Et si nous parlions de complémentarité homme/femme en regardant Casse-Noisette ?

Elizabeth Scalia (qui écrit notamment sur First Things et Patheos) vient d’écrire un billet qui me semble un bon point de départ pour évoquer les malentendus autour de la notion de complémentarité homme/femme. Elle s’appuie sur un article de la rubrique « danse » du New York Times ; l’auteur de cet article s’enthousiasme pour des danseurs de ballet, qui, dans des passages impliquant un homme et une femme, tirent parti de leurs talents respectifs, travaillent ensemble à produire un beau spectacle – en particulier, Casse-Noisette. Pour Elizabeth Scalia, ces scènes de ballet donnent un bon exemple de ce que peut être la complémentarité homme/femme, dans le mariage et dans la vie sociale en général. Elle s’inquiète d’avance des attaques dont elle va faire l’objet pour avoir oser parler de complémentarité, et en avoir fait l’éloge.

Je ne vois pas très bien ce qu’on peut reprocher à quelqu’un qui exalte la complémentarité homme/femme telle qu’elle peut se manifester dans un mariage « traditionnel » dans telle ou telle culture, ou dans telle ou telle activité sociale – la danse, par exemple. La seule et unique chose qui est reprochée aux promoteurs de la « complémentarité homme/femme », très en vogue ces derniers temps dans l’Église catholique, c’est la prétention à définir une éthique universelle et à militer en faveur de tel ou tel type de législation à partir de cette « complémentarité », de façon à imposer aux uns et aux autres un certain type de modèle de société.

Les sociétés humaines restent marquées par de nombreuses distinctions entre hommes et femmes, avec des traits de caractères, des emplois, des tâches de toute sorte, des loisirs, des devoirs, des droits, des comportements assignés de préférence aux unes ou aux autres. Ce qu’on peut appeler, pour résumer, des normes de genre. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que des formes de complémentarité – très variables d’une société à l’autre et au sein d’une même société – se manifestent entre hommes et femmes. Il se trouve également que la rencontre de deux gamètes fournis l’un par un homme et l’autre par une femme est, en l’état actuel de nos connaissances, nécessaire à la procréation.

On fera néanmoins remarquer que les normes de genre sont loin d’être fixes, et ne s’imposent pas de la même manière à tous : elles ont varié ; elles ont toujours été subverties, elles sont en train d’être subverties et elles seront subverties à l’avenir. Pour un chrétien, elles ne sauraient constituer en elles-mêmes une donnée d’ordre éthique : il peut être bon ou mauvais que je me conforme à ce que la société attend d’un individu appartenant au genre auquel je m’identifie. Il peut être bon ou mauvais que je ne m’y conforme pas. Vivre une certaine forme de complémentarité homme/femme peut tout à fait être un aspect essentiel de ma vocation de chrétien : c’est un choix que font notamment, tous les ans, les millions de couples chrétiens qui s’unissent devant Dieu. En-dehors du mariage, il existe d’autres formes de complémentarité, du fait, encore une fois, des normes de genre. Tout cela n’est ni bon, ni mauvais dans l’ensemble, c’est « disponible » : à nous de savoir discerner, d’en tirer du bien, de laisser Dieu faire son œuvre en nous et d’accepter d’être ses coopérateurs.

Ballet russe de Monte-Carlo - Casse-Noisette - Commons/Domaine public USCasse-Noisette, ballet russe de Montecarlo, 20 novembre 1940 (Wikimedia Commons – S. Hurok – Domaine public)

Force est de remarquer que l’Église n’a jamais cessé de subvertir les normes de genre. L’émergence du célibat consacré, dès les premières années du christianisme, et par la suite, celle de nouvelles formes de vie monastique (cénobitisme, érémitisme) n’ont pas été faciles – ni pour les hommes, ni pour les femmes. À travers les siècles, de la Méditerranée à l’Afrique subsaharienne en passant par l’Asie orientale, de Celse à Nietzsche, le discours anti-chrétien a souvent ridiculisé ces hommes et ces femmes qui renonçaient à s’unir à une personne de l’autre sexe et à procréer. Une grande partie des martyres chrétiennes ont été mises à mort parce qu’en se mettant à la suite du Christ, en choisissant la virginité consacrée, elle allaient à l’encontre des normes de genre de leur époque.

À l’encontre d’à peu près toutes les sociétés humaines, l’Église a toujours enseigné, à la suite de saint Paul, que le célibat religieux ou consacré était préférable au mariage (cette préférence doit être comprise avec prudence, mais cela appellerait de longs commentaires qui n’ont pas lieu d’être ici). Toutes les sociétés dans lesquelles l’Évangile a été prêché, sans exception, ont eu de grandes difficultés à accepter ce qu’il faut bien appeler une subversion des normes de genre. Cette subversion a, bien souvent, été combattue au moyen d’arguments appartenant au registre de la complémentarité homme/femme : la procréation serait le plus grand des biens et devrait être recherchée avant toute chose, un homme ne pourrait pas vivre dignement sans une femme, et inversement, etc. L’Église n’a pas fini de montrer toute la beauté de ces vocations et d’en rappeler la légitimité. Il suffit de voir comment, dans des sociétés christianisées depuis plus de quinze siècles, le célibat des prêtres, des religieux et des laïcs est encore trop souvent regardé : avec condescendance, si ce n’est avec mépris, quand ils ne sont pas soupçonnés de turpitudes diverses.

Le mariage, dans la plupart des sociétés humaines, implique la procréation – au moins en tant que projet, au cas où elle ne se serait pas encore concrétisée. Il existe par ailleurs généralement des dispositions permettant de trouver une « solution de repli » au cas où le couple ne parviendrait pas à avoir d’enfants : répudier la première épouse et en prendre une autre, prendre une deuxième épouse tout en conservant la première (la nécessité de procréer, ou de procréer davantage, est même un des arguments les plus souvent avancés pour justifier la polygamie), éventuellement épouser la sœur de son épouse, reconnaître des enfants dits « illégitimes », etc. L’Église à fermement bataillé pour mettre un terme à ces pratiques : l’indissolubilité du mariage passe avant l’impératif social de procréation. La stérilité de l’un des deux conjoints ne saurait légitimer un divorce ; la Tradition a également tranché en faveur du mariage de personnes trop âgées pour procréer.

On voit donc mal au nom de quoi l’Église s’interdirait de continuer à subvertir les normes de genre, y compris celles qu’elle a contribué à mettre en place à d’autres époques, et de faire une place à de nouvelles vocations, en observant les évolutions du monde, éclairée par l’Esprit-Saint. Un des phénomènes les plus frappants ces dernières décennies concerne les personnes homosexuelles : y compris parmi les chrétiens, celles qui reconnaissent cette orientation sont de plus en plus nombreuses, et font de plus en plus souvent le choix d’une vie très semblable à celle des autres couples. Elles ont de plus en plus souvent à leur disposition des outils juridiques leur permettant de consolider leur engagement. D’autres vivent une forme de célibat « à deux » – si ce concept vous laisse sceptiques, je ne peux que vous recommander la lecture de ce qu’écrivent Lindsay et Sarah sur A Queer Calling. On voit aussi émerger de nouvelles formes de vies communautaires, temporaires ou plus durables : « béguinages » où se rassemblent des personnes âgées, communautés de vie entre « valides » et « handicapés », etc. Dans tout cela, la complémentarité homme/femme apparaît très secondaire.

Elle ne doit pourtant pas être rejetée absolument, et ne doit certainement pas être méprisée : c’est un élément central dans la vie de beaucoup d’hommes et de femmes, qu’elle soit vécue dans le cadre du mariage ou dans d’autres contextes. Si les uns voulaient bien ne pas tourner en dérision les couples de personnes de même sexe, si les autres voulaient bien ne pas tourner en dérision les familles « traditionnelles », nous éteindrions beaucoup de haines et gagnerions beaucoup de temps. Il me semble qu’il n’y a aucun inconvénient à exalter la complémentarité homme/femme, à donner en exemple les hommes et les femmes qui la vivent d’une façon particulièrement sainte. Mais cela ne veut pas dire qu’elle a vocation à occuper une place centrale dans la vie de tous les hommes, et peut-être a-t-elle été exaltée à l’excès ces derniers temps. Il me semble qu’en tant que chrétiens, nous devons nous garder de tout essentialisme : être humbles quand nous considérons ce vers quoi nous allons, mais aussi être humbles quand nous considérons ce dont nous venons – si nous portons notre regard à l’infini, nous venons de Dieu et nous retournons à Lui. Nous sommes arrogants quand nous prétendons créer sans Dieu – de fait, nous ne pouvons rien sans Lui ; mais nous le sommes tout autant quand nous prétendons figer le cours de Son œuvre. Elle n’est pas terminée : restons attentifs aux signes des temps.

Pour conclure, il me semble que nous n’avons rien à gagner à mettre la complémentarité homme/femme au service d’un agenda politique, ou à lui donner une importance excessive dans notre vie spirituelle – le christianisme est suffisamment riche en mystères d’une profondeur infinie pour qu’on la laisse tranquille. Exaltons-la pour ce qu’elle est : une grande richesse, quand on n’essentialise pas ce qui est accidentel, quand on n’universalise pas ce qui est particulier, quand on discerne ce qui est source de joies authentiques, dans le mariage ou ailleurs, de ce qui fait peser un fardeau trop lourd sur les épaules de beaucoup d’hommes et de femmes. Pour revenir au point de départ de ce texte, oui, il est possible, dans un certain sens, de parler de « complémentarité homme/femme » dans le ballet classique, oui, cela peut être très beau, un homme et une femme qui dansent ensemble en respectant les codes liés à une certaine façon d’envisager cette complémentarité. Mais ni le ballet classique, ni, a fortiori, la danse, ne se réduisent à cela.

Généalogie du Christ, sexualité et procréation (Soloviev)

Isaac épousa Rebecca, non par amour, mais selon une décision et un plan préétablis par son père.

Jacob aimait Rachel, mais cet amour est vain quant à l’origine du Messie, qui descend de Juda, engendré par Jacob mais mis au monde, non par Rachel, mais par Lia, que son mari n’aimait pas. Pour procréer, à la génération voulue, un ancêtre du Messie, il fut nécessaire que Jacob s’unît précisément à Lia ; mais, pour parvenir à cette union, la Providence n’a pas excité en Jacob une intense passion amoureuse à l’égard de la mère future de Juda, « aïeul de Dieu » ; sans violer la liberté des sentiments du coeur, la Puissance suprême le laisse aimer Rachel, mais utilise, en vue de son union nécessaire avec Lia, un moyen d’un tout autre genre : la ruse intéressée d’un troisième personnage, Laban, qui, lui, n’a en vue que ses intérêts familiaux et économiques.

Juda lui-même doit, pour engendrer les ancêtres ultérieurs du Messie en dehors de la postérité qu’il a déjà, s’unir dans sa vieillesse à Thamar, sa belle-fille. Une liaison semblable n’était point dans l’ordre normal des choses, elle ne pouvait se produire dans des conditions ordinaires ; aussi le but est-il atteint au moyen d’une aventure très étrange et qui ne manque pas de scandaliser des lecteurs superficiels de la Bible. Or, dans cette aventure, il ne peut même pas être question de quelque amour que ce soit.

Ce n’est pas non plus l’amour qui unit Rahab, la courtisane de Jéricho, à un Hébreu inconnu et étranger : d’abord, elle se donne à lui par profession, puis cette liaison de hasard se consolide par sa confiance en la force du Dieu nouveau qu’elle a connu et par son désir d’avoir sa protection pour elle et les siens.

Ce n’est pas l’amour qui unit le vieux Booz, bisaïeul de David, à Ruth, la jeune Moabite.

De même, Salomon est né, non d’un amour véritable et profond, mais d’un simple caprice et du péché fortuit d’un seigneur vieillissant.

Dans l’Histoire Sainte, comme dans l’histoire général, l’amour sexuel n’apparaît pas comme un moyen ou un instrument des fins historiques ; il n’est pas au service du genre humain. C’est pourquoi, lorsque le sentiment subjectif nous indique que l’amour est un bien indépendant, ayant pour notre vie personnelle sa valeur propre et absolue, il y a aussi, dans la réalité objective, un fait qui correspond à ce sentiment, à savoir qu’un amour individuel ardent ne devient jamais un moyen au service des fins génériques : car celles-ci se réalisent sans lui. Dans le domaine de l’histoire générale aussi bien que dans celui de l’Histoire Sainte, l’amour sexuel (au sens propre) ne joue aucun rôle et n’a aucun effet direct sur le processus historique : sa signification positive doit avoir ses racines dans la vie individuelle.

Quelle est alors cette signification ? [cliffhanger]

Vladimir Soloviev, Le sens de l’amour, Aubier – Montaigne, 1946, p. 25-27

Tous avec Elihou

Début du discours d’Elihou, Job, 32. Elihou est le seul des amis de Job à ne pas encourir la colère de Dieu par la suite, contrairement à Élifaz, Bildad et Sofar, en faveur desquels Job intercède.

« Je suis jeune, moi, et vous êtes des anciens.
C’est pourquoi, intimidé, je craignais de vous manifester mon savoir.
Je me disais : “Il faut que l’âge parle et que le nombre des années fasse connaître la sagesse !”
En réalité, c’est l’esprit dans l’homme, le souffle du Puissant, qui le rend intelligent.
Les plus âgés ne sont pas les plus sages, ce ne sont pas les vieillards qui discernent le droit.
C’est pourquoi je dis : “Écoute-moi, je veux, moi aussi, manifester mon savoir.”
Voici : je comptais sur vos paroles, je prêtais l’oreille à vos raisonnements, tandis que vous cherchiez des mots.
Sur vous je fixais mon attention, et voici que nul n’a réfuté Job, aucun de vous n’a répondu à ses déclarations.
N’allez pas dire : “Nous avons trouvé la sagesse : Dieu seul le confondra, non un homme.”
Ce n’est pas contre moi qu’il alignait les mots et ce n’est pas avec vos paroles que je lui répliquerai.
Stupéfaits, ils n’ont plus répondu, les mots leur ont manqué !
Vais-je attendre, puisqu’ils ne parlent pas, se sont arrêtés et ne répondent plus ?
Je répondrai, pour ma part, moi aussi ; je manifesterai, moi aussi, mon savoir.
Car je suis rempli de paroles, un souffle intérieur me contraint.
C’est en moi comme un vin sous pression, comme dans des outres neuves qui vont éclater.
Parler me soulagera, j’ouvrirai les lèvres et je répondrai !
Je ne prendrai le parti d’aucun, et je ne flatterai personne.
Je ne sais pas flatter : en un rien de temps, mon Créateur m’emporterait. »

Le présent comme rencontre du temps et de l’éternité

Dans The Screwtape Letters (traduit en français sous le titre Tactique du diable), C. S. Lewis imagine les conseils qu’un démon expérimenté pourrait donner à un démon débutant, afin de l’aider à éloigner les hommes de Dieu.

Les hommes vivent dans le temps, mais notre Ennemi [Dieu] les destine à l’éternité. Je crois donc qu’il veut avant tout qu’ils s’occupent de deux choses : de l’éternité elle-même, et de ce moment qu’ils appellent le Présent. Parce que c’est au Présent que le temps et l’éternité se rencontrent.

Du Présent, et de lui seulement, les hommes ont une expérience semblable à celle que notre Ennemi a de la réalité dans son ensemble ; c’est seulement dans ce Présent que la liberté et la réalité leur sont offertes. Notre Ennemi voudrait donc que les hommes se soucient sans cesse de l’éternité (c’est-à-dire de Lui) ou du Présent – soit qu’ils méditent sur leur union ou leur séparation d’avec Lui, soit qu’ils obéissent à la voix de leur conscience présente, soit qu’ils portent la croix présente, soit qu’ils reçoivent la grâce présente, soit qu’ils rendent grâce pour le bonheur présent.

Notre affaire est de les éloigner de l’éternité et du Présent. Dans cet objectif, nous tentons parfois un homme (disons une veuve, ou un universitaire) de vivre dans le Passé. Mais cela n’a qu’une valeur limitée : les hommes ont une certaine connaissance du Passé, celui-ci est, par définition, déterminé – et, à ce titre, ressemble à l’éternité. Il est de loin préférable de les faire vivre dans l’Avenir. […]

Il me semble que la technique proposée ici est extrêmement efficace. Beaucoup d’erreurs et de fautes humaines, sinon toutes, découlent au moins en partie de notre tendance à vivre dans le passé, ou dans l’avenir, au détriment du présent et de l’éternité.

Si nous appliquons cette grille d’analyse à la théologie de la création, voici quelles seraient les deux erreurs à éviter : du côté du passé, chercher avant tout à connaître la volonté « initiale » de Dieu, à savoir ce qu’était le monde, ce qu’était l’homme tels qu’ils existaient une seconde après être sortis des mains de Dieu. Chercher ensuite à y revenir, à reconstituer ce monde, cet homme. (Je crains que C. S. Lewis ne sous-estime les dangers du passé : nous ne nous en faisons qu’une idée très inexacte, et les représentations faussées que nous en avons pèsent lourdement sur le présent.) Du côté de l’avenir, chercher avant tout à connaître la volonté « finale » de Dieu, à savoir ce que sera le royaume des Cieux, ce que seront le monde et l’homme parfaitement réconciliés avec Dieu. Une fois cet objectif défini, chercher à l’atteindre.

Tout cela n’est peut-être pas toujours vain, mais ne doit pas faire passer au second plan le présent comme lieu privilégié de notre rencontre avec Dieu. Ici et maintenant, Dieu crée, Dieu sauve. « Le royaume des Cieux est parmi vous » (Luc, 17, 21). Et si, au lieu de nous focaliser sur l’hypothétique déliquescence d’un ordre ancien (dont nous affirmons un peu vite qu’il était bon et voulu par Dieu), ou de rêver à l’ordre idéal que nous connaîtrons dans un avenir radieux (que nous assimilons un peu vite au royaume des Cieux tel qu’il existe dans le cœur de Dieu), nous accordions plus d’attention à l’œuvre que Dieu fait au présent ?

Si nous voulons connaître ce qu’on peut appeler, si on y tient, un « ordre de la création » ou une « loi naturelle », il n’y a, je crois, pas de meilleure méthode que celle-ci. Regarder, au présent, ici et maintenant, attentivement, avec tout l’amour et la bienveillance dont nous sommes capables, ce qui se passe autour de nous, et tâcher d’y discerner l’œuvre de Dieu. Regardons la création « gémir et souffrir les douleurs de l’enfantement » (Romains 8, 22), regardons Dieu faire « toutes choses nouvelles » (Isaïe 43, 19 et Apocalypse 21, 5).

Un enfant porteur de trois chromosomes 21 ne pourrait pas être heureux et ne serait qu’un fardeau pour ses proches ? Regardons mieux. Deux hommes qui s’aiment ne pourraient pas être fidèles l’un à l’autre et féconds ensemble à leur manière ? Regardons mieux. Songeons un instant à toutes les merveilles à côté desquelles nous passons, à toutes celles que nous n’avons pas pu contempler parce que nous avions le regard perdu dans un passé ou un avenir fantasmés ! Cultivons donc la vertu de prudence, et surtout, réjouissons-nous : nous n’avons encore rien vu, ni de la beauté du monde, ni de l’amour de Dieu dont elle est le signe.

Éthique et création – Jean Ansaldi

Il y a des choses que j’essaie d’exprimer clairement depuis quelques années, sans grand succès. Alors quand un regretté théologien protestant, professeur d’éthique à la faculté protestante de Montpellier, le fait pour moi… Seigneur, sois béni ! Accueille-le dans ton royaume ! Je ne suis pas entièrement d’accord avec lui dans la mesure où il me semble qu’une place doit être faite pour l' »ordre créationnel », en veillant néanmoins à ne jamais lui accorder une autonomie (ce que les théories de la « loi naturelle » tendent à faire) et à toujours le penser conjointement avec ce que Jean Ansaldi appelle le « sotériologique ». Je crois que Dieu crée et sauve dans le même mouvement : disjoindre création et salut est une erreur grave, lourde de conséquences en termes éthiques. Mais n’ayant pas encore lu cet auteur dans le texte, je ne prétendrai pas entrer en dialogue avec sa pensée.

J’ai trouvé ces passages de Jean Ansaldi dans un intéressant article de Michel Johner, qui, même si je suis loin d’être d’accord avec l’auteur, a le mérite de poser clairement des problèmes qui me tracassent. Ces citations, en attendant mieux, pourraient utilement interpeller les défenseurs de l’écologie humaine.

Si par chance, en attendant que je puisse passer un peu de temps dans une bonne bibliothèque, l’un de mes lecteurs avait sous la main tel ou tel texte d’Ansaldi, ma boîte mail lui est ouverte : baroqueetfatigue [at] yahoo.fr.

« La série séquentielle (création-chute-rédemption) est dangereuse pour l’éthique, car posséder le « commencement », c’est être en situation de maîtrise pour décréter le bien et le mal; ces derniers sont alors inscrits dans la « nature », dans la Loi des origines, ou dans les textes qui en rendent compte, etc. (…). Il est symptomatique que c’est presque toujours à partir d’un savoir sur le commencement que l’Église a persécuté les hommes. À mon avis, une analyse fine de ce retour en force d’un primat du créationnel sur le sotériologique montrerait qu’il traduit moins l’angoisse des chrétiens devant les menaces de destruction écologique, que leur peur d’être idéologiquement marginalisés. »

(J. Ansaldi, « La création au futur antérieur », ETR, 64e année, 1989/2.)

« Contrairement au théologien [E. Fuchs] qui entend fonder l’éthique sexuelle sur un ordre créationnel, (…) je ne crois pas personnellement que l’éthique chrétienne ait à partir d’un ordre créationnel qui se donnerait Dieu sait où. Si création il y a maintenant, elle est devant nous, comme une constante remise en ordre du monde, comme une constante interprétation de la réalité à partir de la justification en Christ. »

(J. Ansaldi, « Entre l’interdit et la complicité: la place de l’homosexualité dans l’éthique chrétienne », ETR, 62e année, 1987/2, 220.)

À propos de l’ethnie, ou d’autre chose

« […] Ainsi est-il parfaitement légitime de se revendiquer comme Peul ou Bambara. Ce qui est contestable, en revanche, c’est de considérer que ce mode d’identification a existé de toute éternité, c’est-à-dire d’en faire une essence. Un ethnonyme peut recevoir une multitude de sens en fonction des époques, des lieux ou des situations sociales : s’attacher à un de ces sens n’est pas condamnable ; ce qui l’est, c’est d’affirmer que ce sens est unique ou, ce qui revient au même, que la série de sens qu’a revêtue la catégorie est achevée. […] »

Jean-Loup Amselle, « Ethnies et espaces : pour une anthropologie topologique », dans J.-L. Amselle et Elikia M’Bokolo, Au cœur de l’ethnie, La Découverte, 1985, p. 38.

 « […] Pourquoi faut-il absolument que « les Bambaras » soient quelque chose, bêtes ou méchants, rustres ou philosophes, paisibles ou sanguinaires, etc. ? Double illusion : d’abord ou suppose qu’être désignés d’un même nom est le signe assuré de quelque consubstantialité fondamentale, alors qu’il suffit, par exemple, d’occuper une même position au regard d’un tiers. On suppose ensuite qu’un Bambara ne saurait piller ou penser qu’en vertu de cette nécessité immanente, de ce « quelque chose » – nature, destin ou vocation – qui définit sa spécificité. C’est la bambaraïté qui fait agir le Bambara et inversement chacun de ses actes la signifie : terrible logique de l’imputation, telle qu’elle est à l’œuvre dans toute lecture méta-sociale (raciste ou autre) de la réalité sociale. […] »

Jean Bazin, « À chacun son Bambara », dans J.-L. Amselle et E. M’Bokolo, id., p. 90.

Tout m’est permis

Pour E.

« Tout m’est permis » ; mais tout n’est pas profitable. « Tout m’est permis » ; mais je ne me laisserai, moi, dominer par rien. […] « Tout m’est permis » ; mais tout n’est pas profitable. « Tout m’est permis » ; mais tout n’édifie pas.

Saint Paul de Tarse, première épître aux Corinthiens

« Finissons-en donc avec ces jugements les uns sur les autres : jugez plutôt qu’il ne faut rien mettre devant votre frère qui le fasse buter ou tomber. Je le sais, j’en suis certain dans le Seigneur Jésus, rien n’est impur en soi, mais seulement pour celui qui estime un aliment impur ; en ce cas il l’est pour lui. En effet, si pour un aliment ton frère est contristé, tu ne te conduis plus selon la charité. Ne va pas avec ton aliment faire périr celui-là pour qui le Christ est mort ! »

Saint Paul de Tarse, épître aux Romains

Lire et relire saint Paul fait ressortir la vanité de tout ce qu’on désigne généralement sous le nom de morale. (D’après le Trésor de la langue française, la morale est un « ensemble de règles concernant les actions permises et défendues dans une société » , un « ensemble des règles de conduite reconnues comme absolument et universellement valables » , ou l’étude théorique des règles en question.) Le Christ s’est incarné, est mort et est ressuscité pour nous sauver : il n’est pas venu pour remplacer une morale par une autre ; il n’est pas venu pour réformer les mœurs. Dieu est amour, et « l’amour n’obéit à aucune morale et ne donne naissance à aucune morale », comme l’écrit Jacques Ellul. Pourquoi Dieu se serait-il fait homme, s’il avait voulu nous donner une morale de plus ? L’imagination fertile de notre espèce y a déjà amplement pourvu ; nous n’avons que trop de morales. La morale, c’est notre penchant. La morale, c’est notre vice. Dieu s’est rendu semblable à nous, Il veut nous rendre semblables à Lui ; Il nous communique Son esprit et Sa vie. À partir de là, quelle place pouvons-nous encore faire à une morale ?

« C’est bien pratique », dira-t-on. « Toute société a besoin d’une morale ». « Ce que tu dis est bon pour quelques intellectuels ; la majorité de nos contemporains, que tu scandalises avec de tels propos, veut qu’on lui donne des règles simples, auxquelles elle puisse se tenir ». Le Christ s’adressait-il aux intellectuels de son temps, ou aux foules ? Saint Paul s’adressait-il aux intellectuels de son temps, ou aux foules ? Ont-ils eu peur du scandale ? Le Christ a-t-il laissé lapider la femme adultère pour ne pas scandaliser la majorité des contemporains ? Le Christ a-t-il refusé d’entrer chez un collecteur d’impôts pour ne pas scandaliser la majorité de ses contemporains ? Le Christ a-t-il repoussé la pécheresse qui lui baisait les pieds, les mouillait de larmes, les essuyait avec ses cheveux et répandait sur eux du parfum, pour ne pas scandaliser la majorité de ses contemporains ?

« Tout m’est permis », affirme saint Paul. « Tout m’est permis, mais… », oui, certes, mais tout m’est permis. « Rien n’est impur en soi », affirme saint Paul. « Rien n’est impur en soi, mais… », oui, certes, mais rien n’est impur en soi. Combien de fois l’avons-nous entendu proclamer dans nos églises ? Combien de prêtres osent tonner du haut de leur chaire  : « Tout m’est permis ! » ; « Rien n’est impur! » ? Bien peu ; par peur d’être accusé de laxisme, peut-être ? Mais dire « tout m’est permis » ou « rien n’est impur en soi », est-ce du laxisme ? Notre foi est-elle à ce point faible que des énoncés tels que « tout m’est permis » ou « rien n’est impur en soi » nous effraient ?

Si nous y regardons de plus près, nous ne voyons là nul laxisme ; ces formules sont même l’exact contraire du laxisme. Il ne nous est pas demandé de nous conformer à des interdits, ou de distinguer le pur de l’impur. Il nous est demandé d’entrer résolument dans une relation personnelle avec Dieu, un Dieu qui s’est fait homme et qui est mort et ressuscité pour nous sauver. Dans cette relation, il n’y pas plus de place pour les interdits qu’il n’y en a pour les distinctions entre pur et impur. Entrer en vérité dans une relation personnelle avec Celui qui m’a créé, avec Celui m’a sauvé, avec Celui qui s’est fait semblable à moi et veut m’attirer à Lui, voilà qui est mille fois plus exigeant que toute conformité à une loi, mille fois plus exigeant que toute pureté.

Mais nous tenons à être punis pour nos fautes, et récompensés pour nos bonnes actions. Nous voulons rester dans l’enfance, attendant qu’une autorité définisse à notre place les limites du permis et de l’interdit, du pur et de l’impur, du bien et du mal. Nous ne sommes pas des enfants. Personne ne tracera ces limites à notre place. Personne ne nous punira. Personne ne nous récompensera. Ce que Jésus exalte chez l’enfant, c’est l’accueil, dans la simplicité et dans l’émerveillement, du royaume de Dieu, c’est-à-dire du don infini que Dieu nous fait de participer à Sa vie, en dépit de notre faiblesse et de nos fautes. C’est dans ce sens-là que nous devons être enfants de Dieu. Nulle autorité ne distinguera pour nous le bien du mal. Nous ne pourrons les distinguer en vérité qu’à partir de la relation que nous entretenons avec notre Créateur et Sauveur.

Dieu a voulu qu’il y ait l’Église, pour que Son salut soit manifesté au milieu des hommes, pour que Sa grâce nous parvienne à travers les sacrements, pour que Sa parole soit annoncée à travers les âges et dans toutes les nations. Dieu a voulu qu’il y ait l’Église, parce que nous ne sommes que trop enclins à faire de Lui une simple projection de nous-mêmes, alors qu’il est toujours plus aimant, toujours plus grand, toujours plus beau que nous ne l’imaginons. C’est dans la rencontre avec nos frères que nous découvrons vraiment l’amour, la grandeur et la beauté de Dieu. Nous ne pouvons nous reconnaître vraiment pécheurs devant Dieu qu’en nous reconnaissant pécheurs devant nos frères. Nous connaissons notre faiblesse : si nous restons seuls, nous ne pouvons vivre en vérité notre relation à Dieu ; si nous restons seuls, nous ne pouvons aimer, croire et espérer vraiment. Si nous restons seuls, notre idée du bien et du mal risque de n’être qu’un reflet déformé des avortons que nous sommes, et c’est pour cela, pour cela aussi, que Dieu a voulu qu’il y ait l’Église. « Tout n’est pas bon », « tout n’édifie pas », nous avons à le redécouvrir à chaque génération, sans nous priver de puiser dans le trésor de sainteté et de sagesse qu’ont constitué pour nous les générations précédentes, trésor dont l’Église est la gardienne.

Mais malheur à nous si, à partir de ce trésor, nous prétendions édifier une morale. Malheur à nous si nous prétendions asséner à notre prochain, en-dehors de toute rencontre véritable entre lui et nous, ce qui est bien, et ce qui est mal ; ce qu’il doit faire, et ce dont il doit s’abstenir. Malheur à nous si nous restaurions des distinctions entre pur-en-soi et impur-en-soi qui ont été abolies une fois pour toutes dans le Christ. Malheur à nous si nous pensions avoir tranché une fois pour toutes les questions qui traversent le cœur de l’homme. Ce trésor de sainteté et de sagesse doit servir à l’approfondissement et à la perfection de la relation que chacun de nous entretient avec Dieu ; il doit servir à ce que chacun de nous puisse vraiment se laisser attirer à Dieu, et à nulle autre chose.

Une jeune femme avait demandé à son fiancé de l’argent pour acheter la robe qu’elle porterait le jour des noces – chose en tous points contraire aux usages de la bourgeoisie. Elle utilisa l’argent pour partir en week-end à Londres avec ses amies ; elles y firent du shopping et burent plus que de raison. Voilà l’Église quand, du trésor dont Dieu l’a rendue dépositaire, elle forge une morale du pur et de l’impur, fermant à clé le royaume des Cieux devant les hommes (Matthieu 23, 13). Prions pour que ni elle, ni nous qui en sommes membres n’allions, avec nos aliments, faire périr nos frères pour qui le Christ est mort (Romains 14, 15).

Quelques réflexions sur la théodicée (Berdiaev)

[…] Le processus d’humanisation de l’idée de Dieu s’achève dans la révélation chrétienne, dans l’apparition de l’homme-Dieu, dans la religion de la divino-humanité. Il est impossible de construire une théodicée en parlant de Dieu, de même qu’il est impossible de construire une théodicée en partant de l’homme. Le sens du monde n’est compréhensible ni en partant de l’idée abstraite de Dieu, ni en partant de l’idée abstraite de l’homme. À séparer et à déchirer l’homme de Dieu, tout inspire l’effroi et tout s’enfonce dans les ténèbres. Le sens du monde ne se révèle, la lumière n’illumine la vie que dans l’union de la nature divine et de la nature humaine. Et il faut commencer à théologiser en partant, ni de Dieu, ni de l’homme, mais de la divino-humanité. L’on ne peut construire de théodicée qu’en partant de la divino-humanité. S’il n’y avait pas eu l’homme Dieu, si l’humanisation parfaite de Dieu et la divinisation parfaite de l’homme n’avaient pas été manifestées, alors la justification de Dieu, de même que celle de l’homme, serait impossible. Car, en vérité, la théodicée et l’anthropodicée sont les deux faces d’un même tout. Le Christ homme-Dieu est l’unique théodicée et l’unique anthropodicée possible. Le sacrifice du Christ sur le Golgotha, accompli par Dieu et par l’homme, est une théodicée, non pas en pensée, mais en action, dans la vie. L’agneau est immolé dès la création du monde. Dieu lui-même participe à la tragédie du monde, aux souffrances du monde, porte sur Lui les souffrances humaines. Le Dieu du monothéisme abstrait ne saurait être justifié. En même temps, un monothéisme abstrait, plus mahométan que chrétien, fit irruption dans la théologie chrétienne et l’altéra. Le monothéisme abstrait, le monarchisme céleste, dissimula le Mystère vivant du Dieu trinitaire, de la Sainte Trinité qui est Amour divin. Il n’y a que pour le monothéisme abstrait, pour le monarchisme céleste qui reflète le royaume terrestre de César, que Dieu est impassible et se suffit à Lui-même, que Dieu exige impérieusement la réalisation de sa volonté formelle et châtie ses transgressions. Mais le Père qui se révèle à travers Son Fils et dans l’Esprit saint n’est pas le Dieu du monothéisme abstrait. Sans le Fils, le Père demeure étranger, lointain et effrayant ; sans l’Esprit saint, Il n’agit pas en nous et nous ne participons pas à Sa vie. L’athéisme est dans le vrai pour ce qui concerne le monothéisme abstrait, le monarchisme céleste. L’athéisme n’est réfuté que par la révélation de la Sainte Trinité comme Amour divin. Le théisme statique, marqué au sceau de l’idée d’un Créateur impassible, ne vivant aucune tragédie, n’ayant nul besoin de la création et ne partageant pas sa destinée, est engendré par les catégories de pensée helléniques appliquées à la création : l’éléatisme, l’aristotélisme. Tel n’est pas le Dieu de la Bible, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et de Jacob, tel n’est pas le Dieu qui se dévoila à travers le Fils dans le Nouveau Testament. L’Écriture sainte nous révèle la tragédie de Dieu, nous laisse entrevoir le tragique de Sa vie intérieure. Le supplice de la Croix du Fils unique de Dieu est une souffrance dans le sein de la Sainte Trinité. Et reconnaître ce fait mystique ne dénote pas nécessairement un patripassianisme. Il s’agit de la seule voie possible pour la théodicée, pour une théodicée qui ne soit pas servile. Il y a, au tréfonds de la Trialité divine même, la souffrance née du mal et des ténèbres, de la séparation des destinées de la création, du monde et de l’humanité. Et cette souffrance ne constitue pas une imperfection ou une infirmité de la Divinité ; elle est, au contraire, un signe de Sa perfection. On ne saurait penser Dieu pareil à une pierre. Si Dieu ne souffrait pas, Il serait un Dieu imparfait et infirme ayant pris la félicité pour Lui-même et ayant laissé la souffrance à la création. L’amour suppose le sacrifice et la souffrance. Mais la Trialité divine est l’Amour infini. La vie intérieure, secrète, ésotérique de la Divinité s’entrevoit seulement dans l’amour. Pour nous, la théologie, non seulement apophatique, mais aussi cataphatique, n’est possible qu’à travers l’amour. Néanmoins, la théologie cataphatique a été construire, non pas sur l’amour sacrificatoire comme vie secrète de la Divinité, mais exclusivement sur la puissance, la gloire, la justice, le jugement, etc., c’est-à-dire à partir du dévoilement exotérique de la Divinité dans la nature pécheresse de l’homme. Dieu comme amour sacrificatoire n’aurait pas pu se dévoiler à travers l’homme. Il pouvait seulement se dévoiler à travers le Fils de Dieu, à travers l’homme-Dieu. À cela était nécessaire la kénose, l’abaissement volontaire, l’amoindrissement, l’épuisement de la Divinité. […]

Nicolas Berdiaev, Pour un christianisme de création et de liberté, Céline Marangé (éd.), Cerf, 2009, p. 87-90

Contre l’apologétique

[…] Le malheur n’est pas que la doctrine ne soit pas prêchée (et il n’est pas non plus le défaut de prêtres) ; mais qu’elle soit prêchée de telle sorte qu’en définitive une foule de gens n’en pensent absolument rien (tout comme la foule ne voit dans le sacerdoce rien d’autre qu’une banale fonction comme celle du marchant, de l’avocat, du relieur, du vétérinaire, etc.) ; par suite, les choses les plus sublimes et les plus sacrées ne produisent aucune impression ; on les écoute comme des choses que, dans notre train de vie, Dieu sait pourquoi, il est d’usage d’entendre, comme tant d’autres choses. Comment alors s’étonner que – faute de trouver sa propre conduite injustifiable – on juge nécessaire de justifier le christianisme.

Un prêtre devrait pourtant bien être un croyant. Et le croyant ! Il est pourtant bien un amant ; et même, le plus épris des amants, comparé au croyant, n’a pourtant qu’un enthousiasme de jeune homme. Imagine un amant. Il serait capable, n’est-ce pas, de parler de son amour toute la journée, et la nuit encore, et jour après jour. Mais crois-tu qu’il aurait l’idée, qu’il lui serait possible, qu’il ne trouverait pas répugnant de s’efforcer de montrer par trois raisons que l’amour n’est pas une chimère – à peu près comme le prêtre prouve par trois raisons qu’il est salutaire de prier, montrant par là que la prière a tant perdu de sa valeur qu’il faut trois arguments pour relever son prestige. Ou encore comme le prêtre qui, de même façon, mais avec plus de ridicule, prouve par trois raisons que prier est une félicité qui dépasse tout entendement. Il n’a pas de prix, cet anticlimax où, pour montrer qu’une chose dépasse tout entendement, on recourt à trois… raisons qui, si d’ailleurs elles sont capables de quelque chose, ne le sont certes pas de passer tout entendement, mais doivent au contraire faire éclater aux yeux de l’intelligence que cette félicité ne dépasse nullement tout entendement ; car des « raisons » relèvent pourtant bien de la raison. Non ; pour ce qui dépasse tout entendement et pour qui y croit, trois raisons n’ont pas plus de signification que trois bouteilles ou trois cerfs ! – En outre, crois-tu qu’un amant s’aviserait de présenter la justification de son amour, c’est-à-dire d’avouer qu’il n’est pas pour lui l’absolu sans réserve, mais qu’il pense ensemble et sa passion et les objections qu’on peut y faire pour en tirer une justification ; en d’autres termes, crois-tu qu’il pourrait ou voudrait reconnaître qu’il n’est pas épris et se dénoncer comme tel ? Et ne crois-tu pas encore qu’il traiterait de fou quiconque lui proposerait de parler de la sorte ; et si l’amoureux qu’il est, est aussi un observateur, ne penses-tu pas qu’il soupçonnerait que, pour lui faire une pareille proposition, il faut n’avoir rien connu de l’amour, ou vouloir amener à trahir et renier celui qu’on éprouve – en le justifiant. N’est-il pas clair qu’un amant authentique ne s’aviserait jamais de prouver ou de défendre son amour par trois raisons ; car il aime, et l’amour est au-dessus de toutes les raisons et de toutes les apologies ; et qui se livre à ces démonstrations n’est pas un amant : il se donne simplement pour tel et par malheur – ou par bonheur – il est tellement sot qu’il dénonce simplement qu’il n’est pas un amant.

Mais voilà justement comment parlent du christianisme… des prêtres croyants ; ou bien on le « défend » ou bien on le traduit en « raisons », si l’on n’accroît pas encore le galimatias en se mêlant de le « concevoir » par la spéculation ; voilà ce qu’on appelle prêcher ; et l’on tient déjà dans la chrétienté pour un grand succès qu’il y ait de pareilles prédications et des gens pour les écouter. Et c’est justement pourquoi (et ceci en est la preuve) la chrétienté est si loin d’être ce qu’elle s’appelle que, pour le christianisme strict, la vie de la plupart est trop longée dans l’insensibilité spirituelle pour être appelée péché.

Kierkegaard, La Maladie à la mort, Robert Laffont, 1993, p. 1280-1282

Ne nous trompons pas de peur

Je suis las des débats sur le genre. Néanmoins, je m’y colle encore une fois. Je suis parti d’un billet rédigé par M. François-Xavier Bellamy, adjoint au maire de Versailles, ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé de philosophie, billet qui m’a un peu agacé – déçu, surtout, j’attendais mieux – et m’a donné le carburant nécessaire pour écrire ce texte entre minuit et deux heures du matin.

Oui, le concept de genre existe. Non, ce n’est pas une théorie. C’est avant tout un objet d’étude, qui, comme tous les objets d’étude, est préalablement construit. Dans ce cas précis, cet objet d’étude est le suivant, dans son sens le plus large : ce que c’est qu’être homme ou femme dans les sociétés humaines, la façon dont est vécue, dans telle ou telle société, la différence et le plus souvent la hiérarchie entre les hommes et les femmes. Ce n’est pas « contestable ». On peut proposer d’autres objets d’étude si on le souhaite. On peut vouloir privilégier d’autres domaines de recherche. Mais non, ce n’est pas « contestable ». Non, il n’est pas question ici d’« hypothèse idéologique ». En littérature, en histoire, en sociologie et dans bien d’autres disciplines, des chercheurs s’intéressent à ce que c’est qu’être homme ou femme, en utilisant différentes approches, avec des présupposés différents. Il n’y a pas à être « pour » ou « contre ». La comparaison avec la lutte des classes n’est donc absolument pas pertinente, de même que le rapprochement entre études de genre et marxisme auquel certains se hasardent.

Non, le concept de genre ne fait pas des différences biologiques des détails insignifiants. La grande prêtresse des études de genre Judith Butler elle-même a écrit un ouvrage intitulé Des corps qui comptent ; elle soutient que le corps signifie toujours au-delà de ce que nous voudrions le voir signifier, elle affirme qu’il y a une réalité corporelle derrière le genre. Quoi de plus faux que d’écrire, comme le fait vigi-gender.fr, que dans « l’idéologie du genre », « notre corps n’a aucune signification » ? Au contraire, les significations du corps humain sont précisément l’un des principaux champs d’application des études de genre. Comment le corps humain est-il vécu, perçu, représenté, quelles normes, quelles contraintes lui sont appliquées en tant que corps d’homme, en tant que corps de femme ? C’est cela, le genre, ou du moins, c’est en grande partie cela.

(Il serait bon, tant que nous y sommes, de ne pas confondre déconstruction et destruction : Derrida et Butler, entre autres, insistent sur ce point à plusieurs reprises. Déconstruire n’est pas détruire. Et quand, en études de genre, on dit de quelque chose que c’est une représentation, un stéréotype, une construction, cela ne veut pas dire que c’est intrinsèquement mauvais : cela veut dire que ça n’est qu’une représentation, un stéréotype, une construction, et pas l’un des cinq piliers de la civilisation occidentale – qui s’effondre, comme nous le savons tous.)

Il y a une différence des sexes, personne ne le nie. Oui, elle existe, mais il faut bien, à un moment donné, qu’elle soit reconnue, qu’elle soit constituée en différence riche de sens, qu’on en ait fait la différence par excellence. Que je sache, on ne traite pas les chevelus différemment des chauves, on ne traite pas les êtres humains dont la peau est noire différemment des êtres humains dont la peau est blanche – pardonnez-moi ce trait d’ironie. Oui, à l’observation, un corps d’homme et un corps de femme présentent un certain nombre de différences. Personne ne le nie. Faut-il construire sur ces différences un ordre social, attribuer tel rôle aux uns, tel rôle aux autres ? Ce n’est pas vraiment la question : ces représentations qui nous environnent nous préexistent, nous ne naissons pas sur une tabula rasa. Mais est-il absolument nécessaire que ces rôles soient imposés par la violence, par le contrôle social, par la loi ? J’en doute. Sommes-nous voués à reproduire l’ordre social et les rôles sociaux que nous avons trouvé à notre naissance ? De toute évidence, non. Ni nos parents, ni nos grands-parents ne les ont reproduits exactement, et nous-mêmes ne les reproduisons pas non plus exactement.

Que tous les membres du gouvernement n’aient pas une parfaite maîtrise des questions de genre, c’est certain. Les déclarations pour le moins floues, sinon contradictoires de plusieurs d’entre eux en attestent. Plusieurs parlent à tort et à travers de « théorie du genre », tantôt pour s’en revendiquer, tantôt s’en démarquer, faisant hurler, à chaque fois, aussi bien les sceptiques que les convaincus du genre. Au moins, cela a l’avantage d’ôter toute crédibilité à l’hypothèse d’un grand complot du genre, dont les initiés présideraient en ce moment aux destinées de l’État.

À défaut de complot, il est tout à fait probable que certains membres du gouvernement aient été, à un moment donné de leur vie, sensibilisés, à la suite de telle ou telle expérience, de telle ou telle rencontre, à l’enjeu que représente le genre. Les études de genre tendent à nous faire prendre conscience d’une chose : les représentations de genre font peser une violence sur de nombreux êtres humains. Sur à peu près tout le monde, en fait : en général, l’homme qui ne veut pas être homme comme la société voudrait qu’il le soit, la femme qui ne veut pas être femme comme la société voudrait qu’elle le soit. En particulier, les homosexuels, les transsexuels, et bien d’autres.

Ceux qui dissertent sur le nihilisme, l’idéalisme, la volonté de toute-puissance qui se cacheraient derrière le genre savent-ils vraiment de quoi ils parlent ? Savent-ils la violence qui pèse sur les personnes qui s’affirment homosexuelles, ou même sur celles qui sont soupçonnées de ne pas être exclusivement hétérosexuelles ? Savent-ils la violence qui pèse sur les personnes qui se travestissent, qui entreprennent un changement d’identité sexuelle, sur celles qui sont soupçonnées de l’être ? Savent-ils, dans d’autres sociétés que la nôtre, mais aussi dans la nôtre à un moindre degré, la violence qui pèse sur une femme, sur un homme qui ne voudrait pas se marier ? Sur une femme qui ne voudrait pas engendrer ? Nous parlons de vies humaines, nous ne parlons pas d’apprentis sorciers pressés de mettre en application leurs dernières lubies.

La préoccupation la plus vive que je discerne en arrière-plan des études de genre, et en particulier des travaux de Judith Butler que je connais moins mal que d’autres, c’est celle de rendre vivables des vies qui ne le sont pas, ou si peu, ou si difficilement, de rendre plus digne les vies qui sont jugées indignes. Oui, c’est une préoccupation politique, ou du moins qui doit se traduire en termes politiques. J’ai beau chercher, je ne vois vraiment pas ce que cela a d’inquiétant. Cet agenda peut se traduire de diverses formes.

1. Dans l’enseignement scolaire, consacrer quelques heures parmi des milliers à mettre en évidence la diversité des choix que peut faire un homme ou une femme. Nous vivons en société, il n’est ni extravagant ni totalitaire d’expliquer à des enfants qu’il y a autour d’eux des personnes qui ne vivent pas comme leurs parents et qui n’en sont pas moins respectables. Il n’est ni extravagant ni totalitaire d’expliquer à des enfants que leurs opportunités sont plus larges qu’ils ne le croient, s’ils osent s’en saisir, et si bien entendu la société se donne les moyens de les leur rendre accessibles – ou tout au moins de les leur laisser accessibles. Les enfants n’appartiennent ni à leurs parents, ni à l’État, ni à qui que ce soit. Ce n’est pas en leur disant, au lycée, que la façon dont ils se vivent homme ou femme est en grande partie la conséquence de représentations sociales sur lesquelles ils peuvent influer que nous allons les désaxer. Nous n’allons pas les perturber en leur disant, dès le plus jeune âge, que les femmes peuvent être astronautes, les hommes fleuristes, que si Clotaire s’est moqué d’Agnan parce qu’il avait mis du vernis à ongles, hé ben Clotaire est rien qu’un gros débile et Agnan fait ce qu’il veut s’il trouve ça joli, même si rien n’empêche la maîtresse de dire discrètement à Agnan qu’il y a beaucoup de gros débiles comme Clotaire et que donc en l’état actuel de la société il vaut peut-être mieux qu’il évite de mettre du vernis à ongles, du moins quand il vient à l’école.

2. Créer un cadre légal pour les relations stables entre deux personnes de même sexe, comme il en existe un pour celles entre deux personnes de sexe différent. Je ne crois pas que qui que ce soit entende contester la fécondité de la différence sexuelle. Mais en quoi cette fécondité exclut-elle que des personnes de même sexe soient, à leur manière, fécondes ? Qu’on remette en cause la procréation médicalement assistée ou la gestation pour autrui, ma foi, pourquoi pas. Je suis le premier à trouver pour le moins préoccupant qu’on entasse les embryons congelés et à juger extrêmement problématique la gestation pour autrui, qu’elle soit altruiste ou rémunérée. Mais pourquoi avoir fait croire, pourquoi continuer de faire croire que ces deux questions sont liées à celle du mariage pour tous, quand la procréation médicalement assistée, y compris hétérozygote, est pratiquée depuis trente ans, quand la gestation pour autrui concerne principalement des couples hétérosexuels, quand la Louisiane vote, en juin dernier, la restriction de la gestation pour autrui aux seuls couples hétérosexuels ? C’est de l’escroquerie pure et simple.

3. Revaloriser les aides dont bénéficient les femmes élevant seules leurs enfants (qui constituent l’écrasante majorité des parents célibataires) et victimes d’abandon de famille. C’est un gouvernement socialiste qui vient de faire adopter cette mesure – que j’ai – mais il y a très longtemps peut-être, ou bien il était tard, ou bien j’avais bu – entendu prôner des centaines de fois par des catholiques se situant à droite de l’échiquier politique, au cours de discussion sur l’avortement.

4. Rééquilibrer le congé parental entre les deux conjoints. Exalter le père qui gagne de quoi faire vivre sa famille et la femme qui prend un congé parental de trois ans comme le fait M. Bellamy dans son billet, pourquoi pas ; simplement, il se trouve que tout le monde ne souhaite pas procéder ainsi. Il y a aujourd’hui des femmes dont les revenus sont supérieurs à ceux de leurs conjoints. Il y a aujourd’hui des hommes qui souhaitent pouvoir s’arrêter de travailler pour s’occuper de leurs enfants. Non, un père et une mère ne jouent pas exactement le même rôle. D’une part c’est la mère qui accouche, et qui peut allaiter si elle le souhaite. D’autre part, dans la plupart des couples, l’un et l’autre jouent un rôle différent vis-à-vis de l’enfant, avec des variations infinies d’une famille à l’autre. Et donc ? Comment passe-t-on de cette affirmation à la conclusion abrupte selon laquelle l’État doit encourager l’un à rester à la maison et l’autre à travailler ? Je croyais qu’une des solutions à la crise de la famille était que les pères consacrent plus de temps à l’éducation des enfants et aux soins du ménage ? J’ai dû rêver.

Je suis loin d’être un enthousiaste du gouvernement actuel, dont beaucoup d’orientations – loin du genre – m’inquiètent. Mais non, j’ai beau faire, rien de tout cela ne m’effraie. La façon dont ces mesures sont présentées est souvent insupportable, je le reconnais sans peine. On nous vend à grand renfort de tambour des ruptures civilisationnelles ; on ferait mieux de faire adopter discrètement de simples mesures de justice. M. Peillon se prend pour le petit père Combes ; Mme Taubira nous gratifie de ses tirades césairo-hugoliennes. C’est un peu fatigant, je l’admets. Il y a dans une part non négligeable de la classe politique française un exaspérant laïcisme bas-du-front : me risquerai-je à rappeler que la laïcité consiste à traiter la religion comme les autres domaines de l’activité humaine, ni plus, ni moins, et non à exclure la religion de l’espace public ? Je m’y risque. Dans ce contexte, je comprends que beaucoup de catholiques se sentent méprisés ou exclus.

Aux uns, donc : qu’on mette sur le dos de lois récentes des évolutions sociales profondes et anciennes, c’est regrettable, mais enfin, ainsi va la vie politique en démocratie. Qu’on confonde les causes des problèmes et leurs remèdes, c’est plus grave. Ceux qui proposent de renforcer les rôles traditionnels – encore faudrait-il se mettre d’accord sur la tradition de référence – de l’homme et de la femme pour remédier à la « crise de la famille » me font penser à ceux qui proposent de revenir à la théologie et à la liturgie en vogue avant le concile Vatican II pour remédier à la « crise de l’Église ». (Autant dire qu’ils me font bien rigoler.) Non que ce qui existait avant soit intrinsèquement pervers : simplement, mettons le vin nouveau dans des outres neuves. Et n’ayons pas peur. Ou du moins, ne nous trompons pas de peur.

Aux autres : si nous nous plaçons sur le terrain de la vie « vivable », comme j’ai essayé de le faire ici, les catholiques ont, non pas des leçons, mais des exemples à donner, que ce soit dans l’accueil des personnes lourdement handicapées, les soins palliatifs, l’attention apportée aux migrants, la meilleure façon de contribuer au développement des pays les plus pauvres, et mille autres sujets. Il ne serait peut-être pas tout à fait idiot de prêter attention à ce qu’ils ont à dire. Ce n’est pas parce qu’une partie de l’Église se révèle bouchée à l’émeri lorsqu’on aborde deux ou trois questions de société qu’il faut nous enfermer dans votre petite boîte étiquetée « fascisto-intégristes ». Merci d’avance.