Plaidoyer pour des radicaux libres

On entend beaucoup parler ces derniers temps de « radicaux », souvent pour se référer à certains fidèles de telle ou telle religion. Ce terme est rarement défini de façon précise. Le « radical » serait celui qui adopte des valeurs différentes de celles auxquelles adhère la société qui l’entoure. Ou peut-être celui qui choisit un mode de vie singulier, qui le distingue des autres. Ou encore celui qui professe certaines opinions théologiques supposées plus pures, plus vraies ou plus orthodoxes. Ou celui qui est particulièrement disposé à entrer en rupture avec son environnement, en dissidence avec la communauté politique et les contraintes qu’elle impose. Ou, enfin, celui qui serait plus disposé que les autres à recourir à la violence – même si a été introduit il y a quelque temps déjà la catégorie des « extrémistes violents », précisément pour les distinguer des radicaux.

Cette catégorie pose un certain nombre de problèmes. Pour le formuler de façon rapide, on est toujours le radical de quelqu’un. En Occident, beaucoup de chrétiens qui n’envisagent ni de renverser la République, ni d’abandonner toutes leurs possessions terrestres pour vivre sur les chemins à la suite du Christ, passent pour des radicaux aux yeux de certains de leurs semblables : parce qu’ils font le signe de la croix avant de passer à table, parce qu’ils affirment que le Christ est mort et ressuscité pour le salut des hommes, parce qu’ils se servent de leur foi pour comprendre le monde qui les entoure, etc. Souvent, ce qui est interprété comme de la radicalité – avec une forte connotation péjorative – est simplement une distance culturelle. Dans certains pays d’Europe, de nombreuses personnes considèrent ainsi, de bonne foi, que le port du voile dans l’espace public est un « signe extérieur de radicalité », ou qu’on ne saurait participer à une procession chrétienne sans être un « intégriste ». Le concept de « radicalité » est donc équivoque, difficilement objectivable, et doit être utilisé avec une extrême prudence.

Pour autant, cela ne lui retire pas toute pertinence, en particulier pour caractériser des dynamiques internes à des groupes religieux, rapportées à des systèmes de valeurs et de normes différents. Tel groupe peut affirmer que s’abstenir de tel aliment, ou adopter telle tenue vestimentaire, est plus « radical », et donc préférable. Tel autre groupe peut affirmer qu’il est plus « radical », et donc préférable, de donner une part plus importante de son revenu à ceux qui sont dans le besoin, ou encore de consacrer davantage de temps à l’étude des textes sacrés et à la prière. Une grande partie des débats internes à un groupe religieux portent sur les contours de la « radicalité » ; une scission entre deux tendances – et ce, aussi bien chez les protestants les plus libéraux que chez les djihadistes – a souvent pour origine la prétention de l’une d’elles à s’affirmer comme plus radicale, plus authentique, par l’adoption de telle pratique, par l’adhésion à tel dogme dont l’autre ne veut pas.

Des ouvrages récents (Islamic Exceptionalism de Shadi Hamid, Salafism in Nigeria d’Alexander Thurston, ou encore Le Salafisme aujourd’hui de Samir Amghar) présentent des développements particulièrement intéressants sur la radicalité religieuse et la façon dont elle peut être appréhendée par l’autorité publique. De ces lectures et d’un certain nombre d’échanges avec des personnes perçues comme « radicales » dans différents pays, je retire les pistes de réflexion suivantes.

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Prévaut encore trop souvent aujourd’hui une vision selon laquelle les idées religieuses seraient de pures abstractions, répandues à travers le monde par des prédicateurs qui n’en seraient que les vecteurs. Il y a une tendance à « prendre au mot » les religieux, en particulier dits « radicaux », parce qu’on s’abstient, par paresse ou par manque d’outils intellectuels appropriés, de déconstruire leur discours et notamment leur prétention à défendre une orthodoxie, ou une conformité à des pratiques ancestrales. On accusera ainsi l’Arabie saoudite de « répandre le salafisme », en croyant que les prédicateurs saoudiens, ou formés en Arabie saoudite, sont les dociles propagateurs d’une théologie définie à Médine, ne feraient que reproduire des croyances et des pratiques d’un bout à l’autre de la planète… alors que tout montre qu’il n’en est rien, et que partout où il s’implante, le salafisme s’adapte aux contextes qu’il trouve, connaît des dissensions internes vives, crée des formes de relation au politique très diverses. Face à l’expansion d’un tel courant religieux, s’il ne change pas d’approche, l’État risque de se condamner à un balancement entre constat d’impuissance (« comment contre-attaquer devant des idées aussi exotiques et irrationnelles ? ») et tentation de réprimer (« fermons les lieux de culte, fermons la porte aux prédicateurs étrangers, et le problème sera résolu ! »).

Pour maintenir ou accroître ses effectifs, un groupe religieux doit trouver sa place dans un contexte social et politique, et doit, en particulier, définir les relations qu’il entretien avec l’État. Cette relation occupe une place de premier plan dans l’histoire des religions, et en particulier dans celle de leurs divisions et de leurs mutations. Une grande partie du protestantisme actuel s’enracine d’une façon ou d’une autre dans le choix fait par certains groupes entre le XVIe et le XVIIIe siècles d’émigrer à travers l’Atlantique pour ne plus avoir à se soumettre à certaines autorités politiques afin de pouvoir vivre leur foi de façon plus « radicale ». Le sujet le plus vivement débattu et le plus profondément clivant au sein du christianisme contemporain n’est ni la liturgie, ni la sexualité, mais la relation au politique. Il en est de même au sein de l’islam contemporain : beaucoup en Occident présentent les soubresauts actuels comme le conflit entre un hypothétique « modèle politique musulman » qui serait « déjà là » ou « contenu dans le Coran » et l’État moderne, alors que le débat sur ce que l’État doit être dans un pays dont la majorité de la population est musulmane n’a jamais cessé et semble même plus vivant que jamais.

Les approches religieuses du politique se nourrissent évidemment des approches politiques du religieux, et inversement. Un exemple particulièrement frappant est celui du concept de « liberté religieuse » dans l’Église catholique tel qu’il a été promu par le concile Vatican II – c’est-à-dire la doctrine selon laquelle il convient que l’État n’exerce aucune contrainte en matière de religion. Si cette doctrine n’avait pas été mise en œuvre par le pouvoir politique aux États-Unis (au moins dans son principe, ce qui n’a pas empêché, par exemple, des vagues d’anti-catholicisme, ou encore l’impossibilité pour beaucoup de musulmans d’obtenir la citoyenneté américaine jusqu’au milieu du XXe siècle…), et conceptualisée par un théologien américain (John Courtney Murray), elle n’aurait peut-être pas été « validée » par le concile – ou en tout cas, pas aussi tôt. Bref, s’il y a un moyen par lequel l’État est en mesure de peser sur l’évolution des groupes religieux, c’est bien la façon dont il choisit de les traiter.

Ce problème se pose de façon particulièrement aiguë pour les courants dits « radicaux » : du fait de leur « radicalité » perçue, il est vraisemblable qu’une partie non négligeable de la population sera favorable à ce que l’État restreigne leurs libertés fondamentales, voire les réprime violemment. Or on dispose de suffisamment d’exemples récents pour affirmer avec un degré raisonnable de certitude que les restrictions apportées aux libertés fondamentales des personnes ou leur répression ne peuvent être que contre-productives. Quand l’État se montre hostile à un groupe religieux en restreignant les libertés fondamentales de ses membres ou en les réprimant violemment, il renforce, au sein de ce groupe, la tendance la plus hostile à l’État, il donne davantage de crédibilité aux thèses exclusivistes : celles qui tendent à rejeter la possibilité d’un salut en-dehors du groupe, à juger dangereux ou inutile d’entretenir des contact avec ceux qui n’appartiennent pas au groupe, voire à remettre en cause la possibilité d’une coexistence pacifique avec des non-membres du groupe. L’exclusivisme est un concept sensiblement moins nébuleux que la « radicalité », et qui pourrait souvent lui être préféré – à condition toutefois de ne pas diaboliser les « exclusivistes ». Par exemple, contrairement à ce qu’écrivait Rousseau (Du contrat social, IV, 8), il est tout à fait possible de coexister pacifiquement avec quelqu’un qu’on pense être voué à l’enfer : le monde actuel en donne, grâce à Dieu, des exemples innombrables.

La situation idéale semble être celle dans laquelle les limites fixées par l’autorité politique sont stables, les mêmes pour tous, et n’entrent pas en conflit avec l’exercice des libertés fondamentales. Dans un État de droit, il ne devrait pas être possible de dissoudre une association sous de vagues prétextes, comme l’enseignement d’une doctrine « radicale » ou même « exclusiviste » : la lutte contre les groupes dits « sectaires » est censée se fonder sur les activités illégales auxquelles se livrent certaines associations ou individus, rien de plus, rien de moins. Que se passerait-il si, demain, comme d’autres le proposent, on interdisait aux associations religieuses de faire référence à certains auteurs ou à certains courants de pensée ? Les normes qui s’appliquent en matière de construction d’édifices religieux, de processions publiques, de port de signes dit « religieux » dans l’espace public ne peuvent pas changer tous les quatre matins, être laissées à l’arbitraire des autorités locales ou à celui des personnes chargées du maintien de l’ordre public. En changeant fréquemment les règles, en maintenant le flou, on donne l’impression que les libertés fondamentales d’une partie de la population ne sont qu’un « outil » dont on peut se servir à son gré pour donner des garanties – bien illusoires… – à un électorat qui s’inquiéterait des évolutions sociales en cours.

L’instabilité et l’ambiguïté des normes menace la coexistence. Ainsi, la limite entre ce qui est acceptable et inacceptable dans le discours d’un prédicateur devrait être définie de façon précise : on ne peut pas faire planer une menace vague sur tel ou tel type de discours, laisser entendre que ceux qui s’inscrivent dans telle tendance, enseignent telle doctrine, pourraient être réprimés d’une manière ou d’une autre. S’il est possible, par exemple, d’appeler à ne pas porter tel vêtement jugé « indécent », à ne pas écouter telle forme de musique jugée « satanique », et même dans certaines limites, de critiquer les lois en vigueur voire d’appeler à la désobéissance civile, il faut le garantir et ne pas se lasser de le réaffirmer – tout en sanctionnant fermement ceux qui, par exemple, appellent à la violence. Enfin, les normes doivent être les mêmes pour tous : la loi ne doit pas stigmatiser certains groupes religieux en ciblant certaines de leurs pratiques ou certains de leurs enseignements, au risque de renforcer leur marginalisation et d’encourager l’exclusivisme en leur sein.

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La conception erronée évoquée au début de ce texte, suivant laquelle les idées religieuses se déplaceraient à travers le monde, toujours égales à elles-mêmes, provoquant ici ou là haine, violence, « radicalisation », est à la racine de bien des erreurs politiques. Les idées religieuses, forcément irrationnelles, n’évolueraient pas – ou seulement dans le mauvais sens, vers plus de radicalité ou d’exclusivisme –, jusqu’à l’avènement tant attendu des « Lumières », qui résoudront tous nos problèmes. Les « radicaux » sont considérés comme perdus pour la société, figés à jamais dans leur radicalité, à moins que par miracle un sorcier de passage les désenvoûte avec ses herbes et formules magiques, ou peut-être ses stages de « déradicalisation » ?

Si par extraordinaire le « radical » nous paraît à un moment ou à un autre « acceptable », ce serait nécessairement parce qu’il nous trompe, qu’il a recours à la trop fameuse taqiya (dans l’islam, possibilité de dissimuler sa foi lorsqu’on fait l’objet d’une contrainte). Réflexe intellectuel étonnant : tout d’abord, modifier la présentation qu’on fait de ses idées pour séduire tel ou tel public ou pour se rendre acceptable dans un contexte culturel, social et politique donné est un phénomène universel, qui n’a rien de spécifique au religieux, a fortiori aux religieux « radicaux ». Que certains groupes religieux « extrémistes violents » dont le principal objectif est de commettre des attentats dissimulent leurs intentions n’a rien de très surprenant : les services de sécurité et de renseignement de nombreux pays l’ont découvert il y a quelques siècles.

D’autre part, cela revient à postuler que la relation entre foi et actes, entre dogmes et pratiques, joue dans un seul sens : la foi détermine les actes, le dogme détermine la pratique. Là encore, on « prend au mot » le discours religieux – et même un certain niveau assez primaire de discours religieux (« adhère au dogme que je te propose, et ta vie sera radicalement transformée ») : on peut faire remonter, cette fois, à quelques millénaires le moment où les religieux se sont rendu compte que la relation entre foi et actes n’était pas à sens unique. Cela vaut aussi pour les convictions et les pratiques politiques : ces dernières années, d’un pays à l’autre, d’une tendance à l’autre, d’un individu à l’autre, Frères musulmans ou salafistes (c’est-à-dire les courants dont la dénonciation globale et irréfléchie est devenue quasi-rituelle en Occident) ont connu des évolutions très diverses. On a pu observer en particulier qu’un grand nombre de ceux qui ont accepté les règles du jeu démocratique – même si elles étaient persuadées de le faire pour des raisons stratégiques, et pour certains, sans abandonner des convictions religieuses et politiques hostiles à la démocratie – ont connu une évolution en profondeur de leur comportement et de leurs opinions.

Shadi Hamid raconte dans Islamic Exceptionalism une discussion qu’il a eue en 2015 avec l’homme politique tunisien Habib Ellouze, une des principales figures de la tendance « dure » au sein du mouvement Ennahdha (dans la mouvance des Frères musulmans) : « Il était préoccupé par des personnalités plus jeunes au sein du parti, qui avaient grandi en exil ou en-dehors du mouvement [et auxquelles il reproche, en résumé, de diluer le caractère « islamique » d’Ennahdha]. D’après lui, ce qui n’est d’abord qu’une tactique peut être rapidement « internalisé ». À force de répéter quelque chose, on finit par le croire. Personne n’aime se livrer consciemment à un « double discours » – « double discours » dont Ennahda est fréquemment accusé par ses opposants. Pour combler le fossé entre ce qu’on dit et ce qu’on croit, on peut être tenté de modifier ce qu’on croit. » L’auteur relève d’ailleurs que c’est un phénomène courant en politique : pour convaincre une partie des électeurs, les personnalités de toute tendance adoptent des éléments de langage auxquelles elles n’adhèrent pas forcément, et finissent par se convaincre elles-mêmes de ce qu’elles ont tant de fois répété.

Alexander Thurston développe (dans l’ouvrage cité plus haut, mais aussi dans cet article accessible en ligne), comment, pris entre d’un côté les contraintes posées par l’appareil d’État, et de l’autre le développement d’un mouvement djihadiste (Boko Haram) les salafistes nigérians connaissent des parcours très variés, avec un large éventail d’options, de la coopération étroite avec l’État (ou encore l’adhésion active à certaines valeurs « modernes » comme l’éducation pour tous, ou la réussite économique individuelle) jusqu’au basculement dans l’action violente. Un de ses principaux centres d’intérêts est la notion de « canon » (ensemble des textes de référence dans un groupe religieux) : il montre de façon convaincante comment l’évolution du « canon » ne détermine pas l’évolution des convictions ou des attitudes politiques (en particulier en ce qui concerne le recours à la violence) mais l’accompagne. Il souligne par ailleurs que de nombreuses personnes aux convictions perçues comme radicales et incontestablement « exclusivistes » ont pris fermement position contre l’extrémisme violent, jusqu’à le payer de leur vie. Enfin, il met en évidence que l’émergence d’un mouvement aussi destructeur que Boko Haram a été rendue possible par un jeu trouble entre l’autorité politique et un groupe religieux, chacun essayant d’instrumentaliser l’autre pour ses intérêts propres avant d’engager une lutte à mort : des événements dont l’Afrique de l’Ouest n’est pas seule à pouvoir tirer des leçons.

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Pour conclure : il est urgent de dédramatiser la radicalité. Que nous en soyons conscients ou non, nous coexistons paisiblement, voire coopérons activement avec une foule de gens qui ont des convictions très éloignées des nôtres, et parfois, des convictions que nous jugeons « radicales ». Il n’est ni juste, ni raisonnable de condamner ou d’exclure certains membres de la communauté nationale ou étrangers résidant dans un pays donné parce qu’ils adhèrent à certaines idées ou se conforment à certaines pratiques qui ne menacent aucunement les libertés fondamentales du reste de la population. Le rôle de l’État n’est certainement pas de s’impliquer dans les controverses religieuses, ou de désigner des « coupables » : « coupables » du terrorisme, « coupables » de la « communautarisation », et j’en passe. Si des représentants de l’État tenaient ce genre de propos, ils ne feraient que donner une « prime au plus exclusiviste » au sein des courants radicaux : « Vous voyez bien que l’État nous veut du mal ! » ; « Vous voyez bien qu’il n’y a rien à attendre de ces mécréants ! ». Nous avons besoin de controverses vigoureuses et saines : l’État peut y contribuer s’il ne se comporte pas en distributeur de bons et de mauvais points, et, au contraire, stimule, en se gardant de toute ingérence, la rencontre et le dialogue entre citoyens de toutes convictions, non-croyants comme croyants.

Ceux qui ont déjà fait le choix de la violence ne peuvent qu’être combattus, en attendant qu’ils soient mis hors d’état de nuire, et en espérant qu’un jour ils renoncent à la violence – comme beaucoup d’autres y ont renoncé avant eux. Mais au risque d’être banal, il faut rappeler que la « radicalité », y compris religieuse, n’est pas en soi un danger ; il se fait beaucoup plus de bien que de mal chaque jour dans le monde au nom de la « radicalité ». Ce sont des formes de « radicalité » qui nous mettent au service les uns des autres, qui nous poussent à nous engager davantage, le plus souvent au profit de la société dans son ensemble. L’exclusivisme religieux défini plus haut présente, dans certains cas, des risques pour la cohésion sociale : mais un danger qu’on ne pourra pas combattre efficacement par la répression ou la stigmatisation de ceux qui y adhèrent. Face à certaines formes de radicalités susceptibles de devenir des menaces, face aux dérives violentes possibles de l’exclusivisme, le rôle de l’État est de fixer des limites claires et précises, compatibles avec l’exercice des libertés fondamentales, entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. De telles limites contribueront grandement à ce que les groupes religieux se structurent de façon bénéfique à l’ensemble de la société, à ce que les prédicateurs les plus exclusivistes, voire les plus violents, n’apparaissent pas comme les plus séduisants.

Prêter attention à tout cela ne suffira hélas pas à nous préserver du terrorisme. En revanche, on peut légitimement en attendre un relatif apaisement des tensions qui se font jour dès qu’il est question de religion – ce qui, en bien des endroits du monde, ne pourra pas faire de mal.

Saint Søren, priez pour nous ?

Il n’est pas d’usage dans l’Église catholique, apostolique et romaine de béatifier (déclarer « bienheureux » ou « bienheureuse ») ou de canoniser (déclarer « sainte » ou « saint ») des personnes qui n’auraient pas été, au moment de leur mort, en communion avec elle. Seules « ses » fidèles peuvent être proposées à la vénération des fidèles, eux seuls peuvent être donnés en exemple de cette façon particulièrement éminente.

L’Église épiscopale des États-Unis ne canonise pas. N’y sont appelées « saintes » que les personnes canonisées avant les divisions survenues dans l’Église d’Occident au XVIe siècle. En revanche, elle donne en exemple et propose à la vénération de ses fidèles – notamment en les incluant dans son calendrier liturgique et en composant des prières de circonstance – un grand nombre de personnes appartenant à différentes Églises.

Son calendrier liturgique est donc d’une richesse et d’une variété assez remarquables, incluant des saints d’Occident et d’Orient canonisés avant le XVIe siècle (des papes comme Grégoire le Grand, des philosophes et théologiens comme Grégoire de Nysse, Anselme de Cantorbéry ou Thomas d’Aquin) mais aussi plus tard : en Occident, Jeanne d’Arc (béatifiée en 1909 et canonisée en 1920 dans l’Église catholique) ou Jean Bosco (religieux et éducateur italien du XIXe siècle, fondateur des Salésiens), en Orient, l’écrivain d’icônes Andreï Roublev (canonisé dans l’Église orthodoxe russe en 1988) ou Tikhon (patriarche de Moscou et de toute la Russie pendant les premières années de l’Union soviétique, canonisé en 1981 par l’Église orthodoxe russe hors de Russie et en 1989 par l’Église orthodoxe russe).

Ne sont pas écartées des personnes qui ont été impliquées en leur temps dans des conflits entre chrétiens, comme Ignace de Loyola, le fondateur de la Société de Jésus (XVIe siècle), ou encore des personnes reçues dans une autre Église, comme John Henry Newman (XIXe siècle, prêtre anglican reçu dans l’Église catholique, devenu cardinal, et béatifié dans l’Église catholique en 2010). Un archevêque catholique a même été vénéré avant sa béatification en 2015 : l’archevêque salvadorien Oscar Romero, assassiné en 1980 pendant qu’il disait la messe. J’ai découvert l’existence de Janani Luwum, archevêque ougandais assassiné en 1977, sans doute en raison de son hostilité au régime d’Idi Amin Dada. On retrouve aussi les martyrs du Japon et les martyrs d’Ouganda, vénérés dans leur ensemble, sans distinction entre catholiques, anglicans ou autres – en 1964, quand le pape Paul VI avait béatifié les vingt-deux martyrs (catholiques) d’Ouganda, il avait précisé que l’Église catholique ne souhaitait pas « oublier ceux qui, de confession anglicane, avaient affronté la mort au nom du Christ ».

Figurent aussi parmi les personnes données en exemple dans cette Église le pasteur et activiste Martin Luther King, des théologiens comme Søren Kierkegaard, Karl Barth ou Dietrich Bonhoeffer, des compositeurs comme Jean-Sébastien Bach ou William Byrd, des écrivains comme Christina Rossetti, Gilbert Keith Chesterton ou Clive Staples Lewis (l’auteur des Chroniques de Narnia, et de nombreux ouvrages d’apologétique chrétienne), des scientifiques comme Nicolas Copernic et Johannes Kepler. Ce que je trouve intéressant, c’est qu’en tant que chrétien (et catholique), au fond, tous ces gens, catholiques ou non, ont joué un rôle dans ma vie de foi à divers titres, m’ont aidé à rencontre Dieu de différentes manières. L’impact de Bonhoeffer et a fortiori de Barth sur la théologie catholique est indéniable. Bach, Haendel, Byrd, Tallis ont sans nul doute fait voir Dieu, porté à la prière, accompagné la liturgie au-delà des frontières entre Églises. Copernic et Kepler nous ont aidé à mieux voir le monde tel que Dieu le crée. Chesterton et Lewis sont lus par des chrétiens de toute confession comme par des agnostiques, athées ou croyants non-chrétiens.

Alors que faudrait-il faire ? Comme je l’ai déjà dit, l’Église catholique ne canonise pas ceux qui n’adhèrent pas à elle de façon explicite. Modifier cet usage serait peut-être perçu par d’autres Églises comme une « annexion », une façon de créer des « catholiques malgré eux ». Par ailleurs, l’Église catholique canonise suivant une procédure très rigoureuse, en accordant une attention importante à l’orthodoxie et à l’exemplarité des vertus. Qu’est-il possible de faire pour mieux reconnaître ces « saints non formellement catholiques » – qui jouent d’ores et déjà un rôle important dans la vie de très nombreux catholiques ? Je l’ignore.

Ce dont je suis certain, c’est qu’en dépit des progrès de l’œcuménisme au cours des dernières décennies, nous sommes toujours tentés de croire que notre Église est la seule à avoir la « recette » du salut. Or il n’y a pas de « recette » du salut, celui-ci étant donné à une multitude suivant des voies qui nous sont souvent mystérieuses. Je suis sûr que nous trouverons à l’avenir des moyens de mieux reconnaître la façon dont l’Esprit-Saint est à l’œuvre, celle dont le Christ se manifeste, celle dont le salut de Dieu advient en-dehors des limites apparentes de l’Église catholique apostolique et romaine.

Islamic Exceptionalism (Shadi Hamid)

Shadi Hamid apporte me semble-t-il une contribution utile au débat sur islam et politique. J’ai lu son ouvrage (Islamic Exceptionalism) avec grand intérêt, tant pour la vision d’ensemble qu’il propose que pour ses chapitres brillants et concis sur les derniers événements en Égypte, en Turquie et en Tunisie. Cette recension s’inspire en grande partie d’articles ou entretiens avec l’auteur publiés par Slate, The Atlantic et The Washington Post.

Dans Islamic Exceptionalism, Shadi Hamid (chercheur à la Brookings Institution) défend la thèse selon laquelle l’islam se distingue significativement des autres religions par son rapport au droit et à la politique. Il utilise le terme « exceptionalisme » parce qu’il est neutre moralement : en effet, il entend aussi montrer que le fait que la religion joue un rôle important dans la vie publique n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Pour Shadi Hamid, l’islam a toujours montré une grande résistance face au principe de laïcité, et il en sera toujours ainsi au cours des décennies à venir.

Contrairement au Christ, le prophète Mohammed est un « homme politique », un chef d’État. Le lien étroit entre religion et politique dans l’islam n’est pas accidentel, mais intrinsèque, et fait partie du projet de son fondateur. Il est donc très difficile à une personnalité politique musulmane réformatrice de s’appuyer sur le Coran pour plaider en faveur de la laïcité. Ce n’est pas impossible : un certain nombre de penseurs musulmans se sont prononcés en faveur de la laïcité ces dernières décennies (notamment en cherchant à distinguer, dans l’enseignement du prophète Mohammed, des principes valables dans l’éternité et d’autres qui ne vaudraient pour les communautés de son temps). Mais ils n’ont pu le faire qu’en critiquant, en fragilisant d’une manière ou d’une autre un modèle prophétique très profondément ancré dans l’islam : il est donc peu probable que leurs idées rencontrent un succès massif chez les musulmans à moyen terme. Il faut arrêter de croire que les pays à majorité musulmane pourront connaître la même trajectoire politique que les pays à majorité chrétienne, et tout particulièrement, de croire que démocratisation et sécularisation avanceront de concert. L’islam ne connaîtra pas de processus semblable à la « Réforme » ou aux « Lumières » ; il évoluera, mais pas de cette manière-là.

Les textes fondateurs d’une religion peuvent être interprétés de façon variable au cours de l’histoire, mais l’interprétation rencontre des limites : ainsi, il est impossible de se prétendre – en tout cas du point de vue théologique – chrétien si on pense que Jésus n’était qu’un homme comme les autres. On peut être culturellement chrétien, chrétien de nom, mais dans ce cas de figure la substance théologique du christianisme est perdue. Pour l’islam, c’est la même chose, et cela implique en particulier que le Coran n’est pas seulement la « parole de Dieu » mais un texte dont Dieu est l’auteur. C’est une différence fondamentale. Shadi Hamid s’est vu reprocher de tenir un propos essentialiste, mais s’en défend : ce qu’il veut dire, c’est que l’histoire compte. On peut imaginer que le prophète Mohammed n’ait pas été en mesure de conquérir un territoire, par exemple en perdant une des premières batailles qu’il a menées. L’islam d’aujourd’hui en aurait sans doute été profondément changé, parce que le Coran lui-même serait différent : toujours est-il que dans l’histoire, Mohammed a été un conquérant et un chef d’État. La différence est d’autant plus déterminante que dans l’islam, malgré des nuances non négligeables d’un courant à l’autre, les actes, le comportement du prophète et de ses compagnons font autorité, sont érigées en modèle, d’une façon qui n’a guère d’équivalent dans le christianisme.

L’auteur convient qu’il est possible de s’appuyer sur cet « exceptionalisme » pour justifier toute sorte d’orientations politiques, y compris celles défendues par l’État islamique, ce qui peut contribuer à donner, à tort, une mauvaise image de l’islam en général. À ce sujet, il fait remarquer que si en Occident on soutient parfois la thèse selon laquelle les « Arabes » ou les « musulmans » seraient fondamentalement enclins à la violence, c’est en général en pensant aux mouvements djihadistes. Sans écarter ce type de violence, il faut relever que l’essentiel de la violence politique commise dans le monde arabe est imputable à des régimes qui se veulent laïcs et répriment les mouvements islamistes – violents comme non-violents.

Il faut d’après Shadi Hamid rappeler dans le même temps, d’une part, que la très grande majorité des musulmans (y compris ceux qui sont favorables à l’islam politique) rejettent l’État islamique, d’autre part, que les militants de l’État islamique pensent faire la volonté de Dieu. On se fourvoie si on ne voit dans l’État islamique qu’un groupe de criminels et de fanatiques. Il faut les prendre au sérieux. Bien sûr que l’État islamique présente une version pervertie de l’islam, mais cela ne veut pas dire que ses militants n’y croient pas vraiment. Il faut être conscient de la force des concepts mobilisées par l’État islamique, en particulier celui de « califat », qui, dans l’esprit de beaucoup de musulmans, renvoie à une grandeur passée idéalisée dont la restauration est possible et souhaitable.

Shadi Hamid s’appuie sur une analyse du rôle joué par les mouvements islamistes (dans la définition qu’il utilise : ceux qui veulent que l’islam joue un rôle central dans la vie politique) ces dernières années en Turquie, en Égypte et en Tunisie. Il ne pense pas que l’islamisme soit incompatible avec la démocratie, mais qu’il est nécessairement en tension avec le libéralisme politique – et il est pour lui essentiel de distinguer démocratie et libéralisme politique. Il n’existe pas aujourd’hui d’islamisme libéral ; un mouvement se revendiquant de l’islamisme qui arriverait au pouvoir grâce à une élection démocratique mettra en œuvre des politiques qui iront d’une manière ou d’une autre à l’encontre des libertés individuelles, de l’égalité de genre ou des droits des minorités. Le concept de « démocratie illibérale » popularisé par Fareed Zakaria lui paraît pertinent pour caractériser une telle situation – il relève que les États-Unis ont donné un exemple récent d’élection démocratique d’une personne dont l’adhésion au libéralisme politique classique est sujette à caution.

Nous aurions tort de voir le libéralisme politique comme la « fin de l’histoire » : dans de nombreux pays du monde, la plus grande partie de la population ne le considère pas comme un horizon souhaitable. Au-delà des objectifs que les individus peuvent avoir en termes de statut social ou de prospérité, ils ont des interrogations fondamentales (sens de l’existence, vie après la mort) auxquelles l’islam fournit des réponses. Dans des pays où le nationalisme est perçu comme trop artificiel ou trop dangereux et où la majorité de la population est musulmane, l’islam peut unifier, renforcer la cohésion sociale, contribuer à créer une communauté politique.

Dans les pays où l’islam est minoritaire, la situation est différente ; les États-Unis donnent un exemple assez encourageant d’intégration des musulmans. Ils y sont de plus en plus à l’aise avec leur identité américaine, et la présidence Trump pourrait en fait renforcer cette tendance, en poussant les musulmans à affirmer leur américanité, et la compatibilité entre leurs convictions religieuses et leur citoyenneté.

Beaucoup se sont appuyé sur l’exemple de la Turquie au cours des années 2000 pour envisager avec confiance un avenir apaisé et l’essor d’un islam politique modéré. Il s’avère aujourd’hui, d’une part, que la tension entre islam politique et sécularisme reste extrêmement vive, et d’autre part que le président Erdogan veut utiliser un État fort pour transformer la société turque, se débarrasser de l’héritage « laïque ». On sous-estime trop souvent en Occident le ressentiment qui existe dans une grande partie de la société turque vis-à-vis de cet héritage. L’auteur cite un entretien avec un conseiller de l’ancien premier ministre Davutoglu : jusqu’au début des années 2010, sa femme n’avait pas le droit de travailler à l’hôpital, parce qu’elle tenait à porter son voile ; les propres filles d’Erdogan ne pouvaient pas aller à l’université en Turquie. Cette situation dans laquelle beaucoup se sentaient exclus de leur propre pays, une élite « laïque » soutenant qu’on ne pouvait pas être vraiment turc si l’on était croyant ou dévot, ne pouvait pas perdurer. Il y a un véritable « désir de revanche » qui s’explique aussi, dans le temps long, par un sentiment que partagent beaucoup de musulmans à travers le monde : celui d’être les « perdants » de l’histoire, d’avoir connu une décadence après un âge d’or, âge d’or auquel l’islam politique permettra de revenir.

En Égypte, la présidence de Mohamed Morsi a été interrompue très brutalement, avec des conséquences qui vont très au-delà du pays en question. Shadi Hamid relève que certains de ses proches, hostiles aux Frères musulmans, ont applaudi le massacre de Rabaa, qui traumatisera encore longtemps la société égyptienne. Beaucoup de jeunes Égyptiens, ont perdu toute confiance dans la transformation de leur société par des moyens démocratiques – cela ne veut pas dire qu’ils recourront à la violence, mais l’idée que seule la violence (régimes autoritaires, terrorisme) « marche » se trouve renforcée. Il faut en finir avec le fantasme suivant lequel on peut éradiquer l’islam politique ; on ne « sécularise » pas les gens de force.

La Tunisie a connu un très relatif succès, mais il faut se garder de fétichiser le parcours qu’elle a connu. En pourcentage de sa population totale, aucun pays n’envoie autant de combattants en Syrie – pas seulement vers l’État islamique bien sûr, mais en grande partie. Il faut poser un regard plus critique sur ce qui s’est passé dans ce pays. On ne peut pas vraiment parler d’une réconciliation de l’islam politique avec la démocratie, Ennahda ayant pour l’essentiel mis de côté, au moins pour un temps, son islamisme. Il faudra voir ce que cela donnera dans dix, vingt ou trente ans.

Shadi Hamid est pessimiste s’agissant de l’avenir du libéralisme politique et de la laïcité, mais pas nécessairement s’agissant de la paix sociale ou d’une politique inclusive. Cela implique d’admettre que l’islam puisse jouer à l’avenir un rôle dans la vie publique, un rôle qui pourra être difficile à accepter pour les défenseurs du libéralisme politique, de la société ouverte. La Malaisie, l’Indonésie, dont l’actualité est peu commentée, sont incontestablement des démocraties plus avancées que la plupart des pays du monde arabe, et, paradoxalement en apparence, mettent davantage en œuvre la charia.

En résumé, il faut admettre que démocratisation et sécularisation ne sont pas nécessairement concomitantes : il semble que parfois, au contraire, la démocratisation puisse être accompagnée d’un renforcement de la place de l’islam dans la vie politique, notamment parce que c’est, tout simplement, ce que les électeurs souhaitent. Si nous croyons vraiment dans l’efficacité des processus démocratiques, peut-être faut-il les encourager et les laisser jouer à plus long terme dans les pays où la majorité de la population est musulmane, sans tirer de conclusions prématurées : il faut s’attendre à des échecs, à des réussites, et sans doute, à moyen terme, à ce que la démocratie prenne parfois des aspects inacceptables du point de vue des défenseurs du libéralisme politique.

L’avenir du pluralisme

Voici quelques notes faisant suite à la lecture de Confident Pluralism : Surviving Through Deep Difference de John D. Inazu (University of Chicago Press, 2015) et du Manifeste pour une coexistence active de Samuel Grzybowski (L’Atelier, 2015). Deux ouvrages très différents (l’un d’un universitaire américain, spécialiste de la liberté religieuse, l’autre d’un militant français, connu pour avoir été à l’origine du mouvement interconvictionnel Coexister), mais qui abordent par des biais différents la question du pluralisme entendu comme coexistence de personnes d’opinions, de croyances, de cultures différentes dans un même espace, sous un même régime politique.

L’ouvrage de John D. Inazu peut être interprété comme une longue critique de cette célèbre affirmation de Jean-Jacques Rousseau : « il est impossible de vivre en paix avec des gens qu’on croit damnés » (Du contrat social, IV, 8). L’auteur estime qu’au contraire, dans le cadre d’un « pluralisme confiant », il est possible de coexister sans renoncer à nos différences, sans les minimiser : c’est même la force de nos convictions qui rend possible notre coexistence. On n’entre pas dans un pluralisme authentique s’il faut laisser à la porte son identité, ses engagements.

L’État doit donc selon lui, par exemple, mettre aussi peu de limites que possible à la liberté d’association, y compris pour des groupes qui selon les uns ou les autres porteraient atteinte à des « valeurs » dont aucune définition ne fait consensus (« justice », « dignité », « moralité »…). Lors des discussions accompagnant la rédaction de la Déclaration des droits américaine, une proposition visant à restreindre la liberté d’association aux groupes « œuvrant pour le bien commun » avait été écartée. Pour lui, on ne peut pas faire pleinement confiance à l’État pour respecter la liberté d’association des groupes non-conformistes : il faut donc accorder à cette dernière de fortes garanties, y compris pour des groupes qui seraient hostiles au principe même du pluralisme confiant.

Du point de vue de l’auteur, il est essentiel, quoi qu’il arrive, de veiller à deux choses si l’on tient à préserver le pluralisme dans nos sociétés sur le long terme : tout d’abord, minimiser le « coût » social du désaccord. On doit pouvoir être en désaccord en tant qu’individu au sein d’un groupe, en tant que groupe minoritaire face à une majorité, sans être victime d’exclusion, sans perdre son emploi. L’État peut y contribuer, non en multipliant les mesures de protection vis-à-vis de tel ou tel groupe, de telle ou telle identité, mais en soutenant une vie associative dynamique (notamment grâce aux déductions fiscales sur les dons aux associations), sans être trop regardant sur les fins poursuivies – l’État étant loin d’être infaillible dans son interprétation de notions comme le « bien commun » ou l’ « utilité publique ».

L’État a aussi un rôle à jouer dans la préservation, la promotion de « terrains communs ». Sur ce deuxième point, toutes légitimes que soient les revendications de certains groupes, il est préférable, autant que possible, d’éviter de rompre l’engagement, de préserver le « terrain » sur lequel la discussion est possible : pas nécessairement un terrain d’entente mais un terrain commun – qui pourra peut-être, un jour, être un terrain d’entente, mais là n’est pas l’essentiel du point de vue de la défense du pluralisme. Les arguments qui, quoique fondés en raison, interrompent la discussion, réduisent le « terrain commun », doivent être évités autant que possible.

Rien n’est perdu : nous pouvons tous en donner de nombreux exemples (et l’auteur en donne de particulièrement frappants), la distance idéologique est loin de toujours correspondre à une distance relationnelle. Si nous avons parfois l’impression que le pluralisme est particulièrement difficile à vivre de nos jours, ou que nos sociétés étaient plus « cohérentes » autrefois, c’est en grande partie parce que ceux qui manifestaient leur désaccord étaient réprimés ou exclus. Le chemin du pluralisme n’est certainement pas facile, il passe par la tolérance de convictions, de modes de vie qui nous paraissent étranges, voire nous « agressent », par l’humilité (notamment dans la définition de ce que sont le « bien commun » et l’« épanouissement humain », par exemple : nous pouvons travailler ensemble sans tomber d’accord), la patience… mais il est le seul possible.

Samuel Grzybowski, dans un ouvrage enthousiaste, fondé sur une solide expérience du dialogue interreligieux et interconvictionnel (incluant les personnes ne se reconnaissant pas de conviction religieuse), constate l’insuffisance du dialogue interreligieux fondé sur les relations entre chefs religieux et propose de chercher avant tout à créer du lien entre des personnes qui se reconnaissent dans telle ou telle conviction. L’entente, la compréhension mutuelle ne précèdent pas nécessairement l’action commune mais peuvent la suivre. Samuel Grzybowski invite à marcher quelques pas plus loin que l’auteur précédent en passant de la tolérance, « point de départ nécessaire pour entrer en dialogue avec l’autre » au respect, qui implique un a priori favorable ou neutre, « un consentement et une réappropriation ».

Outre des réflexions très pertinentes sur la laïcité française que je ne reprends pas ici, comme l’auteur de Confident Pluralism, il accorde une large place à une « éthique de la discussion », largement applicable en-dehors du contexte de rencontres interreligieuses ou interconvictionnelles, et développe notamment les principes suivants :

  • parler aux autres plutôt que parler des autres, apprendre à rencontrer des personnes dont nous ne partageons pas les convictions sans aborder immédiatement les questions les plus sensibles ;

  • veiller à la « chasteté » de la rencontre interreligieuse, en veillant à ne pas nous approprier Dieu ou la vérité, à ne pas tomber dans un rapport égocentrique avec notre propre conviction ;

  • sur les réseaux sociaux, s’efforcer de ne pas s’enfermer dans une communauté d’amis ou de contacts avec lesquels nous partageons des références, convictions ou combats communs pour l’essentiel ;

  • cultiver l’empathie pour des situations personnelles éloignées de la nôtre, sans fuir les sujets qui nous mettent mal à l’aise ; s’exercer à la bienveillance ; refuser d’essentialiser des communautés de religion et de conviction, en reconnaître la diversité.

Si j’osais leur faire une critique, je leur reprocherais sans doute d’évacuer un peu rapidement la question des rapports de force. Certes il est question avant tout de pluralisme, de coexistence, et je ne doute pas que les deux auteurs soient bien conscients que « l’éthique de la discussion » ne suffit pas quand une situation de domination se prolonge depuis trop longtemps, quand des souffrances graves ont été infligées. Et sans doute voient-ils la justice (si difficile qu’il soit d’en donner une définition, comme je l’ai bien noté chez John D. Inazu) et le pardon comme l’étape suivante : mais je ne peux pas m’empêcher de relever que ces mots sont presque absents des deux ouvrages. Cela étant, l’un et l’autre proposent une approche lucide du pluralisme et de la coexistence, sans illusion quant aux difficultés qui nous attendent tout en étant optimistes, ce qui est plus que bienvenu dans le contexte actuel.

L’Église catholique et les personnes LGBT en 2015

Ce blog n’a jamais prétendu être « militant » ; néanmoins, son auteur s’est retrouvé en plusieurs occasions « mobilisé » en faveur des personnes LGBT dans l’Église catholique. L’excellent blog de l’association américaine New Ways Ministry, qui plaide pour un renouvellement de l’approche catholique des questions  LGBT, dresse un bilan de l’année 2015 dans ce domaine, que je traduis et adapte ci-dessous.

Cela donnera peut-être quelques raisons d’espérer à ceux qui n’espèrent plus, et permettra peut-être à ceux qui se voilent encore la face devant la violence que l’Église fait peser sur les personnes LGBT de laisser tomber une fois pour toute le voile en question. Non, malgré certaines déclarations encourageantes du pape François, on ne peut pas dire que l’Église catholique soit tout amour pour les personnes LGBT. Elle leur montre trop souvent un visage qu’il faut bien qualifier de haineux, soutient les discriminations à leur encontre, voire leur répression, en particulier dans les pays où ils sont les plus vulnérables. Oui, aux États-Unis, des personnes sont licenciées par des institutions catholiques parce qu’elles se marient. Oui, en Afrique subsaharienne, des lois visant à mettre en prison, voire à mettre à mort des personnes homosexuelles ont été soutenues par des évêques catholiques.

Des personnes qui s’opposent publiquement au mariage entres personnes de même sexe montrent à ces mêmes personnes un visage plus ouvert. Le pape François, tout en plaidant pour que les catholiques sortent des « culture wars » et en échappant bien souvent aux clivages traditionnels… s’implique parfois dans ces même culture wars en parlant de « colonisation idéologique » à propos du mariage entre personnes de même sexe et d’« arme atomique » à propos du genre. Et puis, il y a tout ce dont la presse ne parle pas. Des prêtres excluent des personnes homosexuelles, d’autres vont à leur rencontre. Des familles catholiques mettent à la porte leurs enfants LGBT, d’autres les accueillent à bras ouverts, d’autres encore ne savent pas très bien et font comme elles peuvent. Je n’ai pas repris le découpage en « bonnes » et « mauvaises » nouvelles de New Ways Ministry. Vous êtes grands, vous vous débrouillerez.

En résumé, donc :

  • Les licenciements de personnes LGBT par des institutions catholiques se poursuivent [au moins une cinquantaine rien qu’aux États-Unis ces cinq dernières années].
  • De nombreux catholiques, en particulier des jeunes (lycéens et étudiants d’établissements catholiques d’enseignement), continuent de protester contre les licenciements injustes de personnes LGBT par des institutions catholiques.
  • L’Université Fordham [tenue par les Jésuites] publie un communiqué félicitant un enseignant épiscopalien de son département de théologie après son mariage avec un autre homme.
  • Les évêques allemands mettent en place une politique visant à éviter toute discrimination à l’encontre des personnes LGBT employées par des institutions catholiques.
  • St. Mary’s Academy, à Portland, dans l’Oregon, devient la première institution catholique à adopter une politique non discriminatoire pour ses employés engagés dans des unions homosexuelles.
  • La conférence épiscopale américaine maintient parmi ses priorités le combat contre l’extension du mariage aux couples de personnes de même sexe.
  • L’Irlande adopte par référendum l’extension du mariage aux couples de personnes du même sexe, de nombreux catholiques, prêtres, religieux et laïcs, s’expriment en faveur du « oui », ainsi que deux anciens archevêques anglicans de Dublin.
  • Le cardinal secrétaire d’État du Vatican qualifie l’extension du mariage aux couples de personnes du même sexe en Irlande de « défaite pour l’humanité ».
  • Le pape François soutient des propositions visant à interdire le mariage entre personnes de même sexe en Slovaquie et en Slovénie.
  • Les défilés de la Saint-Patrick à Boston et New York, après avoir refusé pendant des décennies que des groupes LGBT défilent en tant que tels, finissent par l’accepter.
  • En Louisiane, un homme marié à un autre homme se voit refuser la communion lors des funérailles de sa mère. L’archidiocèse de La Nouvelle-Orléans, qui présentait une approche relativement ouverte de la question homosexuelle sur une page son site web, retire la page en question après qu’elle a été médiatisée.
  • L’évêque du New Vermont fait une déclaration positive vis-à-vis des personnes transgenre, peu après son installation dans son diocèse.
  • Une brève rencontre qui aurait eu lieu entre le pape François et la militante contre l’extension du mariage aux couples de personnes du même sexe Kim Davis suscite des interrogations : il s’avère finalement que les seules laïcs que le pape François a rencontrés en particulier au cours de son voyage aux États-Unis sont un de ses anciens étudiants et son partenaire. Le pape François reçoit au Vatican un homme transgenre de nationalité espagnole.

Dieu vous garde ! Heureuse et sainte année !

Changer de refrain

On a trop parlé ces derniers temps d’un texte minable, hélas écrit par un prêtre, et insinuant, en substance, que ceux qui ont été assassinés le 13 novembre l’avaient bien cherché. Je n’ai aucune raison de penser que le point de vue qui y est exprimé soit partagé par un grand nombre de catholiques. Je n’y accorderai pas davantage d’intérêt – au point de ne pas même offrir de lien hypertexte. En revanche, il y a d’autres points de vue exprimés par des catholiques – points de vue distincts de celui évoqué précédemment, mais qui n’en sont peut-être pas aussi éloignés qu’il y paraît – dont j’aimerais que nous parlions, si vous le voulez bien.

Il ne s’agit pas ici de délires eschatologiques ou de vociférations contre les soi-disant suppôts de Satan. Je voudrais parler de cette petite musique, fort agréable à l’oreille des catholiques, qui s’insinue ici ou là, de tribune du Figaro en billet de blog, de sermon en chaîne de mails transmise par l’oncle Hector, de conversation de sortie de messe en commentaire sur Facebook. Cette petite musique qui dit, en ré mineur, « quand même… quand même… et si toutes ces horreurs, ça n’était pas de la faute de tous ceux dont la gueule ne nous revient pas ? » et se termine par une allègre variation en fa majeur, brodant sur le thème « ah, si tout le monde était comme nous, ça irait mieux, c’est sûr ».

Est-il permis, aujourd’hui, d’espérer, de la part des catholiques engagés, autre chose que des discours creux sur « l’idéal » et les « racines judéo-chrétiennes » ? Autre chose que des appels à traiter toujours plus les Français musulmans comme des citoyens de seconde zone ? Autre chose que des amalgames obscurs entre le présumé « nihilisme » occidental et celui de l’État islamique ? Autre chose que des philosophes de comptoir en roue libre mélangeant tout et n’importe quoi, ramenant la complexité du monde à la médiocrité de leurs obsessions ?

Certains dénoncent, à juste titre, une laïcité mal comprise et mal interprétée, qui, effectivement – on n’a pas attendu les tribunes ci-dessus pour l’apprendre -, est une partie « du » problème. Parce qu’elle nous empêche de comprendre l’islam. Parce qu’elle nous oriente vers des réponses désespérément inadéquates aux questions que les Français musulmans posent à la République et à leurs concitoyens. Mais alors pourquoi tant de catholiques engagés dénoncent-ils cette laïcité de mauvais aloi pour, dans le même mouvement, en faire retomber tout le poids sur les musulmans ? Est-ce là un discours bien cohérent ? Qu’y a-t-il de chrétien à réclamer pour nous des droits que nous refusons aux autres ? Il est pourtant clair qu’en traitant l’islam de façon toujours plus différenciée, on ne fera que renforcer le communautarisme et, chez certains, la révolte.

Que faisons-nous quand la création d’une école musulmane suscite l’émoi – alors que la France est couverte d’écoles catholiques ? Que faisons-nous quand certains responsables politiques s’opposent à la construction de mosquées ? Avons-nous un jour pris la défense d’une femme musulmane portant le voile intégral, injustement interpellée par un policier (voilà une forme de désobéissance civile qui serait, pour une fois, authentiquement courageuse), ou insultée dans la rue ? Que faisons-nous quand nos parents, nos amis, nos collègues cèdent à la facilité des amalgames ? (Ai-je rêvé quand j’ai vu, ces derniers jours, un bon nombre de connaissances se vanter de faire des amalgames, et tourner en dérision ceux qui s’efforcent de ne pas en faire ?) Sommes-nous vraiment les gardiens de nos frères ?

Pourquoi tous ces appels à la « virilité » et à la « vigueur » quand nous n’avons que trop été « virils » et « vigoureux », de la pire des manières ? Quelle est cette étrange nostalgie d’un impérialisme occidental qui n’a fait que trop de mal, et qui n’est pas précisément sur le déclin ? Pourquoi nous infliger les clichés habituels sur une soi-disant « repentance » qui a toujours été réduite à sa plus simple expression, quoi qu’en disent nos intellectuels déclinistes ? Pourquoi aurions-nous peur de demander pardon ? Pourquoi ne le faisons-nous pas – ou si peu ?

Pourquoi ne pas, tout simplement, observer un minimum de décence ? Nous est-il vraiment permis de profiter de ce drame pour reprendre les refrains habituels sur le nihilisme, le relativisme, et j’en passe ? Nous est-il vraiment permis de présenter la restauration d’une soi-disant « civilisation chrétienne occidentale » comme la seule issue ? D’accréditer, consciemment ou non, la thèse absurde selon laquelle les attentats de Paris s’inscriraient dans le cadre d’un conflit entre « l’Occident » et le « monde musulman » – qu’en pensent les Syriens, les Irakiens, les Nigérians qui meurent chaque jour dans les attentats commis par l’État islamique ?

Personne – ni les victimes du 13 novembre, ni leurs proches, ni notre pays, ni le monde -, je dis bien, personne n’a besoin de nos complexes identitaires, de notre peur du déclin, de notre désir de revanche, de toutes les angoisses plus ou moins fantasmées dans lesquelles nous nous complaisons. Si des catholiques engagés et bien nourris ne parviennent pas à mettre tout cela de côté, ne serait-ce que le temps d’une tribune, qui le fera ? (Qui le fera ? Tous ceux qui font leur beurre autrement qu’en nous livrant leurs complexes et leurs angoisses à longueur de tribune : merci, j’attendais cette réponse.)

En revanche, le monde et notre pays en particulier ont besoin de notre foi dans le Christ mort et ressuscité ; ils ont aussi besoin que cette foi leur soit annoncée autrement que comme la restauration d’une identité perdue, ou comme une arme de plus dans une soi-disant guerre de civilisation. Une foi qui sait voir Dieu dans chaque homme, une foi qui cherche à poser sur toutes les réalités du monde le regard de Dieu. Ils ont besoin de notre espérance ; encore faut-il que cette espérance soit autre chose que la propension à préserver un certain ordre du monde. Une espérance qui sait accueillir l’angoisse et la dépasser, une espérance qui sait, quels que soient les bouleversements du monde (ceux qui nous ont précédé dans la foi en ont vu d’autres), pouvoir compter sur un amour inlassable et plus grand que tout mal. Ils ont besoin de notre charité, d’une charité qui ne se laisse pas enfermer par les frontières, une charité qui, quand un drame survient, nous remplit de compassion, une compassion qui ne laisse aucune place à la récupération politique, idéologique ou même spirituelle. Ou même spirituelle, car il serait indigne de nous de profiter de ces drames pour refourguer du « sacré », a fortiori du sacré qui ne serait pas de toute première qualité.

Le Saint-Esprit aidant, en nous appliquant aux vertus théologales, nous verrons pleuvoir sur nous la sagesse et l’intelligence qui nous permettront de comprendre les problèmes de ce monde et d’y apporter des solutions humaines. Le peu de Saint-Esprit qui consent à descendre sur moi en ce moment me susurre que les solutions ne se trouvent ni du côté des obsessions migratoires ou sexuelles de la droite conservatrice, ni de celui des envolées lyriques sur la technoscience. Mais ceci est une autre histoire.

Seigneur, donnez-nous des Lubacs et des Ottavianis

Je relis en ce moment les Carnets du Concile d’Henri de Lubac, une source passionnante pour mieux comprendre Vatican II. J’aime beaucoup Lubac, théologien profond, discret, obéissant, dont la vie et l’œuvre peuvent être assez bien résumée par cette phrase de ses Paradoxes : « Pour que le fleuve de la Tradition parvienne jusqu’à nous, il faut perpétuellement désensabler son lit ! » Soupçonné de modernisme par le Saint-Office (notamment à la suite de la publication de Surnaturel, en 1946), il est interdit d’enseignement par le général des Jésuites au cours des années 1950, interdiction à laquelle il se conforme scrupuleusement, sans protester publiquement.

On trouve entre autres dans les Carnets ce passage sur le cardinal Ottaviani – Alfredo Ottaviani (1890 – 1979) était secrétaire du Saint-Office (devenu par la suite Congrégation pour la doctrine de la foi) pendant le concile Vatican II. Dans ses Carnets, Lubac n’est pas toujours tendre avec Ottaviani, qui manœuvre pendant tout le concile, de façon plus ou moins élégante (il n’était certes pas le seul à agir de la sorte), pour que ses vues l’emportent. Ottaviani était en particulier très réticent vis-à-vis de Dignitatis Humanae, la déclaration de Vatican II sur la liberté religieuse (et texte le plus clivant du concile). Néanmoins, Lubac prend à plusieurs reprises la défense d’Ottaviani, mettant en évidence son honnêteté intellectuelle, sa rigueur, sa fidélité, et refusant de le ranger parmi les intégristes. (J’avais surtout lu jusqu’ici des sources intégristes au sujet d’Ottaviani, et c’est donc Lubac, paradoxalement, qui me le fait voir sous un meilleur jour. Les auteurs intégristes s’efforcent en général d’enrôler Ottaviani de force dans leur combat contre la liberté religieuse.)

Lubac écrit ce qui suit (p. 115 du t. I des Carnets, éditions du Cerf) :

L’habitude se prend de dire :  « le terrible cardinal Ottaviani », « la rigueur de sa doctrine », de l’appeler le chef de l’intégrisme, etc. Il y a là une simplification extrême ; le cardinal Ottaviani me paraît être une forte personnalité, qu’on ne peut réduire aux traits de l’intégriste. D’autre part, ces expressions supposent qu’on accepte un partage néfaste, et très mal fondé. On semble croire que l’intégrisme se caractérise par une fermeté plus grande dans la doctrine de la foi, par un refus des concessions humaines appauvrissantes, etc. Cela est faux. Il faudrait dire en réalité : « la pauvreté de cette doctrine », sa méconnaissance de la grande tradition. Mettre et multiplier les barrières autour d’un vide : voilà comment l’on pourrait presque définir l’action de certains théologiens du Saint-Office et assimilés. Ils ne tiennent, ils ne défendent avec vigueur que :

a) des vérités diminuées. Par exemple, ils préfèrent le « Dieu naturel » au Dieu chrétien ; une idée abstraite de la révélation à la révélation du Christ ; ils enseignent que Dieu se révèle à nous pour que nous le servions, nous pour que nous devenions ses fils ; le péché, originel ou actuel, n’est qu’infraction à la loi, non le refus de la vocation divine ; etc.

b) des théories humaines, le plus souvent assez récentes, puériles ou périmées, auxquelles ils tiennent autant et plus qu’au dogme, sur lesquelles ils se braquent, et qui leur font oublier l’essentiel du mystère chrétien.

Dieu préserve de l’intégrisme ceux qui seraient tentés par cette dérive, et qu’Il veille également sur ceux qui seraient tentés d’en accuser trop vite leurs frères.

Je découvre également cet article qui rappelle de façon concise l’évolution de l’enseignement de l’Église en matière de liberté religieuse. On y trouve, en commentaires, une citation du cardinal Ottaviani, qui, après avoir combattu la doctrine exposée dans Dignitatis Humanae, s’efforça de la faire sienne. Tirée d’un entretien à la presse cité dans un livre d’Henri Fesquet (Le Journal du Concile, Foulcalier, Robert Morel, 1966), elle est reprise dans un ouvrage récent de Barry Hudock, Struggle, Condemnation, Vindication: John Courtney Murray’s Journey toward Vatican II (Michael Glazier, 2015). John Courtney Murray (1904 – 1967) est un théologien américain qui a notablement contribué à élaborer la doctrine exposée dans Dignitatis Humanae. N’ayant pas le livre d’Henri Fesquet à ma disposition, vous m’excuserez de retraduire cette citation de l’anglais vers le français (après qu’elle l’a probablement été de l’italien vers le français et du français vers l’anglais…) :

Je suis le soldat qui garde la réserve d’or. Si vous dites à un vieux soldat que les lois vont changer, il est évident qu’étant un vieux soldat, il fera tout ce qu’il peut pour éviter qu’elles ne changent. Mais si, en dépit de cela, les lois changent, Dieu lui donnera certainement la force de venir défendre ce nouveau trésor dans lequel il croit. Une fois que les lois nouvelles sont devenues le trésor de l’Église, sont venues enrichir la réserve d’or, une seule chose compte : servir l’Église. Et ce service implique d’être fidèle à ses lois.

Les lois ont changé. Ottaviani lui-même l’a reconnu – et l’a accepté. Que Dieu nous épargne, autant que possible, les manœuvres, les complots, les insultes, les accusations d’hérésie lancées à tort et à travers, et autres faiblesses humaines qui émaillent trop souvent nos débats. Néanmoins, l’Église a besoin de Lubacs, de gens qui plaident en faveur de changements dans la fidélité et l’obéissance. Néanmoins, l’Église a besoin d’Ottavianis, de ceux qui s’arque-boutent contre les changements avant de les accepter loyalement et de les défendre. Seigneur, donnez-nous des Lubacs. Seigneur, donnez-nous des Ottavianis.

God and the Gay Christian (Matthew Vines)

Au cours des dix dernières années, de très nombreux ouvrages sur l’homosexualité dans le christianisme (et réciproquement) ont été publiés aux États-Unis, essais, témoignages, présentant une très riche palette de points de vue et de choix de vie. Un des plus commentés a été celui de Matthew Vines intitulé God and the Gay Christian ; cet ouvrage me semblant particulièrement utile pour les débats en cours au sujet de l’homosexualité chez les chrétiens francophones, j’en propose ci-dessous un résumé.

Matthew Vines est un jeune chrétien américain, né dans une famille presbytérienne du Kansas en 1990. En 2009, il fait part de son orientation homosexuelle à ses parents et aux chrétiens de sa paroisse. Trois ans plus tard, après avoir consacré la plus grande partie de son temps à discuter de ce sujet, à étudier la Bible, à lire et à prier, il intervient devant une paroisse méthodiste du Kansas pour défendre la thèse suivante : on ne peut pas s’appuyer sur la Bible pour condamner les relations aimantes, fidèles, engagées, entre personnes de même sexe. Sa conférence, d’une heure environ, est regardée en ligne par au moins un million de personnes, abondamment commentée, fait l’objet de réactions enthousiastes et indignées. En 2014, il publie God and the Gay Christian. Cet ouvrage est à la fois un témoignage personnel et un travail de vulgarisation portant sur l’exégèse des passages de l’Écriture abordant de près ou de loin les relations entre personnes de même sexe.

Matthew Vines ne voit pas l’Écriture comme un recueil de conseils ou de normes dépassés. Elle occupe une place déterminante dans sa vie. La découverte de son homosexualité n’a pas fait vaciller sa foi chrétienne. Elle n’a pas suscité de rejet ou de malveillance au sein de sa famille : son père a commencé par lui proposer de lire des ouvrages “ex-gay”… (le courant “ex-gay” a connu un grand succès aux États-Unis des années 1980 aux années 2000 ; certains mouvements prétendaient pouvoir “soigner” l’homosexualité ; ce qui en subsiste aujourd’hui est fortement fragilisé depuis que le président d’Exodus, la principale organisation “ex-gay”, a déclaré en 2013 que l’organisation n’était jamais vraiment parvenue à “réorienter” des personnes homosexuelles, et a demandé pardon pour les souffrances qu’elle avait infligée) … mais ne croit plus aujourd’hui que son fils doive renoncer au nom du Christ à toute relation amoureuse avec un autre homme. Vines dit n’avoir jamais vécu de “promiscuité sexuelle”, ni souffert d’abus ; il dit s’être résolu très jeune à ne pas avoir de relations sexuelles jusqu’au mariage, et la découverte de son homosexualité ne l’a pas fait changer d’avis sur ce point.

Il s’est penché avec attention sur l’exégèse des six passages bibliques qui ont trait aux relations sexuelles avec des personnes de même sexe (Genèse, 19, 5 ; Lévitique 18, 22 ; Lévitique 20, 13 ; Romains 1, 26-27 ; 1 Corinthiens 6, 9 ; 1 Timothée 1, 10). Plus il les a étudiés, moins il a vu en quoi ils s’appliquaient aux relations entre personnes de même sexe telles qu’il les envisage, c’est-à-dire aimantes, durables, exclusives, marquées par un engagement. Le péché nuit à l’homme : en quoi de telles relations peuvent bien nuire aux personnes qui les vivent ? En revanche, il est facile d’en voir les aspects positifs : fidélité, engagement, amour mutuel, sacrifice de soi. Quel autre péché peut en dire autant ?

Matthew Vines n’entend pas faire passer son expérience personnelle avant la Bible. Il ne demande pas qu’on en revoie le contenu ou qu’on en oublie certains passages. Mais il relève que, quand Jésus enseigne à ses disciples comment reconnaître les faux prophètes (en Matthieu 7), il leur dit : “c’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez ; cueille-t-on les raisins sur les buissons d’épines, ou les figues sur des chardons ?”. Au XIXe siècles, beaucoup de chrétiens américains ont dû revoir une position traditionnelle qu’ils croyaient fondée sur l’Écriture : leur approbation de l’esclavage. Les abolitionnistes ont convaincu le reste de la société en montrant quelles étaient les conséquences néfastes de l’esclavage. ls n’ont pas fait passer leur expérience avant l’Écriture : ils ont remis en cause une certaine interprétation de l’Écriture à partir de leur expérience.

Si on défend la position traditionnelle dans les Églises chrétiennes au sujet de l’homosexualité, on demande aux homosexuels chrétiens de sacrifier une dimension importante de leur vie : la possibilité d’une relation amoureuse, des satisfactions, de l’épanouissement, de la fécondité qu’on y trouve. La culture contemporaine accorde une grande importance à cette dimension. L’adhésion au Christ peut impliquer le sacrifice de cette dimension, dans le cas d’une personne qui ne trouverait pas de partenaire, ou qui ferait l’expérience d’une vocation au célibat. Mais – et c’est là, il me semble, un des points sur lequel Matthew Vines est le plus convaincant, plutôt que dans discussions exégétiques au fond assez rebattues, et qui, en Europe en tout cas, ne sont pas au centre du débat –, mais dans l’histoire de l’Église, l’acceptation du célibat n’a jamais été présentée comme une obligation, et toujours comme une vocation.

Dans l’état actuel de la doctrine, l’abstinence signifie quelque chose de différent pour les chrétiens hétérosexuels et pour les chrétiens homosexuels : pour les premiers, elle est une affirmation que le mariage est bon (et que la sexualité dans le cadre du mariage est bonne) ; pour les seconds, elle signifie que toute sexualité est mauvaise. Les homosexuels sont censés chercher à éviter, rejeter ou sublimer tout désir homosexuel, forcément désordonné. Certes, cela a du sens d’éviter les tentations, de rejeter, de sublimer son désir quand celui-ci nous oriente vers la débauche, les excès, les abus, etc. ; mais quel sens cela a-t-il quand ce désir oriente et est orienté vers une relation engagée, d’amour mutuel, de souci de l’autre et de sacrifice de soi (celle à laquelle l’auteur, comme de très nombreux homosexuels chrétiens, se sent appelé) ? Il faut, d’après lui, avoir le courage de reconnaître que l’enseignement traditionnel des Églises chrétiennes au sujet de l’homosexualité ne porte pas de bons fruits, mais de mauvais : dissimulation, marginalisation, dépression, aliénation d’avec soi-même, d’avec Dieu et d’avec l’Église. Le célibat est peut-être la vocation de nombreux homosexuels : mais comment peut-on se dire certain qu’il est leur vocation à tous ?

Depuis la fin du XIXe siècle, nous avons commencé à envisager l’homosexualité sous un nouveau jour, c’est-à-dire comme une orientation fondamentale de la personne. Il est donc parfaitement normal que ni l’Écriture, ni la doctrine des Églises chrétiennes n’aient directement abordé ce point jusqu’à cette date. C’est une autre force du livre de Matthew Vines : par contraste avec les faiblesses de certaines thèses, notamment celles de John Boswell (auquel l’auteur rend hommage, tout en se démarquant de lui), il ne cherche pas à faire dire à l’Écriture ce qu’elle ne dit pas, ni à chercher dans l’histoire d’hypothétiques cas de “couples homosexuels” antiques, médiévaux ou modernes : non, le concept même d’homosexualité, le couple homosexuel tel qu’il l’envisage sont bel et bien des réalités nouvelles, qu’il faut appréhender en tant que telles.

En résumé, sa réinterprétation de l’Écriture est stimulée par deux constats : le fait que l’enseignement actuel des Églises chrétiennes soit destructeur pour les personnes homosexuelles, et le fait que nos connaissances au sujet de l’homosexualité ont profondément évolué au cours du dernier siècle. Aujourd’hui, aucun chrétien ne peut défendre des idées à proprement parler “traditionnelles” au sujet de l’homosexualité, pour la bonne et simple raison que l’homosexualité est un concept très récent.

Par ailleurs, dans la tradition chrétienne, les actes sexuels entre personnes de même sexe ont la plupart du temps été considérés comme un “excès” commis par des personnes non intrinsèquement anormales. Pour aller vite, dans le monde grec antique, il est admis que tout le monde éprouve du désir sexuel, avec plus ou moins d’intensité, les préférences pouvant varier. Ce qui préoccupe les moralistes n’est pas tant le genre de la personne impliquée dans la relation sexuelle que le rôle qu’elle y assume. La “passivité” sexuelle est mauvaise parce que féminine, céder à ses désirs, faire une trop grande place à la sexualité est “féminin”, conduit à se comporter de façon de plus en plus “féminine” (par exemple en acceptant d’être pénétré). Le fait de privilégier les relations sexuelles entre personnes de même sexe est fréquemment assimilé à un manque de contrôle de soi. En matière sexuelle, la théologie morale chrétienne des premières siècles a été sensiblement influencée par le stoïcisme, dont de nombreuses figures (notamment Musonius Rufus) relient relations homosexuelles et immodération ; c’est également le point de vue de Philon d’Alexandrie, qui a été beaucoup lu par les Pères de l’Église. Jean Chrysostome, entre autres, reprend cette interprétation.

Or cette interprétation est difficilement compatible avec la vision moderne de l’homosexualité, comprise comme une orientation générale du désir sexuel. La tradition chrétienne ne prend pas position sur la question qui se pose à nous aujourd’hui, c’est-à-dire des personnes fondamentalement orientées vers des personnes du même sexe qui veulent vivre des relations marquées par la fidélité, l’engagement, le sacrifice de soi, etc. Dans la représentation paulinienne des relations homosexuelles, dans celles des Pères de l’Église, une personne qui serait attirée par une personne de même sexe se verrait probablement inviter à “se contenter” de son conjoint de sexe différent, de la même manière qu’une personne envieuse se verrait inviter à se contenter de ce qu’elle a. Mais il n’y aurait aucun sens à adresser cette injonction à une “personne homosexuelle” au sens où nous comprenons l’homosexualité aujourd’hui. Les couples de personnes de même sexe, aujourd’hui très nombreux dans les sociétés occidentales, ne donnent pas plus que les autres couples une impression d’“excès”, d’“immodération” ou de “débauche”.

D’autre part, dans la réprobation “traditionnelle” des relations homosexuelles interviennent des représentations qui n’ont plus cours aujourd’hui, le souci de la préservation des rôles de genre, et en particulier de la domination de l’homme sur la femme. Philon d’Alexandrie, repris par de nombreux Pères de l’Église, réprouve les actes sexuels entre hommes en grande partie parce que l’homme y mettrait en péril sa masculinité en étant “traité comme une femme”.

Enfin, dans l’épître aux Romains, les relations entre personnes de même sexe sont présentées comme une conséquence, une sanction de l’idolâtrie. Paul les assimile à des relations de débauche. Si nous observons des relations entre personnes de même sexe aujourd’hui, et qu’elles ne sont clairement pas assimilables à des relations de débauche, qu’elles ne semblent pas liées à une quelconque idolâtrie, on peut légitimement se demander s’il est pertinent de leur appliquer cette même condamnation. Il ne s’agit certainement pas de renoncer à annoncer l’Évangile, mais peut-être de modifier la façon dont nous l’annonçons : par exemple, dans l’épître à Tite, un esclave se voit recommander d’obéir fidèlement à son maître. Ce n’est de toute évidence pas ce que nous suggèrerions à une personne qui serait victime d’“esclavage moderne”.

Une fois encore, ce n’est pas tant la riche synthèse d’arguments (pour la plupart déjà présentés par d’autres auteurs) qui est intéressante chez Matthew Vines que la fraîcheur, l’enthousiasme et la jeunesse d’un auteur qui n’a aucune revanche à prendre sur qui que ce soit, qui attend simplement qu’on lui explique pourquoi la conjugalité tant exaltée chez les autres (il cite – favorablement – Jean Paul II) devrait lui rester inaccessible. Pourquoi devrait-il renoncer à l’espoir de vivre la fidélité, l’amour, le sacrifice, l’engagement qu’il voit se manifester dans un grand nombre de relations entre personnes de même sexe autour de lui ? Si telle est la vocation à laquelle il se croit appelé, au nom de quoi d’autres chrétiens peuvent-ils lui demander d’y renoncer ? Les quelques tentatives de réponses qui lui ont été faites jusqu’ici sont bien peu convaincantes : littéralisme, répétition de clichés qui témoignent d’une fréquentation assez lointaine des personnes LGBT… quant à l’exaltation de la “complémentarité” homme/femme, si elle est parfois plus solidement fondée, on peine à voir en quoi elle serait menacée par les relations entre personnes de même sexe telles que l’auteur les présente, ou en quoi elle priverait ces relations de sens. Bref, au minimum, Matthew Vines pose de bonnes questions. Il faut le lire.

Aimer le pécheur et détester le péché ?

Traduction-adaptation très libre de ce billet, qui vaut mille fois mieux que le pensum sentencieux que j’ai failli vous infliger. Non, ça n’est pas de la théologie de haut vol, mais ça dit bien et simplement ce qu’il faut dire, me semble-t-il, et ça rejoint complètement ma propre expérience : comme l’auteur, j’ai fait un usage frénétique de cette formule avant de m’interdire d’y recourir.

Un jour, il y a très longtemps, j’ai cru qu’« aime le pécheur, déteste le péché » était la Vérité de l’Évangile. La Parole de Dieu. Une façon d’aimer les gens tout en défendant avec passion le Chemin de la Vertu. La Voie Étroite.

Mais j’ai fini par remarquer qu’« aime le pécheur, déteste le péché » avait un effet exactement contraire à celui que je souhaitais. Qu’au lieu de se sentir aimés, ceux envers lesquels je m’efforçais d’adopter cette attitude se sentaient rabaissés. Jugés. Blessés. Exclus. Alors pendant un moment, en bon idéologue, je me suis dit que c’était leur problème. Merde à la fin, je les aimais. C’était même précisé au début de la formule : « aime ». S’ils s’obstinaient à mal interpréter mon amour, qu’y pouvais-je ?

Toujours est-il qu’à force de blesser mes amis, à force de me retrouver sur la défensive, quelque chose à fini par prendre forme au fond mon cœur, quelque chose que je ne parvenais pas à déloger, à ignorer. Je me représentais Jésus la nuit précédant sa crucifixion, la nuit au cours de laquelle il a été trahi par un de ses amis et abandonné par les autres, et je pensais sans cesse au dernier commandement qu’il avait donné : aimez-vous les uns les autres. Voilà ce qu’à la veille de sa mort, ses amis devaient retenir. Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Ainsi chacun saura que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres.

Et je me demandais : quand nous disons « aime le pécheur et déteste le péché », nous reconnaît-on comme des chrétiens à l’amour que nous avons les uns pour les autres ? Et la réponse à laquelle je revenais sans cesse était… non. Un triste et douloureux, « non, pas du tout ». Un « certainement pas ».

Alors j’ai commencé à me pencher sur le malaise croissant que j’éprouvais vis-à-vis de cette formule. À chercher à comprendre pourquoi j’éprouvais un malaise de plus en plus grand à en faire la norme de mon amour. À me demander si par hasard, je ne me serais pas fourvoyé. Si je ne devais pas revenir sur cette position. À demander que l’Amour – l’autre nom de Dieu – m’éclaire. C’est alors que, comme d’habitude, l’amour a tout changé, à commencer par mon propre cœur.

J’ai cru comprendre trois choses au sujet de cette formule, qui expliquent pourquoi, aujourd’hui, je ne la répète plus à tort et à travers. Les voici.

1) Cette formule ne vient pas de l’Écriture, mais de saint Augustin (cum dilectione hominum et odio vitiorum : avec l’amour des hommes et la haine des vices), qui l’applique à lui-même et à ses péchés, non à ceux des autres. Quand on dit « vous ne me comprenez pas, en fait, j’aime le pécheur, c’est son péché que je déteste », on dit l’exact contraire de ce qu’enseigne Jésus. Jésus n’a jamais dit « aime le pécheur mais déteste le péché », Jésus a dit, en substance, « aime le pécheur et déteste ton propre péché ; quand tu auras chassé le péché de ta propre vie, peut-être alors tu pourras commencer à parler du péché de ton frère ».

2) Dans la formule « aime le pécheur, déteste le péché », il y a 25 % d’amour contre 75 % de pécheur, de haine et de péché. Cette proportion est intéressante dans la mesure où elle est exactement inverse de celle qu’on trouve dans la vie, les paroles et les actes du Christ. Est-il vraiment surprenant qu’une formule dans laquelle on trouve un quart d’amour pour trois quarts de pécheur, de haine et de péché ne marche pas quand on cherche à faire passer un message d’amour ? Peut-être est-ce tout simplement parce que ça n’est pas un message d’amour, mais un message qui invite au respect de règles. D’un code moral. Un énorme « mais ». Nous allons t’aimer, MAIS nous allons t’appeler pécheur, et te surveiller attentivement afin de déterminer quels sont tes péchés, de façon à ce que nous puissions les dénoncer et les détester.

Comment s’étonner que le message d’amour ne passe pas ? Ou alors serait-ce que nous nous préoccupons davantage du code moral que nous imposons aux autres que de notre amour pour eux ? Mais non, mais non, tout va bien, disons-nous, puisque nous-mêmes, nous nous appelons pécheurs. Nous ne prétendons pas être moins pécheurs que les autres. C’est même une occasion de joie pour nous, puisque le Christ nous a sauvés du péché. Que ce soit bien clair. Je crois fermement que je suis créé à l’image de Dieu, qu’Il m’aime comme je suis, et que je suis pécheur. Mais le problème vient de ce que nous présentons la rédemption comme le fait d’être tiré de l’abîme du péché, et que nous estimons que c’est notre travail de faire en sorte que les gens comprennent bien qu’ils sont au fond de l’abîme, même si nous devons leur écraser les mains et leur mettre le nez dans la boue un bon moment. Croyons-nous vraiment que la rédemption est avant tout un amour ? Un amour divin. Désintéressé. Gratuit. L’amour, l’amour, rien que l’amour. Un amour si grand et si libre qu’il nous étreint tous tels que nous sommes ?

Que se passerait-il, si nous nous mettions à appeler les gens « bien-aimés » et non « pécheurs » ? Vous savez, un peu comme si nous croyions vraiment que Dieu a TANT AIMÉ le monde qu’Il a envoyé son Fils, et pas que Dieu a TANT DÉTESTÉ le péché que… ?

3) Jésus nous a appris à appeler les autres « prochains », et non « pécheurs »

Jésus ne nous demande pas d’aimer le pécheur. Jésus nous demande d’aimer notre prochain. Et il continue en définissant notre prochain comme celui qui est méprisé, rejeté, exclu, ignoré, moqué. Jésus va dîner chez les pécheurs, accepte les cadeaux des prostituées, défend ceux qui sont rejetés, disperse la foule qui s’apprête à punir une femme pour ses péchés.

Normalement, à ce moment, vous devriez dire attends une minute, Jésus a dit à la femme qui allait être lapidée que ses péchés étaient pardonnés, mais il lui a également dit va et ne pèche plus. Que fait-on de cela ? Et le repentir ? Oui. C’est bien ce qui s’est passé. Mais voilà ce à quoi ne nous faisons pas attention. Jésus protège la femme de la foule. Il la protège de nous, nous, les vertueux lapidateurs. Jésus nous renvoie. Ensuite Jésus – Jésus seul, sans la foule – dit à la femme de ne plus pécher. Pourquoi ? Parce que c’est l’Amour – et l’Amour seul – qui change les cœurs. Jésus n’a jamais demandé à la foule de dire à la femme de s’en aller et de ne plus pécher. Parce que ça n’est pas à la foule, parce que ça n’est pas à nous de le faire. À aucun moment il ne nous est demandé de dénoncer le péché de cette femme. À aucun moment il ne nous est demandé de l’exclure. À aucun moment Jésus ne revient vers la foule en disant : « je lui ai dit de ne plus pécher : allez, et faites de même ».

La seule demande qui est faite à la foule, qui nous est faite, c’est d’être attentif au péché dans NOS vies. Nous prenons la place de l’Amour et nous foutons tout son travail en l’air quand nous faisons comme si c’était à nous d’identifier le péché des autres et de leur enjoindre de s’en débarrasser.

Bref, plutôt que de dénoncer les pécheurs et le péché, appelons l’autre prochain, bien-aimé, et aimons-nous les uns les autres. Soyons le bon samaritain, qui n’applique pas les règles morales de son temps quand il vient en aide au voyageur sur le bord de la route, et se contente d’aimer.

Comprendre Judith Butler (ou du moins, essayer)

C’est peu de dire que tous ceux qui s’intéressent aux études de genre ont été consternés par la plupart des bouquins publiés et conférences prononcées dans les milieux chrétiens conservateurs au sujet des études de genre. Dans bien des cas, les auteurs et intervenants ne se cachent même pas de n’avoir jamais lu une ligne des auteurs qu’ils critiquent. Dans d’autres, ils font des contresens tellement grossiers que leur critique en perd tout sens. Cela semble hélas être le cas, par exemple, du récent ouvrage de Bérénice Levet, dont le seul extrait disponible sur Amazon fait hausser les sourcils façon Arthur découvrant la dernière bêtise de Perceval et Karadoc. (Non, je n’ai pas douze euros quatre-vingt-dix-neuf à dépenser dans cette littérature : si cet extrait, son œuvre et non celle de l’éditeur, est censé résumer son propos, je choisis de m’y fier.)

Une hypothétique théorie du genre « ne voit dans l’altérité des hommes et des femmes que littérature » : non. « Trébucher sur l’expérience concrète » : l’expérience concrète, c’est précisément ce dont parlent les études de genre. Dans le cadre de cette théorie, « il n’y aurait plus ni hommes, ni femmes, mais des individus indifférenciés » : non. « Une […] indétermination sexuelle originelle » dans laquelle les individus seraient « libres de vagabonder à travers les identités, les sexualités » : non. « La promotion du genre est irrécusable » : il vient seulement d’être introduit avec beaucoup de timidité dans l’enseignement secondaire et a mis de nombreuses années à être accepté en France, contrairement à ce qu’assènent nos intellectuels anti-genre. Bon sang, Trouble dans le genre, qui qu’on le veuille ou non est l’un des essais de sciences sociales qui a le plus marqué la fin du XXe siècle, n’a eu les honneurs d’une traduction française que quinze ans après sa publication en anglais ! Je n’ai jamais vu un Grand Complot™ aussi peu efficace.

Prenons, si vous le voulez bien, Judith Butler. Non que les études de genre se résument à sa personne ou à son œuvre, mais enfin, elle en est l’icône aux yeux du public. Il faut reconnaître que son propos est parfois difficile à saisir, qu’elle semble parfois se contredire (et après réflexion, je crois plutôt qu’elle est capable d’épouser momentanément des thèses qu’elle critique par la suite, ce qui me paraît une fort belle qualité, dont trop de nos « intellectuels » sont hélas privés), etc. Mais, miracle, hosanna, noël, j’ai trouvé quelques lignes qui me paraissent assez accessibles, y compris à un public non spécialiste – je ne me considère absolument pas comme un spécialiste. C’est moi qui souligne.

Ces lignes présentent l’avantage de démontrer que Bérénice Levet – si son livre défend les thèses qu’elle annonce en introduction – ne semble pas avoir pris la peine de lire les deux ou trois principaux ouvrages écrits par Judith Butler. Ce qui, quand on prétend écrire un essai sur le genre et balayer d’un revers de main quarante ans de travaux universitaires qu’on réduit à des « extravagan[ces] », est un peu gênant. Je note avec amusement que c’est la même Bérénice Levet qui nous gratifie, dans Le Figaro, d’un long pensum sur la jeunesse à laquelle on donnerait trop la parole (dans quel monde parallèle vit-elle donc… ?) ; elle y donne des leçons de « pensée ».

Ni hommes ni femmes ?

« La catégorie de femmes n’est pas rendue inutile par la déconstruction, mais ses usages peuvent échapper à la réification dans un « référent » et ont une chance de s’ouvrir, et même d’en venir à prendre des significations qu’aucun d’entre nous n’aurait pu prédire. Il doit tout de même être possible d’utiliser ce terme, de l’utiliser tactiquement, alors même que l’on est, pour ainsi dire, utilisé et positionné par lui ; il doit être possible aussi de le soumettre à une critique qui interroge les opérations d’exclusion et les relations de pouvoir différenciées qui construisent et délimitent les invocations féministes des « femmes ». Il s’agit là, pour reprendre la formule de Spivak citée ci-dessus, de la critique de quelque chose d’utile, de la critique de quelque chose dont nous ne pouvons pas nous passer » (Ces corps qui comptent, p. 41).

Judith Butler reprend à son compte une formule de G. C. Spivak : « Pour autant que je comprenne la déconstruction, elle ne consiste pas à dévoiler une erreur, en tout cas sûrement pas une erreur que d’autres auraient commise. La critique opérée dans la déconstruction, sa plus importante critique, est la critique de quelque chose d’extrêmement utile, de quelque chose sans quoi nous ne pouvons rien faire » (G. C. Spivak, « In a Word », entretien avec Ellen Rooney). Rappelons une fois de plus que déconstruire n’est pas détruire, comme Judith Butler elle-même le dit.

Littérature ?

« Dire que le genre est performatif ne revient pas à revendiquer le droit de produire un spectacle agréable et subversif, mais à allégoriser les moyens spectaculaires et importants par lesquels la réalité est à la fois reproduite et contestée » (Défaire le genre, p. 45). La réflexion de Butler est souvent structurée par ce balancement entre reproduction d’un côté, contestation/détournement de l’autre, ce qui montre bien que lui reprocher de rejeter radicalement tel ou tel rôle ou rapport de genre « traditionnel » n’a guère de sens : si une personne veut reproduire plus qu’elle ne veut contester, libre à elle. Il y a d’ailleurs sans doute de par le monde plus de reproduction que de contestation : là n’est pas le problème pour Butler. Ce qui importe, c’est qu’une place soit faite à la contestation – pas seulement en prison ou dans la clandestinité, de préférence – de façon à ce que chacun puisse mener une vie digne.

Nihilisme ?

« Contre l’affirmation selon laquelle le post-structuralisme réduirait toute matérialité à une substance linguistique, il faut montrer que déconstruire la matière ne signifie pas la nier ou remettre en question l’utilité de ce terme » (Ces corps qui comptent, p. 41).

« Arrivé à ce point, il est bien sûr nécessaire d’énoncer aussi clairement que possible que le théoricien n’est absolument pas obligé de choisir entre, d’une part, la présupposition de la matérialité et, d’autre part, sa négation. Mon intention est précisément de ne faire ni l’un ni l’autre. Mettre en question un présupposé, ce n’est pas du tout s’en débarrasser, mais c’est bien plutôt l’affranchir de son ancrage métaphysique afin de comprendre quels intérêts politiques sont garantis par ce positionnement métaphysique et de permettre par là au terme « matérialité » d’occuper et de servir des fins politiques très différentes. Problématiser la matière des corps peut sans doute entraîner la perte de certaines de nos certitudes épistémologiques, mais ne peut aucunement être assimilé à une forme de nihilisme politique. Au contraire, une telle perte pourrait bien indiquer un déplacement significatif et prometteur de la pensée politique. Cette déstabilisation de la « matière » peut être envisagée comme l’ouverture à de nouvelles possibilités, à de nouvelles manière pour les corps de compter.

Le corps posé comme antérieur au signe, est toujours posé ou défini comme antérieur. Cette définition a pour effet de produire le corps qu’elle prétend néanmoins et simultanément découvrir comme ce qui précède sa propre action. Si le corps défini comme antérieur à la signification est un effet de la signification, il devient intenable d’attribuer au langage un statut d’imitation ou de représentation. Au contraire, le langage est producteur, constitutif, voire, pourrait-on soutenir, performatif, dans la mesure où cet acte signifiant délimite et trace les contours du corps dont il prétend ensuite qu’il précède toute signification.

Il ne s’agit pas de dire que la matérialité des corps est toujours et seulement un effet linguistique réductible à un ensemble de signifiants. Une telle distinction omet de considérer la matérialité du signifiant lui-même. Une telle analyse échoue également à saisir le lien qui existe, depuis le départ, entre la matérialité et la signification. Parvenir à penser vraiment l’indissociabilité de la matérialité et de la signification n’est pas chose facile [No shit, Sherlock?]. Poser, par le langage, une matérialité à l’extérieur du langage, c’est encore poser cette matérialité, et la matérialité ainsi posée gardera pour condition constitutive cet acte par lequel elle aura été posée » (id., p. 42).

Individu indéterminé, livré à lui-même, tout-puissant ?

« Regardons les choses en face, nous nous défaisons les uns les autres. Et si ce n’est pas le cas, nous manquons quelque chose. […] Lorsque nous parlons de notre sexualité ou de notre genre comme nous le faisons (et comme nous devons le faire), nous signifions par là quelque chose de compliqué. Ce ne sont pas, à proprement parler, des possessions. La sexualité et le genre doivent plutôt être compris comme des modes de dépossession, des façons d’être pour un autre, voire même en fonction d’un autre. […] [Suit un développement sur ce thème, que pas mal de chrétiens signeraient des deux mains.]

Alors que nous luttons pour obtenir des droits sur nos propres corps, ces corps pour lesquels nous luttons ne sont presque jamais exclusivement les nôtres. Le corps a toujours une dimension publique ; constitué comme un phénomène social dans la sphère publique, mon corps est et n’est pas le mien. Offert aux autres depuis la naissance, portant leur empreinte, formé au creuset de la vie sociale, le corps ne devient que plus tard, et avec une certaine incertitude, ce dont je revendique l’appartenance. Si je cherche à nier le fait que mon corps me relie, contre ma volonté et dès l’origine, à d’autres dont je ne choisis pas d’être proche et si j’élabore une notion d' »autonomie » sur la base d’un déni de cette sphère ou d’une proximité non voulue et première avec les autres, ne suis-je pas précisément en train de nier les conditions politiques et sociales de ma corporalisation [embodiment] au nom même de l’autonomie ? Si je lutte pour l’autonomie, dois-je aussi lutter pour autre chose, pour une conception de moi-même qui affirme que je suis nécessairement inclus dans une communauté, impressionné par d’autres que j’impressionne en retour, par des voies qui ne sont pas toujours clairement identifiables et sous des formes qui ne sont pas toujours complètement prévisibles ? » (Défaire le genre, p. 33-36)

Le titre du livre de Bérénice Levet me paraît à lui seul très intéressant : « La théorie du genre ou le monde rêvé des anges ». Mais qui rêve ? Ceux qui acceptent de voir que le genre est vécu de manière diverse et cherchent à faire une place à tous, ou ceux qui cherchent à imposer à la société leur représentation bien particulière des rapports de genre ? « Développer un nouveau lexique légitimant la complexité de genre dans laquelle nous avons toujours vécu. » (Défaire le genre, p. 45) : voilà le projet butlérien. « Les normes qui gouvernent la réalité n’ayant pas admis que ces formes [de genre] sont réelles, nous les appellerons, par nécessité, nouvelles. » (ibid.) On est bien loin ici des incantations sur le « réel » qu’on a beaucoup trop entendues ces derniers temps – vous l’aurez remarqué, ceux qui n’ont que ce mot à la bouche l’utilisent généralement comme synonyme de « ce que j’estime juste et bon », « ce qui aura sa place dans ma cité idéale », etc.

Bref, il me semble parfaitement compréhensible que certains se vexent, voire se sentent « attaqués » parce que les travaux de Judith Butler et d’autres démontent les ressorts de leurs jeux de langage à base de métaphysique, de nature, etc. – je ne nie pas toute légitimité à la métaphysique et toute pertinence à l’idée de nature : je dis simplement que certains les utilisent de façon peu sérieuse, comme des renforts appelés à la hâte dans des combats qu’ils craignent de perdre (convoquer la métaphysique pour interdire le mariage aux couples de personnes de même sexe, par exemple…). Mais ne serait-il pas plus constructif qu’ils acceptent cette critique et qu’ils la prennent en compte ? S’ils tiennent vraiment à remettre en cause les études de genre et la « déconstruction » (pour aller vite), qu’ils les reçoivent au moins pour ce qu’elles sont. Or elles ne relèvent en aucun cas, comme Bérénice Levet et d’autres le prétendent, d’un volontarisme absolu, d’un individualisme radical, d’un fantasme d’indétermination sexuelle, d’un refus absolu des normes ou identités « traditionnelles » (tout au plus s’agit-il de les remettre à leur place), et j’en passe. Accueillir son adversaire tel qu’il est et non tel qu’on le cauchemarde, être capable de faire sienne sa pensée ne serait-ce que l’espace d’un instant, voilà qui pourrait être le commencement de la sagesse.

Pour conclure, nos « intellectuels » seraient bien inspirés de s’appliquer à eux-mêmes les reproches qu’ils adressent aux études de genre. « Littérature ». « Négation du réel ». Mais qui fait de la littérature ? Qui nie le réel ? Ceux qui regardent en face les réalités faisant exception aux normes de genre les plus couramment admises et cherchent à leur faire une place, ou ceux qui les rejettent dans les ténèbres comme « fantasmes » ou « extravagances » ? Ayons un peu de courage. J’ai la conviction que beaucoup d’institutions, à commencer par l’Église catholique, ne sortiront pas des impasses dans lesquelles elles se trouvent en matière de doctrine sociale et d’éthique sexuelle sans se confronter honnêtement aux études de genre et plus généralement à la « déconstruction » (pour aller vite, encore une fois). Ces derniers temps, dans beaucoup d’églises, on a entassé les hommes de paille (du « relativisme » à la « théorie du genre » en passant par le « matérialisme »). Prenons-y garde, un incendie est si vite arrivé…