Le théâtre des vanités

J’ai ébauché et vite abandonné deux ou trois projets de billets sur les spectacles dits christianophobes. Une homélie, diffusée par Le Salon Beige, m’amène à écrire finalement ces quelques lignes. J’aime beaucoup cette homélie. Des paroles comme « on blasphème […] partout où le petit est défiguré, où le pauvre est ignoré, où l’étranger est chassé » me vont droit au cœur, et j’espère que tous les prêtres de France auraient le courage de les dire en chaire. « La révolte, la révolte authentique (celle de Jésus qui chasse les vendeurs du temple par exemple), elle ne peut jaillir que d’un amour plus grand, d’un amour qui embrase une vie, une vie toute entière. » Voilà qui est magnifique.

Mais je voudrais aller plus loin. Je ne crois pas que les deux engagements évoqués (la lutte « sociale » contre les spectacles en question et la conversion personnelle) soient complémentaires. Je ne crois pas que les manifestations devant des théâtres, ou même les soi-disant « prières de réparation », soient compatibles avec la « révolte authentique jaillie d’un amour plus grand ». Il me semble qu’il y a une opposition radicale entre des démarches qui visent à défendre le Christ (ou notre foi en Lui) devant la société, d’une part, et d’autre part notre conversion personnelle.

Je dois avouer très humblement mon ignorance : je ne sais pas ce que cela veut dire, « un seul peuple à genoux pour adorer le Christ Roi », une expression qu’emploie le prêtre auteur de l’homélie. Je ne comprends pas. Cela ne m’intéresse pas, et, plus grave, j’ai bien peur que le Christ ne s’y intéresse pas non plus. Je ne vois pas bien le rapport avec la conversion du cœur – la seule chose qui intéresse le Christ. On ne convertit pas une société, on ne convertit pas un peuple. Il n’y a jamais eu de société chrétienne au sens spirituel du terme, même si au sens historique, ou sociologique, il y a sans doute du sens à parler de sociétés chrétiennes à des époques et dans des endroits donnés. Le Christ ne s’adresse pas aux peuples, aux sociétés ou aux nations en tant que tels. Il s’adresse à chaque homme – le groupe social peut être, au mieux, un intermédiaire, un cadre pour la rencontre entre le Christ et une personne donnée.

Il n’y a pas d’autre moyen de faire aimer le nom du Christ que de se convertir personnellement. Tout le reste est vanité. Marches aux flambeaux, manifestations, toutes pacifiques qu’elles soient, prières de réparation, tout cela est vanité. Nous n’avons rien à exiger, rien à réclamer, rien à faire respecter, et rien à réparer sinon le mal que nous causons tous personnellement chaque jour que Dieu fait – ce chantier est assez vaste pour que nous ne dépensions pas en vain nos forces sur d’autres chantiers plus confortables, quoi qu’en disent ceux qui vomissent les tièdes sans se demander ce qu’est au juste la tiédeur que vomit Dieu.

Si ces spectacles sont nuls artistiquement parlant, il n’y a rien à en dire. S’ils valent quelque chose, entamons un dialogue constructif. Dans un cas comme dans l’autre, je ne vois pas ce que viennent faire flambeaux, pancartes, prières publiques et indignations.

(Et j’en profite – parce que ça me démange – pour envoyer au diable la France chrétienne, qu’on la fantasme au passé ou qu’on la rêve au futur. La France n’a jamais été chrétienne au sens spirituel du terme, elle n’a jamais appartenu au Christ, elle n’a jamais été « du Christ » et ne le sera jamais. « Le religieux véritable ne s’épuise pas dans sa fonction de cohésion pour le groupe social » (Claude Geffré). N’ayons pas peur. Essayons, pour voir.)

En un demi-paragraphe, Gauchet dit à peu près tout

On ne saurait trop y insister, par « fin de la religion », c’est un phénomène très précis que l’on désigne : la fin du rôle de structuration de l’espace social que le principe de dépendance a rempli dans l’ensemble des sociétés connues jusqu’à la nôtre. La religion ne s’explique historiquement dans ses contenus et dans ses formes que par l’exercice d’une fonction exactement définie. Or cette fonction non seulement n’existe plus, mais, ce qui signe bien plus sûrement sa résorption, s’est retournée en son contraire moyennant une transformation qui, loin d’abolir ses éléments, les a intégrés au fonctionnement collectif. La société moderne, ce n’est pas une société sans religion, c’est une société qui s’est constituée dans ses articulations principales par métabolisation de la fonction religieuse.

(Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde)

Au sein du christianisme actuel (chez les catholiques comme chez les autres), certains, à la marge, refusent cette analyse, interprétant superficiellement certains faits (l’avortement légal de masse, par exemple, ou la chute du taux de pratique religieuse) pour en conclure au caractère areligieux ou antireligieux de notre société. Mais grosso modo, la principale ligne de fracture sépare deux camps : 1) ceux qui se désolent de la situation décrite par Gauchet : le christianisme n’est plus le christianisme s’il ne joue plus la fonction sociale qu’il jouait autrefois, et les efforts des chrétiens doivent tendre à ce qu’il exerce à nouveau cette fonction ; 2) d’autres (dont j’incline à faire partie), au contraire, estiment qu’il s’agit d’une occasion inespérée d’être chrétien différemment, peut-être plus discrètement, en renonçant à tout ce qui pouvait faire du christianisme ancien une armature, un cadre pour la société.

Les affaires de pédophilie impliquant des prêtres et leur traitement médiatique devraient nous inspirer : au lieu de chercher à communiquer plus et mieux, nous devrions nous taire, laisser la justice des hommes faire son travail, renoncer définitivement à tout ce qu’il pouvait y avoir de juridique dans notre Église et qui lui a fait, en fin de compte, tant de mal. Et surtout prier, prêcher par l’exemple, transmettre l’Évangile à ceux qui veulent le recevoir. Après de tels drames et les passions qu’ils ont déchaînées, ce ne sont pas de bons plans de communication qui rapprocheront notre prochain du Christ et de son Église, mais les saints ou presque qu’il rencontrera, espérons-le, sur sa route.

Le Mal agressant et prenant possession de la société

Nous avons été un certain nombre à vivre la croissance du pouvoir de l’État comme étant vraiment démoniaque. C’était le phénomène du Mal agressant et prenant possession de la société. Il est évident que ce jugement a été directement inspiré par l’expérience fasciste et nazie et par la transformation de l’Etat bolchevique fédéral – l’État des soviets – en un État bureaucratique et centralisé. Alors nous avons vraiment eu l’impression que l’État était ce qu’en disait Nietzsche : « le plus froid de tous les monstres froids ». […]

Dans l’État moderne, les fameux centres de décision sont tellement évanescents que l’on est totalement désarmé face à eux. C’est pour cela que j’ai toujours souhaité une lutte contre l’État administratif d’une part, et la restitution d’un certain pouvoir à la base, d’autre part. […]

Mes amis anarchistes croient qu’une société libertaire est possible alors que, pour moi elle ne l’est sûrement pas. Mais, dans l’état actuel des choses, c’est le seul vecteur de combat contre l’autorité qui se répand dans tous les secteurs de la société. Autrement dit, la volonté de ramener une certaine capacité de décision au niveau des groupes les plus multiples, diversifiés, en évitant les institutionnalisations et les rigidités, me paraît, je ne dis pas la vérité politique dans l’éternité, mais l’œuvre actuelle qu’il s’agit d’effectuer. […]

On peut chercher où l’on veut il n’y a pas l’ombre d’une pensée ni d’une doctrine à droite. Cela peut paraître méchant pour les nouveaux philosophes ; mais depuis Maurras il n’y a personne, aucun renouvellement, seulement des répétitions.

P. Chastenet, Entretiens avec Jacques Ellul, La Table Ronde, 1994, p. 43 à 45

(On pourrait objecter à la dernière citation que la répétition n’est pas toujours vaine. Ellul lui-même, dans son Exégèse des nouveaux lieux communs, dit explicitement que la plus grande partie de l’ouvrage ne fait que répéter des critiques anciennes, ce qui n’enlève rien à la pertinence de son propos.)