétences ou des savoirs, de former des adultes responsables ou des travailleurs durs à la tâche. C’est une destruction volontaire de ressources, destinée à attirer la faveur des dieux ; bref, un sacrifice.

D’ailleurs, à quoi rime cette économie de la connaissance dont on nous rebat les oreilles ? En somme, nous autres Européens serions les lévites de l’humanité élue, les grands-prêtres du culte du diplôme ? Nous sommes passés du salut par la croix à la croissance par la connaissance. Faut-il appeler cela un progrès ?

J’en prends le pari : dans quelques millénaires, un nouveau Paul Veyne écrira un brillant essai intitulé Les Occidentaux croyaient-ils à leur système scolaire ?