Une « morale » chrétienne ?

Je voulais écrire depuis longtemps un billet sur la morale en général… et il se trouve qu’il y a quelques jours, j’ai succombé à la tentation, me suis inscrit sur un forum et y ai pondu cinq ou six réponses dans un débat qui portait à l’origine… sur la contraception, once again. C’est écrit dans le feu du débat, ça manque de références et je réinvente l’eau chaude, je sais, mais voilà toujours quelques paragraphes.

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Un gendarme vous demandera « Que faisiez-vous le 22 janvier entre 23 h 45 et 00 h 15 ? ». J’ose être à peu près sûr que Dieu ne vous posera jamais une question pareille. Dans le cas qui nous occupe : quand Dieu vous jugera, croyez-vous qu’il va vous dire : « Ah, de janvier 2006 à septembre 2008, entre vos deux premiers enfants et le petit dernier, vous avez utilisé la contraception, votre couple a donc exclu la procréation, vous n’étiez donc pas dans une relation d’amour authentique ! ». Soyons sérieux.

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Votre position me semble dangereuse parce qu’elle mélange le christianisme avec des choses issues des cultures dans lesquelles le christianisme est né et s’est développé. Le christianisme a puisé de très bonnes choses dans ces cultures. Il y a aussi trouvé des  choses très nuisibles. La notion « d’acte intrinsèquement mauvais », qu’on retrouve encore dans le catéchisme de 1991, me semble faire partie des éléments à éliminer.

En fait, à la limite, peut-être qu’il y a des actes mauvais et des actes bons. Mais le problème éthique ne se pose pas en ces termes, pour un chrétien, la question n’est pas de savoir si un acte est bon ou mauvais. La question est de savoir quelle relation j’entretiens avec Dieu ; à partir de là, et à partir de là seulement, je peux m’intéresser au retentissement qu’ont mes actes sur cette relation. Cela a-t-il du sens de chercher à évaluer la relation que vous entretenez avec Dieu à chaque instant du jour et de la nuit, dans le moindre de vos actes ? Ce qui compte, c’est le mouvement général de l’âme : la conversion, si vous voulez.

S’il y a bien une tendance qu’on discerne dans l’Évangile en matière de morale, c’est la transition d’une morale qui sépare les actes purs et les actes impurs (celle de l’Ancien Testament, même si l’on y trouve déjà des éléments qui annoncent la suite) vers une « morale » (et je ne sais pas si l’on peut parler de morale à ce niveau-là) qui érige en seul critère la relation d’amour que nous entretenons avec Dieu et notre prochain.

C’est très embêtant, parce qu’à partir de là, il n’y a plus de morale objective, et même plus de morale à proprement parler. C’est très fragile, tout repose sur la liberté et la responsabilité de chacun, sur la façon qu’il a d’envisager Dieu et le prochain. Mais c’est ça, l’essence du christianisme. Cela dit, je comprends votre manière de présenter les choses : nous avons tous tendance, consciemment ou non, à revenir à la morale d’avant l’Évangile. C’est très humain, vous, moi, et même l’Église cédons souvent à la tentation. C’est tellement plus simple, n’est-ce pas ?

Le droit, très présent dans nos sociétés, imprègne également nos représentations : à chaque acte, une sanction prévue. Je regrette, je ne suis pas certain que Dieu pense en termes d’acte et de sanction [d’ailleurs Dieu ne pense pas, il se contente d’aimer, et il a bien raison]. Il faudrait probablement aller jusqu’à évacuer cette bonne vieille distinction entre le péché et la peine due au péché, qui semble là encore très imprégnée de justice humaine… Dieu est juste d’une manière dont nous n’avons aucune idée, et la seule chose qui nous donne une idée de Sa justice, c’est la mort du Christ sur la croix.

Le Mal agressant et prenant possession de la société

Nous avons été un certain nombre à vivre la croissance du pouvoir de l’État comme étant vraiment démoniaque. C’était le phénomène du Mal agressant et prenant possession de la société. Il est évident que ce jugement a été directement inspiré par l’expérience fasciste et nazie et par la transformation de l’Etat bolchevique fédéral – l’État des soviets – en un État bureaucratique et centralisé. Alors nous avons vraiment eu l’impression que l’État était ce qu’en disait Nietzsche : « le plus froid de tous les monstres froids ». […]

Dans l’État moderne, les fameux centres de décision sont tellement évanescents que l’on est totalement désarmé face à eux. C’est pour cela que j’ai toujours souhaité une lutte contre l’État administratif d’une part, et la restitution d’un certain pouvoir à la base, d’autre part. […]

Mes amis anarchistes croient qu’une société libertaire est possible alors que, pour moi elle ne l’est sûrement pas. Mais, dans l’état actuel des choses, c’est le seul vecteur de combat contre l’autorité qui se répand dans tous les secteurs de la société. Autrement dit, la volonté de ramener une certaine capacité de décision au niveau des groupes les plus multiples, diversifiés, en évitant les institutionnalisations et les rigidités, me paraît, je ne dis pas la vérité politique dans l’éternité, mais l’œuvre actuelle qu’il s’agit d’effectuer. […]

On peut chercher où l’on veut il n’y a pas l’ombre d’une pensée ni d’une doctrine à droite. Cela peut paraître méchant pour les nouveaux philosophes ; mais depuis Maurras il n’y a personne, aucun renouvellement, seulement des répétitions.

P. Chastenet, Entretiens avec Jacques Ellul, La Table Ronde, 1994, p. 43 à 45

(On pourrait objecter à la dernière citation que la répétition n’est pas toujours vaine. Ellul lui-même, dans son Exégèse des nouveaux lieux communs, dit explicitement que la plus grande partie de l’ouvrage ne fait que répéter des critiques anciennes, ce qui n’enlève rien à la pertinence de son propos.)