Comprendre Judith Butler (ou du moins, essayer)

C’est peu de dire que tous ceux qui s’intéressent aux études de genre ont été consternés par la plupart des bouquins publiés et conférences prononcées dans les milieux chrétiens conservateurs au sujet des études de genre. Dans bien des cas, les auteurs et intervenants ne se cachent même pas de n’avoir jamais lu une ligne des auteurs qu’ils critiquent. Dans d’autres, ils font des contresens tellement grossiers que leur critique en perd tout sens. Cela semble hélas être le cas, par exemple, du récent ouvrage de Bérénice Levet, dont le seul extrait disponible sur Amazon fait hausser les sourcils façon Arthur découvrant la dernière bêtise de Perceval et Karadoc. (Non, je n’ai pas douze euros quatre-vingt-dix-neuf à dépenser dans cette littérature : si cet extrait, son œuvre et non celle de l’éditeur, est censé résumer son propos, je choisis de m’y fier.)

Une hypothétique théorie du genre « ne voit dans l’altérité des hommes et des femmes que littérature » : non. « Trébucher sur l’expérience concrète » : l’expérience concrète, c’est précisément ce dont parlent les études de genre. Dans le cadre de cette théorie, « il n’y aurait plus ni hommes, ni femmes, mais des individus indifférenciés » : non. « Une […] indétermination sexuelle originelle » dans laquelle les individus seraient « libres de vagabonder à travers les identités, les sexualités » : non. « La promotion du genre est irrécusable » : il vient seulement d’être introduit avec beaucoup de timidité dans l’enseignement secondaire et a mis de nombreuses années à être accepté en France, contrairement à ce qu’assènent nos intellectuels anti-genre. Bon sang, Trouble dans le genre, qui qu’on le veuille ou non est l’un des essais de sciences sociales qui a le plus marqué la fin du XXe siècle, n’a eu les honneurs d’une traduction française que quinze ans après sa publication en anglais ! Je n’ai jamais vu un Grand Complot™ aussi peu efficace.

Prenons, si vous le voulez bien, Judith Butler. Non que les études de genre se résument à sa personne ou à son œuvre, mais enfin, elle en est l’icône aux yeux du public. Il faut reconnaître que son propos est parfois difficile à saisir, qu’elle semble parfois se contredire (et après réflexion, je crois plutôt qu’elle est capable d’épouser momentanément des thèses qu’elle critique par la suite, ce qui me paraît une fort belle qualité, dont trop de nos « intellectuels » sont hélas privés), etc. Mais, miracle, hosanna, noël, j’ai trouvé quelques lignes qui me paraissent assez accessibles, y compris à un public non spécialiste – je ne me considère absolument pas comme un spécialiste. C’est moi qui souligne.

Ces lignes présentent l’avantage de démontrer que Bérénice Levet – si son livre défend les thèses qu’elle annonce en introduction – ne semble pas avoir pris la peine de lire les deux ou trois principaux ouvrages écrits par Judith Butler. Ce qui, quand on prétend écrire un essai sur le genre et balayer d’un revers de main quarante ans de travaux universitaires qu’on réduit à des « extravagan[ces] », est un peu gênant. Je note avec amusement que c’est la même Bérénice Levet qui nous gratifie, dans Le Figaro, d’un long pensum sur la jeunesse à laquelle on donnerait trop la parole (dans quel monde parallèle vit-elle donc… ?) ; elle y donne des leçons de « pensée ».

Ni hommes ni femmes ?

« La catégorie de femmes n’est pas rendue inutile par la déconstruction, mais ses usages peuvent échapper à la réification dans un « référent » et ont une chance de s’ouvrir, et même d’en venir à prendre des significations qu’aucun d’entre nous n’aurait pu prédire. Il doit tout de même être possible d’utiliser ce terme, de l’utiliser tactiquement, alors même que l’on est, pour ainsi dire, utilisé et positionné par lui ; il doit être possible aussi de le soumettre à une critique qui interroge les opérations d’exclusion et les relations de pouvoir différenciées qui construisent et délimitent les invocations féministes des « femmes ». Il s’agit là, pour reprendre la formule de Spivak citée ci-dessus, de la critique de quelque chose d’utile, de la critique de quelque chose dont nous ne pouvons pas nous passer » (Ces corps qui comptent, p. 41).

Judith Butler reprend à son compte une formule de G. C. Spivak : « Pour autant que je comprenne la déconstruction, elle ne consiste pas à dévoiler une erreur, en tout cas sûrement pas une erreur que d’autres auraient commise. La critique opérée dans la déconstruction, sa plus importante critique, est la critique de quelque chose d’extrêmement utile, de quelque chose sans quoi nous ne pouvons rien faire » (G. C. Spivak, « In a Word », entretien avec Ellen Rooney). Rappelons une fois de plus que déconstruire n’est pas détruire, comme Judith Butler elle-même le dit.

Littérature ?

« Dire que le genre est performatif ne revient pas à revendiquer le droit de produire un spectacle agréable et subversif, mais à allégoriser les moyens spectaculaires et importants par lesquels la réalité est à la fois reproduite et contestée » (Défaire le genre, p. 45). La réflexion de Butler est souvent structurée par ce balancement entre reproduction d’un côté, contestation/détournement de l’autre, ce qui montre bien que lui reprocher de rejeter radicalement tel ou tel rôle ou rapport de genre « traditionnel » n’a guère de sens : si une personne veut reproduire plus qu’elle ne veut contester, libre à elle. Il y a d’ailleurs sans doute de par le monde plus de reproduction que de contestation : là n’est pas le problème pour Butler. Ce qui importe, c’est qu’une place soit faite à la contestation – pas seulement en prison ou dans la clandestinité, de préférence – de façon à ce que chacun puisse mener une vie digne.

Nihilisme ?

« Contre l’affirmation selon laquelle le post-structuralisme réduirait toute matérialité à une substance linguistique, il faut montrer que déconstruire la matière ne signifie pas la nier ou remettre en question l’utilité de ce terme » (Ces corps qui comptent, p. 41).

« Arrivé à ce point, il est bien sûr nécessaire d’énoncer aussi clairement que possible que le théoricien n’est absolument pas obligé de choisir entre, d’une part, la présupposition de la matérialité et, d’autre part, sa négation. Mon intention est précisément de ne faire ni l’un ni l’autre. Mettre en question un présupposé, ce n’est pas du tout s’en débarrasser, mais c’est bien plutôt l’affranchir de son ancrage métaphysique afin de comprendre quels intérêts politiques sont garantis par ce positionnement métaphysique et de permettre par là au terme « matérialité » d’occuper et de servir des fins politiques très différentes. Problématiser la matière des corps peut sans doute entraîner la perte de certaines de nos certitudes épistémologiques, mais ne peut aucunement être assimilé à une forme de nihilisme politique. Au contraire, une telle perte pourrait bien indiquer un déplacement significatif et prometteur de la pensée politique. Cette déstabilisation de la « matière » peut être envisagée comme l’ouverture à de nouvelles possibilités, à de nouvelles manière pour les corps de compter.

Le corps posé comme antérieur au signe, est toujours posé ou défini comme antérieur. Cette définition a pour effet de produire le corps qu’elle prétend néanmoins et simultanément découvrir comme ce qui précède sa propre action. Si le corps défini comme antérieur à la signification est un effet de la signification, il devient intenable d’attribuer au langage un statut d’imitation ou de représentation. Au contraire, le langage est producteur, constitutif, voire, pourrait-on soutenir, performatif, dans la mesure où cet acte signifiant délimite et trace les contours du corps dont il prétend ensuite qu’il précède toute signification.

Il ne s’agit pas de dire que la matérialité des corps est toujours et seulement un effet linguistique réductible à un ensemble de signifiants. Une telle distinction omet de considérer la matérialité du signifiant lui-même. Une telle analyse échoue également à saisir le lien qui existe, depuis le départ, entre la matérialité et la signification. Parvenir à penser vraiment l’indissociabilité de la matérialité et de la signification n’est pas chose facile [No shit, Sherlock?]. Poser, par le langage, une matérialité à l’extérieur du langage, c’est encore poser cette matérialité, et la matérialité ainsi posée gardera pour condition constitutive cet acte par lequel elle aura été posée » (id., p. 42).

Individu indéterminé, livré à lui-même, tout-puissant ?

« Regardons les choses en face, nous nous défaisons les uns les autres. Et si ce n’est pas le cas, nous manquons quelque chose. […] Lorsque nous parlons de notre sexualité ou de notre genre comme nous le faisons (et comme nous devons le faire), nous signifions par là quelque chose de compliqué. Ce ne sont pas, à proprement parler, des possessions. La sexualité et le genre doivent plutôt être compris comme des modes de dépossession, des façons d’être pour un autre, voire même en fonction d’un autre. […] [Suit un développement sur ce thème, que pas mal de chrétiens signeraient des deux mains.]

Alors que nous luttons pour obtenir des droits sur nos propres corps, ces corps pour lesquels nous luttons ne sont presque jamais exclusivement les nôtres. Le corps a toujours une dimension publique ; constitué comme un phénomène social dans la sphère publique, mon corps est et n’est pas le mien. Offert aux autres depuis la naissance, portant leur empreinte, formé au creuset de la vie sociale, le corps ne devient que plus tard, et avec une certaine incertitude, ce dont je revendique l’appartenance. Si je cherche à nier le fait que mon corps me relie, contre ma volonté et dès l’origine, à d’autres dont je ne choisis pas d’être proche et si j’élabore une notion d' »autonomie » sur la base d’un déni de cette sphère ou d’une proximité non voulue et première avec les autres, ne suis-je pas précisément en train de nier les conditions politiques et sociales de ma corporalisation [embodiment] au nom même de l’autonomie ? Si je lutte pour l’autonomie, dois-je aussi lutter pour autre chose, pour une conception de moi-même qui affirme que je suis nécessairement inclus dans une communauté, impressionné par d’autres que j’impressionne en retour, par des voies qui ne sont pas toujours clairement identifiables et sous des formes qui ne sont pas toujours complètement prévisibles ? » (Défaire le genre, p. 33-36)

Le titre du livre de Bérénice Levet me paraît à lui seul très intéressant : « La théorie du genre ou le monde rêvé des anges ». Mais qui rêve ? Ceux qui acceptent de voir que le genre est vécu de manière diverse et cherchent à faire une place à tous, ou ceux qui cherchent à imposer à la société leur représentation bien particulière des rapports de genre ? « Développer un nouveau lexique légitimant la complexité de genre dans laquelle nous avons toujours vécu. » (Défaire le genre, p. 45) : voilà le projet butlérien. « Les normes qui gouvernent la réalité n’ayant pas admis que ces formes [de genre] sont réelles, nous les appellerons, par nécessité, nouvelles. » (ibid.) On est bien loin ici des incantations sur le « réel » qu’on a beaucoup trop entendues ces derniers temps – vous l’aurez remarqué, ceux qui n’ont que ce mot à la bouche l’utilisent généralement comme synonyme de « ce que j’estime juste et bon », « ce qui aura sa place dans ma cité idéale », etc.

Bref, il me semble parfaitement compréhensible que certains se vexent, voire se sentent « attaqués » parce que les travaux de Judith Butler et d’autres démontent les ressorts de leurs jeux de langage à base de métaphysique, de nature, etc. – je ne nie pas toute légitimité à la métaphysique et toute pertinence à l’idée de nature : je dis simplement que certains les utilisent de façon peu sérieuse, comme des renforts appelés à la hâte dans des combats qu’ils craignent de perdre (convoquer la métaphysique pour interdire le mariage aux couples de personnes de même sexe, par exemple…). Mais ne serait-il pas plus constructif qu’ils acceptent cette critique et qu’ils la prennent en compte ? S’ils tiennent vraiment à remettre en cause les études de genre et la « déconstruction » (pour aller vite), qu’ils les reçoivent au moins pour ce qu’elles sont. Or elles ne relèvent en aucun cas, comme Bérénice Levet et d’autres le prétendent, d’un volontarisme absolu, d’un individualisme radical, d’un fantasme d’indétermination sexuelle, d’un refus absolu des normes ou identités « traditionnelles » (tout au plus s’agit-il de les remettre à leur place), et j’en passe. Accueillir son adversaire tel qu’il est et non tel qu’on le cauchemarde, être capable de faire sienne sa pensée ne serait-ce que l’espace d’un instant, voilà qui pourrait être le commencement de la sagesse.

Pour conclure, nos « intellectuels » seraient bien inspirés de s’appliquer à eux-mêmes les reproches qu’ils adressent aux études de genre. « Littérature ». « Négation du réel ». Mais qui fait de la littérature ? Qui nie le réel ? Ceux qui regardent en face les réalités faisant exception aux normes de genre les plus couramment admises et cherchent à leur faire une place, ou ceux qui les rejettent dans les ténèbres comme « fantasmes » ou « extravagances » ? Ayons un peu de courage. J’ai la conviction que beaucoup d’institutions, à commencer par l’Église catholique, ne sortiront pas des impasses dans lesquelles elles se trouvent en matière de doctrine sociale et d’éthique sexuelle sans se confronter honnêtement aux études de genre et plus généralement à la « déconstruction » (pour aller vite, encore une fois). Ces derniers temps, dans beaucoup d’églises, on a entassé les hommes de paille (du « relativisme » à la « théorie du genre » en passant par le « matérialisme »). Prenons-y garde, un incendie est si vite arrivé…

Ne nous trompons pas de peur

Je suis las des débats sur le genre. Néanmoins, je m’y colle encore une fois. Je suis parti d’un billet rédigé par M. François-Xavier Bellamy, adjoint au maire de Versailles, ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé de philosophie, billet qui m’a un peu agacé – déçu, surtout, j’attendais mieux – et m’a donné le carburant nécessaire pour écrire ce texte entre minuit et deux heures du matin.

Oui, le concept de genre existe. Non, ce n’est pas une théorie. C’est avant tout un objet d’étude, qui, comme tous les objets d’étude, est préalablement construit. Dans ce cas précis, cet objet d’étude est le suivant, dans son sens le plus large : ce que c’est qu’être homme ou femme dans les sociétés humaines, la façon dont est vécue, dans telle ou telle société, la différence et le plus souvent la hiérarchie entre les hommes et les femmes. Ce n’est pas « contestable ». On peut proposer d’autres objets d’étude si on le souhaite. On peut vouloir privilégier d’autres domaines de recherche. Mais non, ce n’est pas « contestable ». Non, il n’est pas question ici d’« hypothèse idéologique ». En littérature, en histoire, en sociologie et dans bien d’autres disciplines, des chercheurs s’intéressent à ce que c’est qu’être homme ou femme, en utilisant différentes approches, avec des présupposés différents. Il n’y a pas à être « pour » ou « contre ». La comparaison avec la lutte des classes n’est donc absolument pas pertinente, de même que le rapprochement entre études de genre et marxisme auquel certains se hasardent.

Non, le concept de genre ne fait pas des différences biologiques des détails insignifiants. La grande prêtresse des études de genre Judith Butler elle-même a écrit un ouvrage intitulé Des corps qui comptent ; elle soutient que le corps signifie toujours au-delà de ce que nous voudrions le voir signifier, elle affirme qu’il y a une réalité corporelle derrière le genre. Quoi de plus faux que d’écrire, comme le fait vigi-gender.fr, que dans « l’idéologie du genre », « notre corps n’a aucune signification » ? Au contraire, les significations du corps humain sont précisément l’un des principaux champs d’application des études de genre. Comment le corps humain est-il vécu, perçu, représenté, quelles normes, quelles contraintes lui sont appliquées en tant que corps d’homme, en tant que corps de femme ? C’est cela, le genre, ou du moins, c’est en grande partie cela.

(Il serait bon, tant que nous y sommes, de ne pas confondre déconstruction et destruction : Derrida et Butler, entre autres, insistent sur ce point à plusieurs reprises. Déconstruire n’est pas détruire. Et quand, en études de genre, on dit de quelque chose que c’est une représentation, un stéréotype, une construction, cela ne veut pas dire que c’est intrinsèquement mauvais : cela veut dire que ça n’est qu’une représentation, un stéréotype, une construction, et pas l’un des cinq piliers de la civilisation occidentale – qui s’effondre, comme nous le savons tous.)

Il y a une différence des sexes, personne ne le nie. Oui, elle existe, mais il faut bien, à un moment donné, qu’elle soit reconnue, qu’elle soit constituée en différence riche de sens, qu’on en ait fait la différence par excellence. Que je sache, on ne traite pas les chevelus différemment des chauves, on ne traite pas les êtres humains dont la peau est noire différemment des êtres humains dont la peau est blanche – pardonnez-moi ce trait d’ironie. Oui, à l’observation, un corps d’homme et un corps de femme présentent un certain nombre de différences. Personne ne le nie. Faut-il construire sur ces différences un ordre social, attribuer tel rôle aux uns, tel rôle aux autres ? Ce n’est pas vraiment la question : ces représentations qui nous environnent nous préexistent, nous ne naissons pas sur une tabula rasa. Mais est-il absolument nécessaire que ces rôles soient imposés par la violence, par le contrôle social, par la loi ? J’en doute. Sommes-nous voués à reproduire l’ordre social et les rôles sociaux que nous avons trouvé à notre naissance ? De toute évidence, non. Ni nos parents, ni nos grands-parents ne les ont reproduits exactement, et nous-mêmes ne les reproduisons pas non plus exactement.

Que tous les membres du gouvernement n’aient pas une parfaite maîtrise des questions de genre, c’est certain. Les déclarations pour le moins floues, sinon contradictoires de plusieurs d’entre eux en attestent. Plusieurs parlent à tort et à travers de « théorie du genre », tantôt pour s’en revendiquer, tantôt s’en démarquer, faisant hurler, à chaque fois, aussi bien les sceptiques que les convaincus du genre. Au moins, cela a l’avantage d’ôter toute crédibilité à l’hypothèse d’un grand complot du genre, dont les initiés présideraient en ce moment aux destinées de l’État.

À défaut de complot, il est tout à fait probable que certains membres du gouvernement aient été, à un moment donné de leur vie, sensibilisés, à la suite de telle ou telle expérience, de telle ou telle rencontre, à l’enjeu que représente le genre. Les études de genre tendent à nous faire prendre conscience d’une chose : les représentations de genre font peser une violence sur de nombreux êtres humains. Sur à peu près tout le monde, en fait : en général, l’homme qui ne veut pas être homme comme la société voudrait qu’il le soit, la femme qui ne veut pas être femme comme la société voudrait qu’elle le soit. En particulier, les homosexuels, les transsexuels, et bien d’autres.

Ceux qui dissertent sur le nihilisme, l’idéalisme, la volonté de toute-puissance qui se cacheraient derrière le genre savent-ils vraiment de quoi ils parlent ? Savent-ils la violence qui pèse sur les personnes qui s’affirment homosexuelles, ou même sur celles qui sont soupçonnées de ne pas être exclusivement hétérosexuelles ? Savent-ils la violence qui pèse sur les personnes qui se travestissent, qui entreprennent un changement d’identité sexuelle, sur celles qui sont soupçonnées de l’être ? Savent-ils, dans d’autres sociétés que la nôtre, mais aussi dans la nôtre à un moindre degré, la violence qui pèse sur une femme, sur un homme qui ne voudrait pas se marier ? Sur une femme qui ne voudrait pas engendrer ? Nous parlons de vies humaines, nous ne parlons pas d’apprentis sorciers pressés de mettre en application leurs dernières lubies.

La préoccupation la plus vive que je discerne en arrière-plan des études de genre, et en particulier des travaux de Judith Butler que je connais moins mal que d’autres, c’est celle de rendre vivables des vies qui ne le sont pas, ou si peu, ou si difficilement, de rendre plus digne les vies qui sont jugées indignes. Oui, c’est une préoccupation politique, ou du moins qui doit se traduire en termes politiques. J’ai beau chercher, je ne vois vraiment pas ce que cela a d’inquiétant. Cet agenda peut se traduire de diverses formes.

1. Dans l’enseignement scolaire, consacrer quelques heures parmi des milliers à mettre en évidence la diversité des choix que peut faire un homme ou une femme. Nous vivons en société, il n’est ni extravagant ni totalitaire d’expliquer à des enfants qu’il y a autour d’eux des personnes qui ne vivent pas comme leurs parents et qui n’en sont pas moins respectables. Il n’est ni extravagant ni totalitaire d’expliquer à des enfants que leurs opportunités sont plus larges qu’ils ne le croient, s’ils osent s’en saisir, et si bien entendu la société se donne les moyens de les leur rendre accessibles – ou tout au moins de les leur laisser accessibles. Les enfants n’appartiennent ni à leurs parents, ni à l’État, ni à qui que ce soit. Ce n’est pas en leur disant, au lycée, que la façon dont ils se vivent homme ou femme est en grande partie la conséquence de représentations sociales sur lesquelles ils peuvent influer que nous allons les désaxer. Nous n’allons pas les perturber en leur disant, dès le plus jeune âge, que les femmes peuvent être astronautes, les hommes fleuristes, que si Clotaire s’est moqué d’Agnan parce qu’il avait mis du vernis à ongles, hé ben Clotaire est rien qu’un gros débile et Agnan fait ce qu’il veut s’il trouve ça joli, même si rien n’empêche la maîtresse de dire discrètement à Agnan qu’il y a beaucoup de gros débiles comme Clotaire et que donc en l’état actuel de la société il vaut peut-être mieux qu’il évite de mettre du vernis à ongles, du moins quand il vient à l’école.

2. Créer un cadre légal pour les relations stables entre deux personnes de même sexe, comme il en existe un pour celles entre deux personnes de sexe différent. Je ne crois pas que qui que ce soit entende contester la fécondité de la différence sexuelle. Mais en quoi cette fécondité exclut-elle que des personnes de même sexe soient, à leur manière, fécondes ? Qu’on remette en cause la procréation médicalement assistée ou la gestation pour autrui, ma foi, pourquoi pas. Je suis le premier à trouver pour le moins préoccupant qu’on entasse les embryons congelés et à juger extrêmement problématique la gestation pour autrui, qu’elle soit altruiste ou rémunérée. Mais pourquoi avoir fait croire, pourquoi continuer de faire croire que ces deux questions sont liées à celle du mariage pour tous, quand la procréation médicalement assistée, y compris hétérozygote, est pratiquée depuis trente ans, quand la gestation pour autrui concerne principalement des couples hétérosexuels, quand la Louisiane vote, en juin dernier, la restriction de la gestation pour autrui aux seuls couples hétérosexuels ? C’est de l’escroquerie pure et simple.

3. Revaloriser les aides dont bénéficient les femmes élevant seules leurs enfants (qui constituent l’écrasante majorité des parents célibataires) et victimes d’abandon de famille. C’est un gouvernement socialiste qui vient de faire adopter cette mesure – que j’ai – mais il y a très longtemps peut-être, ou bien il était tard, ou bien j’avais bu – entendu prôner des centaines de fois par des catholiques se situant à droite de l’échiquier politique, au cours de discussion sur l’avortement.

4. Rééquilibrer le congé parental entre les deux conjoints. Exalter le père qui gagne de quoi faire vivre sa famille et la femme qui prend un congé parental de trois ans comme le fait M. Bellamy dans son billet, pourquoi pas ; simplement, il se trouve que tout le monde ne souhaite pas procéder ainsi. Il y a aujourd’hui des femmes dont les revenus sont supérieurs à ceux de leurs conjoints. Il y a aujourd’hui des hommes qui souhaitent pouvoir s’arrêter de travailler pour s’occuper de leurs enfants. Non, un père et une mère ne jouent pas exactement le même rôle. D’une part c’est la mère qui accouche, et qui peut allaiter si elle le souhaite. D’autre part, dans la plupart des couples, l’un et l’autre jouent un rôle différent vis-à-vis de l’enfant, avec des variations infinies d’une famille à l’autre. Et donc ? Comment passe-t-on de cette affirmation à la conclusion abrupte selon laquelle l’État doit encourager l’un à rester à la maison et l’autre à travailler ? Je croyais qu’une des solutions à la crise de la famille était que les pères consacrent plus de temps à l’éducation des enfants et aux soins du ménage ? J’ai dû rêver.

Je suis loin d’être un enthousiaste du gouvernement actuel, dont beaucoup d’orientations – loin du genre – m’inquiètent. Mais non, j’ai beau faire, rien de tout cela ne m’effraie. La façon dont ces mesures sont présentées est souvent insupportable, je le reconnais sans peine. On nous vend à grand renfort de tambour des ruptures civilisationnelles ; on ferait mieux de faire adopter discrètement de simples mesures de justice. M. Peillon se prend pour le petit père Combes ; Mme Taubira nous gratifie de ses tirades césairo-hugoliennes. C’est un peu fatigant, je l’admets. Il y a dans une part non négligeable de la classe politique française un exaspérant laïcisme bas-du-front : me risquerai-je à rappeler que la laïcité consiste à traiter la religion comme les autres domaines de l’activité humaine, ni plus, ni moins, et non à exclure la religion de l’espace public ? Je m’y risque. Dans ce contexte, je comprends que beaucoup de catholiques se sentent méprisés ou exclus.

Aux uns, donc : qu’on mette sur le dos de lois récentes des évolutions sociales profondes et anciennes, c’est regrettable, mais enfin, ainsi va la vie politique en démocratie. Qu’on confonde les causes des problèmes et leurs remèdes, c’est plus grave. Ceux qui proposent de renforcer les rôles traditionnels – encore faudrait-il se mettre d’accord sur la tradition de référence – de l’homme et de la femme pour remédier à la « crise de la famille » me font penser à ceux qui proposent de revenir à la théologie et à la liturgie en vogue avant le concile Vatican II pour remédier à la « crise de l’Église ». (Autant dire qu’ils me font bien rigoler.) Non que ce qui existait avant soit intrinsèquement pervers : simplement, mettons le vin nouveau dans des outres neuves. Et n’ayons pas peur. Ou du moins, ne nous trompons pas de peur.

Aux autres : si nous nous plaçons sur le terrain de la vie « vivable », comme j’ai essayé de le faire ici, les catholiques ont, non pas des leçons, mais des exemples à donner, que ce soit dans l’accueil des personnes lourdement handicapées, les soins palliatifs, l’attention apportée aux migrants, la meilleure façon de contribuer au développement des pays les plus pauvres, et mille autres sujets. Il ne serait peut-être pas tout à fait idiot de prêter attention à ce qu’ils ont à dire. Ce n’est pas parce qu’une partie de l’Église se révèle bouchée à l’émeri lorsqu’on aborde deux ou trois questions de société qu’il faut nous enfermer dans votre petite boîte étiquetée « fascisto-intégristes ». Merci d’avance.