Volonté, histoire et utopie chez Cioran

« Nous n’avons en somme le choix qu’entre une volonté malade et une volonté mauvaise ; l’une excellente, parce que frappée, immobilisée, inefficace ; l’autre, nuisible, donc remuante, investie d’un principe dynamique : celle même qui entretient la fièvre du devenir et suscite les événements. Ôtez-là à l’homme, si vous misez sur l’âge d’or ! Autant vaudrait le dépouiller de son être, dont tout le secret réside dans cette propension à nuire sans laquelle on ne saurait le concevoir. Rétif et à son bonheur et à celui des autres, il agit comme s’il souhaitait l’instauration d’une société idéale ; qu’elle se réalise, il y étoufferait, les inconvénients de la satiété étant incomparablement plus grands que ceux de la misère. Il aime la tension, le perpétuel cheminement : vers quoi irait-il à l’intérieur de la perfection ? Inapte à l’éternel présent, il en redoute de plus en plus la monotonie, écueil du paradis sous sa double forme : religieuse et utopique. L’histoire ne serait-elle pas, en dernière instance, le résultat de notre peur de l’ennui, de cette peur qui nous fera toujours chérir le piquant et la nouveauté du désastre, et préférer n’importe quel malheur à la stagnation ? L’obsession de l’inédit est le principe destructeur de notre salut. Nous marchons vers l’enfer dans la mesure où nous nous éloignons de la vie végétative, dont la passivité devrait constituer la clef de tout, la réponse suprême à toutes nos interrogations : l’horreur qu’elle nous inspire a fait de nous cette horde de civilisés, de monstres omniscients qui ignorent l’essentiel. Se morfondre au ralenti, respirer sans plus, subir dignement l’injustice d’être, se soustraire à l’attente, à l’oppression de l’espoir, chercher un moyen terme entre la charogne et le souffle, nous sommes trop corrompus et trop haletants pour y atteindre. Décidément, rien ne nous réconciliera avec l’ennui. Pour y être mois rebelles, nous devrions, par quelque secours d’en haut, connaître une plénitude sans événements, la volupté de l’instant invariable, la délectation de l’identité. Mais une telle grâce est si contraire à notre nature que nous sommes trop heureux de ne la point recevoir. Enchaînés à la diversité, nous y puisons cette somme constante de déboires et de conflits, si nécessaires à nos instincts. Dégagés de soucis, et de toute entrave, nous serions livrés à nous-mêmes ; le vertige que nous en tirerions nous rendrait mille fois pires que ne le fait notre servitude. »

E. M. Cioran, Histoire et utopie, Folio-Gallimard, 2005, p. 131-133