Beaucoup plus que des semences

« Le substrat chrétien de certains peuples – surtout occidentaux – est une réalité vivante. Nous trouvons là, surtout chez les personnes qui sont dans le besoin, une réserve morale qui garde les valeurs d’un authentique humanisme chrétien. Un regard de foi sur la réalité ne peut oublier de reconnaître ce que sème l’Esprit Saint. Cela signifierait ne pas avoir confiance dans son action libre et généreuse, penser qu’il n’y a pas d’authentiques valeurs chrétiennes là où une grande partie de la population a reçu le Baptême et exprime sa foi et sa solidarité fraternelle de multiples manières. Il faut reconnaître là beaucoup plus que des « semences du Verbe », étant donné qu’il s’agit d’une foi catholique authentique avec des modalités propres d’expressions et d’appartenance à l’Église. Il n’est pas bien d’ignorer l’importance décisive que revêt une culture marquée par la foi, parce que cette culture évangélisée, au-delà de ses limites, a beaucoup plus de ressources qu’une simple somme de croyants placés devant les attaques du sécularisme actuel. Une culture populaire évangélisée contient des valeurs de foi et de solidarité qui peuvent provoquer le développement d’une société plus juste et croyante, et possède une sagesse propre qu’il faut savoir reconnaître avec un regard plein de reconnaissance. »

François, exhortation apostolique Evangelii Gaudium, novembre 2013.

L’Église et la sexualité : pourquoi, comment ?

À l’occasion de la récente vague de révélations au sujet d’actes pédophiles commis par certains prêtres catholiques, une fois de plus, les médias ont mis en cause la vision chrétienne, et plus particulièrement catholique de la sexualité. Pour résumer, l’Église catholique verrait dans la sexualité quelque chose de dangereux, qu’il faudrait étroitement encadrer. Elle exigerait beaucoup trop de ses fidèles et de son clergé, en régissant strictement leur sexualité, voire en excluant qu’ils en aient une. Même l’union des corps de deux adultes mariés et consentants fait l’objet d’un certain nombre d’interdits, et ne serait envisagée qu’avec réserve et méfiance. Je n’aime pas beaucoup parler de ce sujet-là, pour deux principales raisons : 1) le discours sur la sexualité ne trouve son sens le plus profond que dans le cadre d’une communication entre les deux êtres qui comptent passer ou passent déjà de la théorie à la pratique : en dehors de ce cadre, on peut discourir autant qu’on veut, le jour où on se retrouve au pieu avec bobonne, ce sera probablement autre chose ; 2) il est extrêmement pénible pour un catholique d’être constamment sollicité sur ce sujet ; on a trop souvent l’impression d’être sommé de se justifier, ce qui est désagréable. Néanmoins, comme en quelques occasions on m’a suggéré de mettre par écrit deux-trois réflexions à ce sujet, voilà une réponse en trois temps (on ne se refait pas) au discours un peu sommaire qu’on entend généralement à propos de la sexualité telle que la conçoit l’Église catholique. Je ne cherche pas ici à justifier quoi que ce soit, j’essaie de donner rapidement quelques outils nécessaires à la compréhension des positions catholiques sur les questions sexuelles, de montrer que ces positions ont évolué et sont susceptibles d’évoluer.

La première est un cri du cœur : non, ça n’est pas ça du tout, vous n’y êtes pas. Jeune catholique, j’ai entendu des centaines de conférences, sermons, propos publics ou privés de prêtres et de personnes autorisées, portant sur la sexualité. Je dirais même que j’en ai entendu un petit peu trop – on ne peut pas le nier, si l’Église ne parle pas que de sexualité, de fait, aujourd’hui, elle parle beaucoup de sexualité – somme toute c’est assez logique, dans la mesure où l’on aborde ce sujet dans l’espace public beaucoup plus fréquemment qu’autrefois). Des traditionalistes bouchés à l’émeri aux progressistes frénétiques (en toute charité), dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, je crois avoir entendu des choses sensées, justes, équilibrées. Jean Paul II a beaucoup fait pour réhabiliter le corps et la sexualité, pour en donner une vision belle et profonde. Sans nécessairement aller jusqu’à parler de « liturgie de l’orgasme », comme l’a récemment fait un essayiste catholique, il est admis, dit et répété aujourd’hui dans l’Église catholique que la sexualité peut être quelque chose de beau, de bon, si elle est vécue dans l’authenticité, la sincérité, la fidélité, la vérité, etc. Pour mémoire, voilà ce que dit le Catéchisme de l’Église catholique : « La chasteté signifie l’intégration réussie de la sexualité dans la personne et par là l’unité intérieure de l’homme dans son être corporel et spirituel. La sexualité, en laquelle s’exprime l’appartenance de l’homme au monde corporel et biologique, devient personnelle et vraiment humaine lorsqu’elle est intégrée dans la relation de personne à personne, dans le don mutuel entier et temporellement illimité, de l’homme et de la femme. » Je ne crois pas me tromper en écrivant que 99 % des gens souhaiteraient, au fond du fond, que leur sexualité s’approche autant que possible de cette définition.

Dans un second temps, il faut bien reconnaître que l’Église catholique a longtemps eu, et a toujours dans une certaine mesure, un problème avec la sexualité. Il y a à cela de multiples bonnes raisons, j’en donne quelques unes en vrac : 1) les premiers chrétiens vivaient dans l’attente du retour imminent du Christ, il n’était donc pas vraiment urgent de développer une vision belle et profonde de la sexualité ; 2) de nombreux Pères de l’Église se convertissent ou découvrent l’ascèse après une vie nettement plus relâchée, ce qui les conduit souvent à envoyer la sexualité au diable avec le reste (à commencer par saint Augustin, qui écrit tout de même qu’on ne doit faire usage de l’acte charnel que pour avoir des enfants…) ; 3) plus généralement la sexualité est souvent perçue comme quelque chose d’effrayant, parce que dans son exercice, l’homme serait momentanément livré tout entier à l’empire du corps – ce qui n’est pas tout à faux, bien entendu ; 4) parce que ça n’est pas non plus tout à fait faux, par commodité, et parce que ça fait joli, le clergé tend à opposer abruptement plutôt qu’à distinguer de façon constructive amour charnel et amour spirituel ; « ceux qui aiment d’un amour charnel rougissent de l’avouer, parce qu’ils se couvrent eux-mêmes de honte et nuisent à ceux qui les entendent; mais ceux qui sont enflammés de l’amour spirituel ne le doivent point taire un moment », écrit par exemple saint Jean Chrysostome.

L’Église a, en conséquence, été amenée à écrire beaucoup de choses étranges au sujet de la sexualité, heureusement sans ériger son enseignement à ce sujet en dogme immuable. Il serait facile de faire ici un recueil de perles piochées ça et là, d’encyclique en manuel des confesseurs, de sermon en précis de théologie morale. Je ne compte pas m’y atteler – et je me permets de faire remarquer que les écrits d’une foule de philosophes, moralistes, biologistes et autres, tout ce qu’il y a de moins catholiques, prêtent tout autant à rire que les élucubrations de nos papes et docteurs. Voici tout de même quelques grandes lignes. 1) Tendance à restreindre l’usage de la sexualité à l’une des finalités que lui donne l’Église : la procréation. 2) D’où une tendance à juger moralement les actes sexuels un par un, en-dehors de tout contexte, sans appréhension globale de la sexualité dans le cadre de la vie du couple. 3) D’où une tendance à interdire les pratiques sexuelles non explicitement liées à la procréation. 4) Et plus largement, tendance à appréhender la sexualité sous l’angle d’un interdit global, avec des exceptions. Là encore, ça n’est pas exhaustif. (Tout de même, ceusses qui me lisent et qui comprennent trois mots de latin – oui, parce que les passages concernant la sexualité sont toujours en latin dans ce genre de bouquin, pour éviter de donner des idées au bas peuple – il faut aller lire les manuels de confesseurs des XVIIIe-XIXe siècles.)

Dans un troisième temps, tâchons de synthétiser. Que dire ? Prenons, au hasard (bon, pas tout à fait) l’encyclique Humanae Vitae. Je n’ai jamais rencontré un clerc ou un laïc autorisé qui soit capable de m’expliquer de manière satisfaisante pourquoi, nondidjou, il est permis de recourir aux périodes infécondes pour espacer les naissances, tandis qu’il est interdit de recourir aux moyens « artificiels » pour le même but. L’encyclique voit dans leur usage « une voie large et facile […] à l’infidélité conjugale et à l’abaissement général de la moralité ». Ou comment confondre allègrement causes, moyens et conséquences (ou pour dire les choses moins élégamment mais plus simplement : l’infidélité, l’immoralité, ça commence rarement par une capote). Les moyens artificiels seraient « une arme dangereuse […] aux mains d’autorités publiques peu soucieuses des exigences morales ». Bon, c’est bien gentil, mais si les autorités publiques sont peu soucieuses des exigences morales, et sont décidées, par exemple, à entreprendre une politique de stérilisation massive, il est peu probable qu’elles se soucient de l’avis de l’Église catholique. Le dernier argument est le plus curieux : il existerait « des limites infranchissables au pouvoir de l’homme sur son corps et sur ses fonctions ; limites que nul homme, qu’il soit simple particulier ou revêtu d’autorité, n’a le droit d’enfreindre. » Sans doute. Mais en l’occurrence, le couple veut simplement espacer les naissances dans le cadre d’une paternité généreuse et responsable : la fin visée est donc bonne. Le moyen n’est pas mauvais en lui-même : nous prenons tous des médicaments qui modifient le fonctionnement de notre corps tout autant, sinon plus que ne le fait une pilule contraceptive. Où est donc le problème ?

Qu’on pointe du doigt les risques que présente l’usage des moyens artificiels de contrôle des naissances, c’est bien entendu : tout le monde comprend qu’en usant de tels procédés, à long terme, on pourrait en venir à dissocier les deux finalités du mariage, ou même à ne plus voir en l’autre qu’un instrument au service de son propre plaisir, etc. ; tout le monde comprend que ces petites inventions facilitent l’épanouissement de la sexualité hors mariage. Je ferai néanmoins respectueusement remarquer au pape, d’une part, que les couples n’ont pas attendu l’invention de la pilule et du préservatif pour connaître ce genre de problèmes (et à ce jour, je ne suis pas certain qu’on ait pu prouver une quelconque corrélation entre les uns et les autres). D’autre part, que la sexualité hors mariage a toujours existé, pilule ou pas pilule, et que si elle connaît un relatif essor de nos jours, il est généralement admis que c’est pour des raisons plus sociologiques (passage à une société ouverte, urbanisation, déclin du contrôle social…) que techniques. Bref, oui, reconnaissons-le, il y a des causes implicites à cette encyclique. Pas la « haine du sexe », la « haine du plaisir », encore moins la « haine de la vie » (©Onfray & Nietzsche, 1870-2010, une affaire qui roule). Pas de « méconnaissance de la sexualité » (une confession vous prouvera que les prêtres sont en général de bon conseil en la matière). Mais des habitudes de pensée (en théologie morale notamment), un manque de confiance dans la liberté humaine, une immixtion parfois excessive dans les problèmes de conscience des fidèles concernés (en la matière, et étant bien entendu qu’on se situe, par définition en quelque sorte, au sein d’un couple marié composé d’un homme et d’une femme ayant à cœur de poursuivre les fins propres à leur union, il me semble que l’Église devrait se contenter de formuler des avis prudents et respectueux).

Je reviens sur l’habitude, prise au cours des siècles, de juger les actes sexuels individuellement, qui me semble particulièrement nuisible à la pertinence du jugement que porte l’Église dans ce domaine. Sur ce sujet je laisse le théologien allemand Karl Rahner poser d’excellentes questions : « Chaque acte conjugal concret, pris en lui-même et indépendamment de la vie conjugale, doit-il, et pour quelles raisons, être soumis à un jugement moral non équivoque ? Pourquoi la double signification de l’acte conjugal, comme témoignage d’amour et comme acte ouvert à la procréation, devrait-elle se retrouver à la fois dans chaque acte ? » (c’est dans À propos de Humanae Vitae, éditions de l’Épi, 1969 – le premier que la date fait sourire a un gage). Que chacun se penche sur son expérience personnelle de la chose et se demande s’il est possible de juger moralement chaque acte conjugal (ou présumé tel, bref), et si une approche plus globale n’aurait pas plus de sens. Il y a là une piste à creuser – elle a d’ailleurs déjà été bien entamée depuis 1969. Enfin, soyez patients. L’Église est une vieille dame. N’attendez pas de progrès, ça n’est pas le genre de la maison, mais des développements, des approfondissements, il y en aura sans doute. La théologie du corps de Jean Paul II date d’un quart de siècle à peine. Après tout, Humanae Vitae n’est qu’une « expression doctrinale réformable », comme l’écrivait ce cher vieux Rahner. J’espère que les quelques points de désaccord que vous pouvez avoir avec l’Église ne vous empêcheront pas d’apprécier les richesses qu’elle a à offrir, dans ce domaine, et dans beaucoup d’autres.

[NB 1 = Ce texte est rédigé sur un ton plutôt léger. C’est volontaire. Faites avec. Plus grave, ce texte donne par moments l’impression que l’auteur, du haut de ses vingt ans et quelques, juge sans complexe vingt siècles de tradition, des papes et des saints qui valent cent fois mieux que lui. Cette impression n’est pas fondée ; l’auteur lit une demi-encyclique et vingt pages de Sources chrétiennes tous les matins en prenant son café au lait, pour son édification personnelle, et a toujours respectueusement contemplé l’admirable travail de développement et de réinterprétation que l’Église a toujours su faire en matière de dogme et de morale. C’est précisément parce qu’il fait confiance à l’Église pour continuer ce travail qu’il se permet de suggérer quelques pistes.]

[NB 2 = Quant à Humanae Vitae, désolé pour tous ceux qui s’entêtent à justifier l’injustifiable (quand je dis injustifiable, je parle de l’interdiction stricte de l’usage de tout moyen de contraception « artificiel », il y a évidemment beaucoup de profit à retirer du reste de ce document). Je ne dis pas que Paul VI n’était pas inspiré par l’Esprit-Saint lorsqu’il a signé l’encyclique. Je dis qu’inspiré par l’Esprit Saint, il a commis une erreur d’appréciation – ou même qu’il a simplement péché par excès de prudence, face à une invention récente (l’interdiction vise principalement la pilule). À notre petite échelle, ça nous arrive tous les jours, charisme ou pas charisme. Comme l’écrivaient les évêques allemands dans une lettre pastorale de septembre 1967 : « Si nous comprenons notre foi dans l’esprit de l’Église et si nous nous efforçons constamment de l’approfondir, nous n’avons pas à renier une vérité à cause de notre foi catholique, ni à renier notre foi catholique à cause d’une vérité. »]

[NB 3 = Tableaux : L’Enfer de Jérôme Bosch, La Tentation de saint Antoine de Grünewald, David et Bethsabée de Cranach]