God and the Gay Christian (Matthew Vines)

Au cours des dix dernières années, de très nombreux ouvrages sur l’homosexualité dans le christianisme (et réciproquement) ont été publiés aux États-Unis, essais, témoignages, présentant une très riche palette de points de vue et de choix de vie. Un des plus commentés a été celui de Matthew Vines intitulé God and the Gay Christian ; cet ouvrage me semblant particulièrement utile pour les débats en cours au sujet de l’homosexualité chez les chrétiens francophones, j’en propose ci-dessous un résumé.

Matthew Vines est un jeune chrétien américain, né dans une famille presbytérienne du Kansas en 1990. En 2009, il fait part de son orientation homosexuelle à ses parents et aux chrétiens de sa paroisse. Trois ans plus tard, après avoir consacré la plus grande partie de son temps à discuter de ce sujet, à étudier la Bible, à lire et à prier, il intervient devant une paroisse méthodiste du Kansas pour défendre la thèse suivante : on ne peut pas s’appuyer sur la Bible pour condamner les relations aimantes, fidèles, engagées, entre personnes de même sexe. Sa conférence, d’une heure environ, est regardée en ligne par au moins un million de personnes, abondamment commentée, fait l’objet de réactions enthousiastes et indignées. En 2014, il publie God and the Gay Christian. Cet ouvrage est à la fois un témoignage personnel et un travail de vulgarisation portant sur l’exégèse des passages de l’Écriture abordant de près ou de loin les relations entre personnes de même sexe.

Matthew Vines ne voit pas l’Écriture comme un recueil de conseils ou de normes dépassés. Elle occupe une place déterminante dans sa vie. La découverte de son homosexualité n’a pas fait vaciller sa foi chrétienne. Elle n’a pas suscité de rejet ou de malveillance au sein de sa famille : son père a commencé par lui proposer de lire des ouvrages “ex-gay”… (le courant “ex-gay” a connu un grand succès aux États-Unis des années 1980 aux années 2000 ; certains mouvements prétendaient pouvoir “soigner” l’homosexualité ; ce qui en subsiste aujourd’hui est fortement fragilisé depuis que le président d’Exodus, la principale organisation “ex-gay”, a déclaré en 2013 que l’organisation n’était jamais vraiment parvenue à “réorienter” des personnes homosexuelles, et a demandé pardon pour les souffrances qu’elle avait infligée) … mais ne croit plus aujourd’hui que son fils doive renoncer au nom du Christ à toute relation amoureuse avec un autre homme. Vines dit n’avoir jamais vécu de “promiscuité sexuelle”, ni souffert d’abus ; il dit s’être résolu très jeune à ne pas avoir de relations sexuelles jusqu’au mariage, et la découverte de son homosexualité ne l’a pas fait changer d’avis sur ce point.

Il s’est penché avec attention sur l’exégèse des six passages bibliques qui ont trait aux relations sexuelles avec des personnes de même sexe (Genèse, 19, 5 ; Lévitique 18, 22 ; Lévitique 20, 13 ; Romains 1, 26-27 ; 1 Corinthiens 6, 9 ; 1 Timothée 1, 10). Plus il les a étudiés, moins il a vu en quoi ils s’appliquaient aux relations entre personnes de même sexe telles qu’il les envisage, c’est-à-dire aimantes, durables, exclusives, marquées par un engagement. Le péché nuit à l’homme : en quoi de telles relations peuvent bien nuire aux personnes qui les vivent ? En revanche, il est facile d’en voir les aspects positifs : fidélité, engagement, amour mutuel, sacrifice de soi. Quel autre péché peut en dire autant ?

Matthew Vines n’entend pas faire passer son expérience personnelle avant la Bible. Il ne demande pas qu’on en revoie le contenu ou qu’on en oublie certains passages. Mais il relève que, quand Jésus enseigne à ses disciples comment reconnaître les faux prophètes (en Matthieu 7), il leur dit : “c’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez ; cueille-t-on les raisins sur les buissons d’épines, ou les figues sur des chardons ?”. Au XIXe siècles, beaucoup de chrétiens américains ont dû revoir une position traditionnelle qu’ils croyaient fondée sur l’Écriture : leur approbation de l’esclavage. Les abolitionnistes ont convaincu le reste de la société en montrant quelles étaient les conséquences néfastes de l’esclavage. ls n’ont pas fait passer leur expérience avant l’Écriture : ils ont remis en cause une certaine interprétation de l’Écriture à partir de leur expérience.

Si on défend la position traditionnelle dans les Églises chrétiennes au sujet de l’homosexualité, on demande aux homosexuels chrétiens de sacrifier une dimension importante de leur vie : la possibilité d’une relation amoureuse, des satisfactions, de l’épanouissement, de la fécondité qu’on y trouve. La culture contemporaine accorde une grande importance à cette dimension. L’adhésion au Christ peut impliquer le sacrifice de cette dimension, dans le cas d’une personne qui ne trouverait pas de partenaire, ou qui ferait l’expérience d’une vocation au célibat. Mais – et c’est là, il me semble, un des points sur lequel Matthew Vines est le plus convaincant, plutôt que dans discussions exégétiques au fond assez rebattues, et qui, en Europe en tout cas, ne sont pas au centre du débat –, mais dans l’histoire de l’Église, l’acceptation du célibat n’a jamais été présentée comme une obligation, et toujours comme une vocation.

Dans l’état actuel de la doctrine, l’abstinence signifie quelque chose de différent pour les chrétiens hétérosexuels et pour les chrétiens homosexuels : pour les premiers, elle est une affirmation que le mariage est bon (et que la sexualité dans le cadre du mariage est bonne) ; pour les seconds, elle signifie que toute sexualité est mauvaise. Les homosexuels sont censés chercher à éviter, rejeter ou sublimer tout désir homosexuel, forcément désordonné. Certes, cela a du sens d’éviter les tentations, de rejeter, de sublimer son désir quand celui-ci nous oriente vers la débauche, les excès, les abus, etc. ; mais quel sens cela a-t-il quand ce désir oriente et est orienté vers une relation engagée, d’amour mutuel, de souci de l’autre et de sacrifice de soi (celle à laquelle l’auteur, comme de très nombreux homosexuels chrétiens, se sent appelé) ? Il faut, d’après lui, avoir le courage de reconnaître que l’enseignement traditionnel des Églises chrétiennes au sujet de l’homosexualité ne porte pas de bons fruits, mais de mauvais : dissimulation, marginalisation, dépression, aliénation d’avec soi-même, d’avec Dieu et d’avec l’Église. Le célibat est peut-être la vocation de nombreux homosexuels : mais comment peut-on se dire certain qu’il est leur vocation à tous ?

Depuis la fin du XIXe siècle, nous avons commencé à envisager l’homosexualité sous un nouveau jour, c’est-à-dire comme une orientation fondamentale de la personne. Il est donc parfaitement normal que ni l’Écriture, ni la doctrine des Églises chrétiennes n’aient directement abordé ce point jusqu’à cette date. C’est une autre force du livre de Matthew Vines : par contraste avec les faiblesses de certaines thèses, notamment celles de John Boswell (auquel l’auteur rend hommage, tout en se démarquant de lui), il ne cherche pas à faire dire à l’Écriture ce qu’elle ne dit pas, ni à chercher dans l’histoire d’hypothétiques cas de “couples homosexuels” antiques, médiévaux ou modernes : non, le concept même d’homosexualité, le couple homosexuel tel qu’il l’envisage sont bel et bien des réalités nouvelles, qu’il faut appréhender en tant que telles.

En résumé, sa réinterprétation de l’Écriture est stimulée par deux constats : le fait que l’enseignement actuel des Églises chrétiennes soit destructeur pour les personnes homosexuelles, et le fait que nos connaissances au sujet de l’homosexualité ont profondément évolué au cours du dernier siècle. Aujourd’hui, aucun chrétien ne peut défendre des idées à proprement parler “traditionnelles” au sujet de l’homosexualité, pour la bonne et simple raison que l’homosexualité est un concept très récent.

Par ailleurs, dans la tradition chrétienne, les actes sexuels entre personnes de même sexe ont la plupart du temps été considérés comme un “excès” commis par des personnes non intrinsèquement anormales. Pour aller vite, dans le monde grec antique, il est admis que tout le monde éprouve du désir sexuel, avec plus ou moins d’intensité, les préférences pouvant varier. Ce qui préoccupe les moralistes n’est pas tant le genre de la personne impliquée dans la relation sexuelle que le rôle qu’elle y assume. La “passivité” sexuelle est mauvaise parce que féminine, céder à ses désirs, faire une trop grande place à la sexualité est “féminin”, conduit à se comporter de façon de plus en plus “féminine” (par exemple en acceptant d’être pénétré). Le fait de privilégier les relations sexuelles entre personnes de même sexe est fréquemment assimilé à un manque de contrôle de soi. En matière sexuelle, la théologie morale chrétienne des premières siècles a été sensiblement influencée par le stoïcisme, dont de nombreuses figures (notamment Musonius Rufus) relient relations homosexuelles et immodération ; c’est également le point de vue de Philon d’Alexandrie, qui a été beaucoup lu par les Pères de l’Église. Jean Chrysostome, entre autres, reprend cette interprétation.

Or cette interprétation est difficilement compatible avec la vision moderne de l’homosexualité, comprise comme une orientation générale du désir sexuel. La tradition chrétienne ne prend pas position sur la question qui se pose à nous aujourd’hui, c’est-à-dire des personnes fondamentalement orientées vers des personnes du même sexe qui veulent vivre des relations marquées par la fidélité, l’engagement, le sacrifice de soi, etc. Dans la représentation paulinienne des relations homosexuelles, dans celles des Pères de l’Église, une personne qui serait attirée par une personne de même sexe se verrait probablement inviter à “se contenter” de son conjoint de sexe différent, de la même manière qu’une personne envieuse se verrait inviter à se contenter de ce qu’elle a. Mais il n’y aurait aucun sens à adresser cette injonction à une “personne homosexuelle” au sens où nous comprenons l’homosexualité aujourd’hui. Les couples de personnes de même sexe, aujourd’hui très nombreux dans les sociétés occidentales, ne donnent pas plus que les autres couples une impression d’“excès”, d’“immodération” ou de “débauche”.

D’autre part, dans la réprobation “traditionnelle” des relations homosexuelles interviennent des représentations qui n’ont plus cours aujourd’hui, le souci de la préservation des rôles de genre, et en particulier de la domination de l’homme sur la femme. Philon d’Alexandrie, repris par de nombreux Pères de l’Église, réprouve les actes sexuels entre hommes en grande partie parce que l’homme y mettrait en péril sa masculinité en étant “traité comme une femme”.

Enfin, dans l’épître aux Romains, les relations entre personnes de même sexe sont présentées comme une conséquence, une sanction de l’idolâtrie. Paul les assimile à des relations de débauche. Si nous observons des relations entre personnes de même sexe aujourd’hui, et qu’elles ne sont clairement pas assimilables à des relations de débauche, qu’elles ne semblent pas liées à une quelconque idolâtrie, on peut légitimement se demander s’il est pertinent de leur appliquer cette même condamnation. Il ne s’agit certainement pas de renoncer à annoncer l’Évangile, mais peut-être de modifier la façon dont nous l’annonçons : par exemple, dans l’épître à Tite, un esclave se voit recommander d’obéir fidèlement à son maître. Ce n’est de toute évidence pas ce que nous suggèrerions à une personne qui serait victime d’“esclavage moderne”.

Une fois encore, ce n’est pas tant la riche synthèse d’arguments (pour la plupart déjà présentés par d’autres auteurs) qui est intéressante chez Matthew Vines que la fraîcheur, l’enthousiasme et la jeunesse d’un auteur qui n’a aucune revanche à prendre sur qui que ce soit, qui attend simplement qu’on lui explique pourquoi la conjugalité tant exaltée chez les autres (il cite – favorablement – Jean Paul II) devrait lui rester inaccessible. Pourquoi devrait-il renoncer à l’espoir de vivre la fidélité, l’amour, le sacrifice, l’engagement qu’il voit se manifester dans un grand nombre de relations entre personnes de même sexe autour de lui ? Si telle est la vocation à laquelle il se croit appelé, au nom de quoi d’autres chrétiens peuvent-ils lui demander d’y renoncer ? Les quelques tentatives de réponses qui lui ont été faites jusqu’ici sont bien peu convaincantes : littéralisme, répétition de clichés qui témoignent d’une fréquentation assez lointaine des personnes LGBT… quant à l’exaltation de la “complémentarité” homme/femme, si elle est parfois plus solidement fondée, on peine à voir en quoi elle serait menacée par les relations entre personnes de même sexe telles que l’auteur les présente, ou en quoi elle priverait ces relations de sens. Bref, au minimum, Matthew Vines pose de bonnes questions. Il faut le lire.

Comprendre Judith Butler (ou du moins, essayer)

C’est peu de dire que tous ceux qui s’intéressent aux études de genre ont été consternés par la plupart des bouquins publiés et conférences prononcées dans les milieux chrétiens conservateurs au sujet des études de genre. Dans bien des cas, les auteurs et intervenants ne se cachent même pas de n’avoir jamais lu une ligne des auteurs qu’ils critiquent. Dans d’autres, ils font des contresens tellement grossiers que leur critique en perd tout sens. Cela semble hélas être le cas, par exemple, du récent ouvrage de Bérénice Levet, dont le seul extrait disponible sur Amazon fait hausser les sourcils façon Arthur découvrant la dernière bêtise de Perceval et Karadoc. (Non, je n’ai pas douze euros quatre-vingt-dix-neuf à dépenser dans cette littérature : si cet extrait, son œuvre et non celle de l’éditeur, est censé résumer son propos, je choisis de m’y fier.)

Une hypothétique théorie du genre « ne voit dans l’altérité des hommes et des femmes que littérature » : non. « Trébucher sur l’expérience concrète » : l’expérience concrète, c’est précisément ce dont parlent les études de genre. Dans le cadre de cette théorie, « il n’y aurait plus ni hommes, ni femmes, mais des individus indifférenciés » : non. « Une […] indétermination sexuelle originelle » dans laquelle les individus seraient « libres de vagabonder à travers les identités, les sexualités » : non. « La promotion du genre est irrécusable » : il vient seulement d’être introduit avec beaucoup de timidité dans l’enseignement secondaire et a mis de nombreuses années à être accepté en France, contrairement à ce qu’assènent nos intellectuels anti-genre. Bon sang, Trouble dans le genre, qui qu’on le veuille ou non est l’un des essais de sciences sociales qui a le plus marqué la fin du XXe siècle, n’a eu les honneurs d’une traduction française que quinze ans après sa publication en anglais ! Je n’ai jamais vu un Grand Complot™ aussi peu efficace.

Prenons, si vous le voulez bien, Judith Butler. Non que les études de genre se résument à sa personne ou à son œuvre, mais enfin, elle en est l’icône aux yeux du public. Il faut reconnaître que son propos est parfois difficile à saisir, qu’elle semble parfois se contredire (et après réflexion, je crois plutôt qu’elle est capable d’épouser momentanément des thèses qu’elle critique par la suite, ce qui me paraît une fort belle qualité, dont trop de nos « intellectuels » sont hélas privés), etc. Mais, miracle, hosanna, noël, j’ai trouvé quelques lignes qui me paraissent assez accessibles, y compris à un public non spécialiste – je ne me considère absolument pas comme un spécialiste. C’est moi qui souligne.

Ces lignes présentent l’avantage de démontrer que Bérénice Levet – si son livre défend les thèses qu’elle annonce en introduction – ne semble pas avoir pris la peine de lire les deux ou trois principaux ouvrages écrits par Judith Butler. Ce qui, quand on prétend écrire un essai sur le genre et balayer d’un revers de main quarante ans de travaux universitaires qu’on réduit à des « extravagan[ces] », est un peu gênant. Je note avec amusement que c’est la même Bérénice Levet qui nous gratifie, dans Le Figaro, d’un long pensum sur la jeunesse à laquelle on donnerait trop la parole (dans quel monde parallèle vit-elle donc… ?) ; elle y donne des leçons de « pensée ».

Ni hommes ni femmes ?

« La catégorie de femmes n’est pas rendue inutile par la déconstruction, mais ses usages peuvent échapper à la réification dans un « référent » et ont une chance de s’ouvrir, et même d’en venir à prendre des significations qu’aucun d’entre nous n’aurait pu prédire. Il doit tout de même être possible d’utiliser ce terme, de l’utiliser tactiquement, alors même que l’on est, pour ainsi dire, utilisé et positionné par lui ; il doit être possible aussi de le soumettre à une critique qui interroge les opérations d’exclusion et les relations de pouvoir différenciées qui construisent et délimitent les invocations féministes des « femmes ». Il s’agit là, pour reprendre la formule de Spivak citée ci-dessus, de la critique de quelque chose d’utile, de la critique de quelque chose dont nous ne pouvons pas nous passer » (Ces corps qui comptent, p. 41).

Judith Butler reprend à son compte une formule de G. C. Spivak : « Pour autant que je comprenne la déconstruction, elle ne consiste pas à dévoiler une erreur, en tout cas sûrement pas une erreur que d’autres auraient commise. La critique opérée dans la déconstruction, sa plus importante critique, est la critique de quelque chose d’extrêmement utile, de quelque chose sans quoi nous ne pouvons rien faire » (G. C. Spivak, « In a Word », entretien avec Ellen Rooney). Rappelons une fois de plus que déconstruire n’est pas détruire, comme Judith Butler elle-même le dit.

Littérature ?

« Dire que le genre est performatif ne revient pas à revendiquer le droit de produire un spectacle agréable et subversif, mais à allégoriser les moyens spectaculaires et importants par lesquels la réalité est à la fois reproduite et contestée » (Défaire le genre, p. 45). La réflexion de Butler est souvent structurée par ce balancement entre reproduction d’un côté, contestation/détournement de l’autre, ce qui montre bien que lui reprocher de rejeter radicalement tel ou tel rôle ou rapport de genre « traditionnel » n’a guère de sens : si une personne veut reproduire plus qu’elle ne veut contester, libre à elle. Il y a d’ailleurs sans doute de par le monde plus de reproduction que de contestation : là n’est pas le problème pour Butler. Ce qui importe, c’est qu’une place soit faite à la contestation – pas seulement en prison ou dans la clandestinité, de préférence – de façon à ce que chacun puisse mener une vie digne.

Nihilisme ?

« Contre l’affirmation selon laquelle le post-structuralisme réduirait toute matérialité à une substance linguistique, il faut montrer que déconstruire la matière ne signifie pas la nier ou remettre en question l’utilité de ce terme » (Ces corps qui comptent, p. 41).

« Arrivé à ce point, il est bien sûr nécessaire d’énoncer aussi clairement que possible que le théoricien n’est absolument pas obligé de choisir entre, d’une part, la présupposition de la matérialité et, d’autre part, sa négation. Mon intention est précisément de ne faire ni l’un ni l’autre. Mettre en question un présupposé, ce n’est pas du tout s’en débarrasser, mais c’est bien plutôt l’affranchir de son ancrage métaphysique afin de comprendre quels intérêts politiques sont garantis par ce positionnement métaphysique et de permettre par là au terme « matérialité » d’occuper et de servir des fins politiques très différentes. Problématiser la matière des corps peut sans doute entraîner la perte de certaines de nos certitudes épistémologiques, mais ne peut aucunement être assimilé à une forme de nihilisme politique. Au contraire, une telle perte pourrait bien indiquer un déplacement significatif et prometteur de la pensée politique. Cette déstabilisation de la « matière » peut être envisagée comme l’ouverture à de nouvelles possibilités, à de nouvelles manière pour les corps de compter.

Le corps posé comme antérieur au signe, est toujours posé ou défini comme antérieur. Cette définition a pour effet de produire le corps qu’elle prétend néanmoins et simultanément découvrir comme ce qui précède sa propre action. Si le corps défini comme antérieur à la signification est un effet de la signification, il devient intenable d’attribuer au langage un statut d’imitation ou de représentation. Au contraire, le langage est producteur, constitutif, voire, pourrait-on soutenir, performatif, dans la mesure où cet acte signifiant délimite et trace les contours du corps dont il prétend ensuite qu’il précède toute signification.

Il ne s’agit pas de dire que la matérialité des corps est toujours et seulement un effet linguistique réductible à un ensemble de signifiants. Une telle distinction omet de considérer la matérialité du signifiant lui-même. Une telle analyse échoue également à saisir le lien qui existe, depuis le départ, entre la matérialité et la signification. Parvenir à penser vraiment l’indissociabilité de la matérialité et de la signification n’est pas chose facile [No shit, Sherlock?]. Poser, par le langage, une matérialité à l’extérieur du langage, c’est encore poser cette matérialité, et la matérialité ainsi posée gardera pour condition constitutive cet acte par lequel elle aura été posée » (id., p. 42).

Individu indéterminé, livré à lui-même, tout-puissant ?

« Regardons les choses en face, nous nous défaisons les uns les autres. Et si ce n’est pas le cas, nous manquons quelque chose. […] Lorsque nous parlons de notre sexualité ou de notre genre comme nous le faisons (et comme nous devons le faire), nous signifions par là quelque chose de compliqué. Ce ne sont pas, à proprement parler, des possessions. La sexualité et le genre doivent plutôt être compris comme des modes de dépossession, des façons d’être pour un autre, voire même en fonction d’un autre. […] [Suit un développement sur ce thème, que pas mal de chrétiens signeraient des deux mains.]

Alors que nous luttons pour obtenir des droits sur nos propres corps, ces corps pour lesquels nous luttons ne sont presque jamais exclusivement les nôtres. Le corps a toujours une dimension publique ; constitué comme un phénomène social dans la sphère publique, mon corps est et n’est pas le mien. Offert aux autres depuis la naissance, portant leur empreinte, formé au creuset de la vie sociale, le corps ne devient que plus tard, et avec une certaine incertitude, ce dont je revendique l’appartenance. Si je cherche à nier le fait que mon corps me relie, contre ma volonté et dès l’origine, à d’autres dont je ne choisis pas d’être proche et si j’élabore une notion d' »autonomie » sur la base d’un déni de cette sphère ou d’une proximité non voulue et première avec les autres, ne suis-je pas précisément en train de nier les conditions politiques et sociales de ma corporalisation [embodiment] au nom même de l’autonomie ? Si je lutte pour l’autonomie, dois-je aussi lutter pour autre chose, pour une conception de moi-même qui affirme que je suis nécessairement inclus dans une communauté, impressionné par d’autres que j’impressionne en retour, par des voies qui ne sont pas toujours clairement identifiables et sous des formes qui ne sont pas toujours complètement prévisibles ? » (Défaire le genre, p. 33-36)

Le titre du livre de Bérénice Levet me paraît à lui seul très intéressant : « La théorie du genre ou le monde rêvé des anges ». Mais qui rêve ? Ceux qui acceptent de voir que le genre est vécu de manière diverse et cherchent à faire une place à tous, ou ceux qui cherchent à imposer à la société leur représentation bien particulière des rapports de genre ? « Développer un nouveau lexique légitimant la complexité de genre dans laquelle nous avons toujours vécu. » (Défaire le genre, p. 45) : voilà le projet butlérien. « Les normes qui gouvernent la réalité n’ayant pas admis que ces formes [de genre] sont réelles, nous les appellerons, par nécessité, nouvelles. » (ibid.) On est bien loin ici des incantations sur le « réel » qu’on a beaucoup trop entendues ces derniers temps – vous l’aurez remarqué, ceux qui n’ont que ce mot à la bouche l’utilisent généralement comme synonyme de « ce que j’estime juste et bon », « ce qui aura sa place dans ma cité idéale », etc.

Bref, il me semble parfaitement compréhensible que certains se vexent, voire se sentent « attaqués » parce que les travaux de Judith Butler et d’autres démontent les ressorts de leurs jeux de langage à base de métaphysique, de nature, etc. – je ne nie pas toute légitimité à la métaphysique et toute pertinence à l’idée de nature : je dis simplement que certains les utilisent de façon peu sérieuse, comme des renforts appelés à la hâte dans des combats qu’ils craignent de perdre (convoquer la métaphysique pour interdire le mariage aux couples de personnes de même sexe, par exemple…). Mais ne serait-il pas plus constructif qu’ils acceptent cette critique et qu’ils la prennent en compte ? S’ils tiennent vraiment à remettre en cause les études de genre et la « déconstruction » (pour aller vite), qu’ils les reçoivent au moins pour ce qu’elles sont. Or elles ne relèvent en aucun cas, comme Bérénice Levet et d’autres le prétendent, d’un volontarisme absolu, d’un individualisme radical, d’un fantasme d’indétermination sexuelle, d’un refus absolu des normes ou identités « traditionnelles » (tout au plus s’agit-il de les remettre à leur place), et j’en passe. Accueillir son adversaire tel qu’il est et non tel qu’on le cauchemarde, être capable de faire sienne sa pensée ne serait-ce que l’espace d’un instant, voilà qui pourrait être le commencement de la sagesse.

Pour conclure, nos « intellectuels » seraient bien inspirés de s’appliquer à eux-mêmes les reproches qu’ils adressent aux études de genre. « Littérature ». « Négation du réel ». Mais qui fait de la littérature ? Qui nie le réel ? Ceux qui regardent en face les réalités faisant exception aux normes de genre les plus couramment admises et cherchent à leur faire une place, ou ceux qui les rejettent dans les ténèbres comme « fantasmes » ou « extravagances » ? Ayons un peu de courage. J’ai la conviction que beaucoup d’institutions, à commencer par l’Église catholique, ne sortiront pas des impasses dans lesquelles elles se trouvent en matière de doctrine sociale et d’éthique sexuelle sans se confronter honnêtement aux études de genre et plus généralement à la « déconstruction » (pour aller vite, encore une fois). Ces derniers temps, dans beaucoup d’églises, on a entassé les hommes de paille (du « relativisme » à la « théorie du genre » en passant par le « matérialisme »). Prenons-y garde, un incendie est si vite arrivé…

Et si nous parlions de complémentarité homme/femme en regardant Casse-Noisette ?

Elizabeth Scalia (qui écrit notamment sur First Things et Patheos) vient d’écrire un billet qui me semble un bon point de départ pour évoquer les malentendus autour de la notion de complémentarité homme/femme. Elle s’appuie sur un article de la rubrique « danse » du New York Times ; l’auteur de cet article s’enthousiasme pour des danseurs de ballet, qui, dans des passages impliquant un homme et une femme, tirent parti de leurs talents respectifs, travaillent ensemble à produire un beau spectacle – en particulier, Casse-Noisette. Pour Elizabeth Scalia, ces scènes de ballet donnent un bon exemple de ce que peut être la complémentarité homme/femme, dans le mariage et dans la vie sociale en général. Elle s’inquiète d’avance des attaques dont elle va faire l’objet pour avoir oser parler de complémentarité, et en avoir fait l’éloge.

Je ne vois pas très bien ce qu’on peut reprocher à quelqu’un qui exalte la complémentarité homme/femme telle qu’elle peut se manifester dans un mariage « traditionnel » dans telle ou telle culture, ou dans telle ou telle activité sociale – la danse, par exemple. La seule et unique chose qui est reprochée aux promoteurs de la « complémentarité homme/femme », très en vogue ces derniers temps dans l’Église catholique, c’est la prétention à définir une éthique universelle et à militer en faveur de tel ou tel type de législation à partir de cette « complémentarité », de façon à imposer aux uns et aux autres un certain type de modèle de société.

Les sociétés humaines restent marquées par de nombreuses distinctions entre hommes et femmes, avec des traits de caractères, des emplois, des tâches de toute sorte, des loisirs, des devoirs, des droits, des comportements assignés de préférence aux unes ou aux autres. Ce qu’on peut appeler, pour résumer, des normes de genre. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que des formes de complémentarité – très variables d’une société à l’autre et au sein d’une même société – se manifestent entre hommes et femmes. Il se trouve également que la rencontre de deux gamètes fournis l’un par un homme et l’autre par une femme est, en l’état actuel de nos connaissances, nécessaire à la procréation.

On fera néanmoins remarquer que les normes de genre sont loin d’être fixes, et ne s’imposent pas de la même manière à tous : elles ont varié ; elles ont toujours été subverties, elles sont en train d’être subverties et elles seront subverties à l’avenir. Pour un chrétien, elles ne sauraient constituer en elles-mêmes une donnée d’ordre éthique : il peut être bon ou mauvais que je me conforme à ce que la société attend d’un individu appartenant au genre auquel je m’identifie. Il peut être bon ou mauvais que je ne m’y conforme pas. Vivre une certaine forme de complémentarité homme/femme peut tout à fait être un aspect essentiel de ma vocation de chrétien : c’est un choix que font notamment, tous les ans, les millions de couples chrétiens qui s’unissent devant Dieu. En-dehors du mariage, il existe d’autres formes de complémentarité, du fait, encore une fois, des normes de genre. Tout cela n’est ni bon, ni mauvais dans l’ensemble, c’est « disponible » : à nous de savoir discerner, d’en tirer du bien, de laisser Dieu faire son œuvre en nous et d’accepter d’être ses coopérateurs.

Ballet russe de Monte-Carlo - Casse-Noisette - Commons/Domaine public USCasse-Noisette, ballet russe de Montecarlo, 20 novembre 1940 (Wikimedia Commons – S. Hurok – Domaine public)

Force est de remarquer que l’Église n’a jamais cessé de subvertir les normes de genre. L’émergence du célibat consacré, dès les premières années du christianisme, et par la suite, celle de nouvelles formes de vie monastique (cénobitisme, érémitisme) n’ont pas été faciles – ni pour les hommes, ni pour les femmes. À travers les siècles, de la Méditerranée à l’Afrique subsaharienne en passant par l’Asie orientale, de Celse à Nietzsche, le discours anti-chrétien a souvent ridiculisé ces hommes et ces femmes qui renonçaient à s’unir à une personne de l’autre sexe et à procréer. Une grande partie des martyres chrétiennes ont été mises à mort parce qu’en se mettant à la suite du Christ, en choisissant la virginité consacrée, elle allaient à l’encontre des normes de genre de leur époque.

À l’encontre d’à peu près toutes les sociétés humaines, l’Église a toujours enseigné, à la suite de saint Paul, que le célibat religieux ou consacré était préférable au mariage (cette préférence doit être comprise avec prudence, mais cela appellerait de longs commentaires qui n’ont pas lieu d’être ici). Toutes les sociétés dans lesquelles l’Évangile a été prêché, sans exception, ont eu de grandes difficultés à accepter ce qu’il faut bien appeler une subversion des normes de genre. Cette subversion a, bien souvent, été combattue au moyen d’arguments appartenant au registre de la complémentarité homme/femme : la procréation serait le plus grand des biens et devrait être recherchée avant toute chose, un homme ne pourrait pas vivre dignement sans une femme, et inversement, etc. L’Église n’a pas fini de montrer toute la beauté de ces vocations et d’en rappeler la légitimité. Il suffit de voir comment, dans des sociétés christianisées depuis plus de quinze siècles, le célibat des prêtres, des religieux et des laïcs est encore trop souvent regardé : avec condescendance, si ce n’est avec mépris, quand ils ne sont pas soupçonnés de turpitudes diverses.

Le mariage, dans la plupart des sociétés humaines, implique la procréation – au moins en tant que projet, au cas où elle ne se serait pas encore concrétisée. Il existe par ailleurs généralement des dispositions permettant de trouver une « solution de repli » au cas où le couple ne parviendrait pas à avoir d’enfants : répudier la première épouse et en prendre une autre, prendre une deuxième épouse tout en conservant la première (la nécessité de procréer, ou de procréer davantage, est même un des arguments les plus souvent avancés pour justifier la polygamie), éventuellement épouser la sœur de son épouse, reconnaître des enfants dits « illégitimes », etc. L’Église à fermement bataillé pour mettre un terme à ces pratiques : l’indissolubilité du mariage passe avant l’impératif social de procréation. La stérilité de l’un des deux conjoints ne saurait légitimer un divorce ; la Tradition a également tranché en faveur du mariage de personnes trop âgées pour procréer.

On voit donc mal au nom de quoi l’Église s’interdirait de continuer à subvertir les normes de genre, y compris celles qu’elle a contribué à mettre en place à d’autres époques, et de faire une place à de nouvelles vocations, en observant les évolutions du monde, éclairée par l’Esprit-Saint. Un des phénomènes les plus frappants ces dernières décennies concerne les personnes homosexuelles : y compris parmi les chrétiens, celles qui reconnaissent cette orientation sont de plus en plus nombreuses, et font de plus en plus souvent le choix d’une vie très semblable à celle des autres couples. Elles ont de plus en plus souvent à leur disposition des outils juridiques leur permettant de consolider leur engagement. D’autres vivent une forme de célibat « à deux » – si ce concept vous laisse sceptiques, je ne peux que vous recommander la lecture de ce qu’écrivent Lindsay et Sarah sur A Queer Calling. On voit aussi émerger de nouvelles formes de vies communautaires, temporaires ou plus durables : « béguinages » où se rassemblent des personnes âgées, communautés de vie entre « valides » et « handicapés », etc. Dans tout cela, la complémentarité homme/femme apparaît très secondaire.

Elle ne doit pourtant pas être rejetée absolument, et ne doit certainement pas être méprisée : c’est un élément central dans la vie de beaucoup d’hommes et de femmes, qu’elle soit vécue dans le cadre du mariage ou dans d’autres contextes. Si les uns voulaient bien ne pas tourner en dérision les couples de personnes de même sexe, si les autres voulaient bien ne pas tourner en dérision les familles « traditionnelles », nous éteindrions beaucoup de haines et gagnerions beaucoup de temps. Il me semble qu’il n’y a aucun inconvénient à exalter la complémentarité homme/femme, à donner en exemple les hommes et les femmes qui la vivent d’une façon particulièrement sainte. Mais cela ne veut pas dire qu’elle a vocation à occuper une place centrale dans la vie de tous les hommes, et peut-être a-t-elle été exaltée à l’excès ces derniers temps. Il me semble qu’en tant que chrétiens, nous devons nous garder de tout essentialisme : être humbles quand nous considérons ce vers quoi nous allons, mais aussi être humbles quand nous considérons ce dont nous venons – si nous portons notre regard à l’infini, nous venons de Dieu et nous retournons à Lui. Nous sommes arrogants quand nous prétendons créer sans Dieu – de fait, nous ne pouvons rien sans Lui ; mais nous le sommes tout autant quand nous prétendons figer le cours de Son œuvre. Elle n’est pas terminée : restons attentifs aux signes des temps.

Pour conclure, il me semble que nous n’avons rien à gagner à mettre la complémentarité homme/femme au service d’un agenda politique, ou à lui donner une importance excessive dans notre vie spirituelle – le christianisme est suffisamment riche en mystères d’une profondeur infinie pour qu’on la laisse tranquille. Exaltons-la pour ce qu’elle est : une grande richesse, quand on n’essentialise pas ce qui est accidentel, quand on n’universalise pas ce qui est particulier, quand on discerne ce qui est source de joies authentiques, dans le mariage ou ailleurs, de ce qui fait peser un fardeau trop lourd sur les épaules de beaucoup d’hommes et de femmes. Pour revenir au point de départ de ce texte, oui, il est possible, dans un certain sens, de parler de « complémentarité homme/femme » dans le ballet classique, oui, cela peut être très beau, un homme et une femme qui dansent ensemble en respectant les codes liés à une certaine façon d’envisager cette complémentarité. Mais ni le ballet classique, ni, a fortiori, la danse, ne se réduisent à cela.

Ne nous trompons pas de peur

Je suis las des débats sur le genre. Néanmoins, je m’y colle encore une fois. Je suis parti d’un billet rédigé par M. François-Xavier Bellamy, adjoint au maire de Versailles, ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé de philosophie, billet qui m’a un peu agacé – déçu, surtout, j’attendais mieux – et m’a donné le carburant nécessaire pour écrire ce texte entre minuit et deux heures du matin.

Oui, le concept de genre existe. Non, ce n’est pas une théorie. C’est avant tout un objet d’étude, qui, comme tous les objets d’étude, est préalablement construit. Dans ce cas précis, cet objet d’étude est le suivant, dans son sens le plus large : ce que c’est qu’être homme ou femme dans les sociétés humaines, la façon dont est vécue, dans telle ou telle société, la différence et le plus souvent la hiérarchie entre les hommes et les femmes. Ce n’est pas « contestable ». On peut proposer d’autres objets d’étude si on le souhaite. On peut vouloir privilégier d’autres domaines de recherche. Mais non, ce n’est pas « contestable ». Non, il n’est pas question ici d’« hypothèse idéologique ». En littérature, en histoire, en sociologie et dans bien d’autres disciplines, des chercheurs s’intéressent à ce que c’est qu’être homme ou femme, en utilisant différentes approches, avec des présupposés différents. Il n’y a pas à être « pour » ou « contre ». La comparaison avec la lutte des classes n’est donc absolument pas pertinente, de même que le rapprochement entre études de genre et marxisme auquel certains se hasardent.

Non, le concept de genre ne fait pas des différences biologiques des détails insignifiants. La grande prêtresse des études de genre Judith Butler elle-même a écrit un ouvrage intitulé Des corps qui comptent ; elle soutient que le corps signifie toujours au-delà de ce que nous voudrions le voir signifier, elle affirme qu’il y a une réalité corporelle derrière le genre. Quoi de plus faux que d’écrire, comme le fait vigi-gender.fr, que dans « l’idéologie du genre », « notre corps n’a aucune signification » ? Au contraire, les significations du corps humain sont précisément l’un des principaux champs d’application des études de genre. Comment le corps humain est-il vécu, perçu, représenté, quelles normes, quelles contraintes lui sont appliquées en tant que corps d’homme, en tant que corps de femme ? C’est cela, le genre, ou du moins, c’est en grande partie cela.

(Il serait bon, tant que nous y sommes, de ne pas confondre déconstruction et destruction : Derrida et Butler, entre autres, insistent sur ce point à plusieurs reprises. Déconstruire n’est pas détruire. Et quand, en études de genre, on dit de quelque chose que c’est une représentation, un stéréotype, une construction, cela ne veut pas dire que c’est intrinsèquement mauvais : cela veut dire que ça n’est qu’une représentation, un stéréotype, une construction, et pas l’un des cinq piliers de la civilisation occidentale – qui s’effondre, comme nous le savons tous.)

Il y a une différence des sexes, personne ne le nie. Oui, elle existe, mais il faut bien, à un moment donné, qu’elle soit reconnue, qu’elle soit constituée en différence riche de sens, qu’on en ait fait la différence par excellence. Que je sache, on ne traite pas les chevelus différemment des chauves, on ne traite pas les êtres humains dont la peau est noire différemment des êtres humains dont la peau est blanche – pardonnez-moi ce trait d’ironie. Oui, à l’observation, un corps d’homme et un corps de femme présentent un certain nombre de différences. Personne ne le nie. Faut-il construire sur ces différences un ordre social, attribuer tel rôle aux uns, tel rôle aux autres ? Ce n’est pas vraiment la question : ces représentations qui nous environnent nous préexistent, nous ne naissons pas sur une tabula rasa. Mais est-il absolument nécessaire que ces rôles soient imposés par la violence, par le contrôle social, par la loi ? J’en doute. Sommes-nous voués à reproduire l’ordre social et les rôles sociaux que nous avons trouvé à notre naissance ? De toute évidence, non. Ni nos parents, ni nos grands-parents ne les ont reproduits exactement, et nous-mêmes ne les reproduisons pas non plus exactement.

Que tous les membres du gouvernement n’aient pas une parfaite maîtrise des questions de genre, c’est certain. Les déclarations pour le moins floues, sinon contradictoires de plusieurs d’entre eux en attestent. Plusieurs parlent à tort et à travers de « théorie du genre », tantôt pour s’en revendiquer, tantôt s’en démarquer, faisant hurler, à chaque fois, aussi bien les sceptiques que les convaincus du genre. Au moins, cela a l’avantage d’ôter toute crédibilité à l’hypothèse d’un grand complot du genre, dont les initiés présideraient en ce moment aux destinées de l’État.

À défaut de complot, il est tout à fait probable que certains membres du gouvernement aient été, à un moment donné de leur vie, sensibilisés, à la suite de telle ou telle expérience, de telle ou telle rencontre, à l’enjeu que représente le genre. Les études de genre tendent à nous faire prendre conscience d’une chose : les représentations de genre font peser une violence sur de nombreux êtres humains. Sur à peu près tout le monde, en fait : en général, l’homme qui ne veut pas être homme comme la société voudrait qu’il le soit, la femme qui ne veut pas être femme comme la société voudrait qu’elle le soit. En particulier, les homosexuels, les transsexuels, et bien d’autres.

Ceux qui dissertent sur le nihilisme, l’idéalisme, la volonté de toute-puissance qui se cacheraient derrière le genre savent-ils vraiment de quoi ils parlent ? Savent-ils la violence qui pèse sur les personnes qui s’affirment homosexuelles, ou même sur celles qui sont soupçonnées de ne pas être exclusivement hétérosexuelles ? Savent-ils la violence qui pèse sur les personnes qui se travestissent, qui entreprennent un changement d’identité sexuelle, sur celles qui sont soupçonnées de l’être ? Savent-ils, dans d’autres sociétés que la nôtre, mais aussi dans la nôtre à un moindre degré, la violence qui pèse sur une femme, sur un homme qui ne voudrait pas se marier ? Sur une femme qui ne voudrait pas engendrer ? Nous parlons de vies humaines, nous ne parlons pas d’apprentis sorciers pressés de mettre en application leurs dernières lubies.

La préoccupation la plus vive que je discerne en arrière-plan des études de genre, et en particulier des travaux de Judith Butler que je connais moins mal que d’autres, c’est celle de rendre vivables des vies qui ne le sont pas, ou si peu, ou si difficilement, de rendre plus digne les vies qui sont jugées indignes. Oui, c’est une préoccupation politique, ou du moins qui doit se traduire en termes politiques. J’ai beau chercher, je ne vois vraiment pas ce que cela a d’inquiétant. Cet agenda peut se traduire de diverses formes.

1. Dans l’enseignement scolaire, consacrer quelques heures parmi des milliers à mettre en évidence la diversité des choix que peut faire un homme ou une femme. Nous vivons en société, il n’est ni extravagant ni totalitaire d’expliquer à des enfants qu’il y a autour d’eux des personnes qui ne vivent pas comme leurs parents et qui n’en sont pas moins respectables. Il n’est ni extravagant ni totalitaire d’expliquer à des enfants que leurs opportunités sont plus larges qu’ils ne le croient, s’ils osent s’en saisir, et si bien entendu la société se donne les moyens de les leur rendre accessibles – ou tout au moins de les leur laisser accessibles. Les enfants n’appartiennent ni à leurs parents, ni à l’État, ni à qui que ce soit. Ce n’est pas en leur disant, au lycée, que la façon dont ils se vivent homme ou femme est en grande partie la conséquence de représentations sociales sur lesquelles ils peuvent influer que nous allons les désaxer. Nous n’allons pas les perturber en leur disant, dès le plus jeune âge, que les femmes peuvent être astronautes, les hommes fleuristes, que si Clotaire s’est moqué d’Agnan parce qu’il avait mis du vernis à ongles, hé ben Clotaire est rien qu’un gros débile et Agnan fait ce qu’il veut s’il trouve ça joli, même si rien n’empêche la maîtresse de dire discrètement à Agnan qu’il y a beaucoup de gros débiles comme Clotaire et que donc en l’état actuel de la société il vaut peut-être mieux qu’il évite de mettre du vernis à ongles, du moins quand il vient à l’école.

2. Créer un cadre légal pour les relations stables entre deux personnes de même sexe, comme il en existe un pour celles entre deux personnes de sexe différent. Je ne crois pas que qui que ce soit entende contester la fécondité de la différence sexuelle. Mais en quoi cette fécondité exclut-elle que des personnes de même sexe soient, à leur manière, fécondes ? Qu’on remette en cause la procréation médicalement assistée ou la gestation pour autrui, ma foi, pourquoi pas. Je suis le premier à trouver pour le moins préoccupant qu’on entasse les embryons congelés et à juger extrêmement problématique la gestation pour autrui, qu’elle soit altruiste ou rémunérée. Mais pourquoi avoir fait croire, pourquoi continuer de faire croire que ces deux questions sont liées à celle du mariage pour tous, quand la procréation médicalement assistée, y compris hétérozygote, est pratiquée depuis trente ans, quand la gestation pour autrui concerne principalement des couples hétérosexuels, quand la Louisiane vote, en juin dernier, la restriction de la gestation pour autrui aux seuls couples hétérosexuels ? C’est de l’escroquerie pure et simple.

3. Revaloriser les aides dont bénéficient les femmes élevant seules leurs enfants (qui constituent l’écrasante majorité des parents célibataires) et victimes d’abandon de famille. C’est un gouvernement socialiste qui vient de faire adopter cette mesure – que j’ai – mais il y a très longtemps peut-être, ou bien il était tard, ou bien j’avais bu – entendu prôner des centaines de fois par des catholiques se situant à droite de l’échiquier politique, au cours de discussion sur l’avortement.

4. Rééquilibrer le congé parental entre les deux conjoints. Exalter le père qui gagne de quoi faire vivre sa famille et la femme qui prend un congé parental de trois ans comme le fait M. Bellamy dans son billet, pourquoi pas ; simplement, il se trouve que tout le monde ne souhaite pas procéder ainsi. Il y a aujourd’hui des femmes dont les revenus sont supérieurs à ceux de leurs conjoints. Il y a aujourd’hui des hommes qui souhaitent pouvoir s’arrêter de travailler pour s’occuper de leurs enfants. Non, un père et une mère ne jouent pas exactement le même rôle. D’une part c’est la mère qui accouche, et qui peut allaiter si elle le souhaite. D’autre part, dans la plupart des couples, l’un et l’autre jouent un rôle différent vis-à-vis de l’enfant, avec des variations infinies d’une famille à l’autre. Et donc ? Comment passe-t-on de cette affirmation à la conclusion abrupte selon laquelle l’État doit encourager l’un à rester à la maison et l’autre à travailler ? Je croyais qu’une des solutions à la crise de la famille était que les pères consacrent plus de temps à l’éducation des enfants et aux soins du ménage ? J’ai dû rêver.

Je suis loin d’être un enthousiaste du gouvernement actuel, dont beaucoup d’orientations – loin du genre – m’inquiètent. Mais non, j’ai beau faire, rien de tout cela ne m’effraie. La façon dont ces mesures sont présentées est souvent insupportable, je le reconnais sans peine. On nous vend à grand renfort de tambour des ruptures civilisationnelles ; on ferait mieux de faire adopter discrètement de simples mesures de justice. M. Peillon se prend pour le petit père Combes ; Mme Taubira nous gratifie de ses tirades césairo-hugoliennes. C’est un peu fatigant, je l’admets. Il y a dans une part non négligeable de la classe politique française un exaspérant laïcisme bas-du-front : me risquerai-je à rappeler que la laïcité consiste à traiter la religion comme les autres domaines de l’activité humaine, ni plus, ni moins, et non à exclure la religion de l’espace public ? Je m’y risque. Dans ce contexte, je comprends que beaucoup de catholiques se sentent méprisés ou exclus.

Aux uns, donc : qu’on mette sur le dos de lois récentes des évolutions sociales profondes et anciennes, c’est regrettable, mais enfin, ainsi va la vie politique en démocratie. Qu’on confonde les causes des problèmes et leurs remèdes, c’est plus grave. Ceux qui proposent de renforcer les rôles traditionnels – encore faudrait-il se mettre d’accord sur la tradition de référence – de l’homme et de la femme pour remédier à la « crise de la famille » me font penser à ceux qui proposent de revenir à la théologie et à la liturgie en vogue avant le concile Vatican II pour remédier à la « crise de l’Église ». (Autant dire qu’ils me font bien rigoler.) Non que ce qui existait avant soit intrinsèquement pervers : simplement, mettons le vin nouveau dans des outres neuves. Et n’ayons pas peur. Ou du moins, ne nous trompons pas de peur.

Aux autres : si nous nous plaçons sur le terrain de la vie « vivable », comme j’ai essayé de le faire ici, les catholiques ont, non pas des leçons, mais des exemples à donner, que ce soit dans l’accueil des personnes lourdement handicapées, les soins palliatifs, l’attention apportée aux migrants, la meilleure façon de contribuer au développement des pays les plus pauvres, et mille autres sujets. Il ne serait peut-être pas tout à fait idiot de prêter attention à ce qu’ils ont à dire. Ce n’est pas parce qu’une partie de l’Église se révèle bouchée à l’émeri lorsqu’on aborde deux ou trois questions de société qu’il faut nous enfermer dans votre petite boîte étiquetée « fascisto-intégristes ». Merci d’avance.

Douze propositions sur l’Église et les unions homosexuelles

Kim Fabricius est un théologien réformé, ministre du culte à Swansea (Pays de Galles). Doué d’un talent certain pour la vulgarisation, il est l’auteur de plusieurs séries de « propositions », dont l’une porte sur les unions homosexuelles dans l’Église. Il me semble que ce texte est une remarquable synthèse ce qu’on peut dire aujourd’hui de l’homosexualité d’un point de vue chrétien, et qu’il est du plus grand intérêt pour les chrétiens francophones en raison des débats en cours, dans différents pays comme au sein de l’Église. Je l’ai donc traduit – avec l’accord de l’auteur, que je remercie. Merci à C. pour sa relecture attentive. Bonne lecture !

Douze propositions sur les relations homosexuelles et l’Église

1. Disons tout d’abord que la question des relations homosexuelles et de l’Église est une question de vérité avant d’être une question de morale ou de discipline. L’interprétation que l’Église fait de l’écriture est-elle vraie ? L’enseignement traditionnel de l’Église est-il vrai ? Si ni l’un ni l’autre ne sont vrais, ils doivent s’effacer, sinon la foi de l’Église deviendrait une mauvaise foi. Comme le disait Milton1, « la coutume sans la vérité n’est qu’une vieille erreur ». J’ajoute autre chose par anticipation : d’après Jésus, la vérité nous rendra libre (Jean 8, 32) ; Flannery O’Connor ajoute que « la vérité nous rendra étranges ». Mais avant d’en dire plus, nous devons savoir de quoi nous parlons. Dans la plupart des discussions sur la sexualité humaine, nous parlons à l’autre plutôt qu’avec lui ; en fait, toute discussion sur la sexualité est un quiproquo.

2. Je pars du principe que l’homosexualité – en tout cas, l’homosexualité dont je parle – est quelque chose de donné, et non un choix de vie ; une disposition qui a été reconnue, et non adoptée ; une condition aussi « normale » que le fait d’être gaucher, ou l’hétérosexualité (qu’on soit hétérosexuel par nature ou par éducation, c’est une question ouverte au débat, mais sans pertinence du point de vue moral). Je pars également d’une compréhension de la sexualité humaine qui ne met pas la génitalité au centre, mais où l’amitié, l’intimité et la joie sont aussi importants que la libido, et dans laquelle les actes sexuels eux-mêmes sont symboliques autant que physiques. Je n’ai pas besoin de préciser que l’argument « beurk » utilisée dans certaines polémiques n’a pas sa place dans une discussion rationnelle, et que le discours sur la « maladie » et le « traitement » est répugnant et traduit une ignorance. Fondamentalement, l’homosexualité, c’est ce que l’on est, et non ce que l’on fait, encore moins ce que l’on fait au lit. Il s’agit de décrire, mais aussi de prescrire : je parle ici de relations responsables, aimantes, fidèles ; je ne parle pas de promiscuité ou d’exploitation sexuelle, ni de relations éphémères.

3. Qu’en est-il de la Bible ? Telle est la question primordiale pour un protestant. Les réponses qui commencent par « la Bible dit que » sont désespérément inadéquates et irresponsables. Il nous faut cependant examiner des textes spécifiques, et reconnaître qu’ils condamnent universellement les pratiques homosexuelles. Les arguments tirés du silence d’un texte, du type « regardez la relation entre David et Jonathan », ou « notez que Jésus n’a pas condamné la relation entre le centurion et son serviteur » sont un signe de désespoir exégétique. Il faut reconnaître le « non » pur et simple de la Bible. Mais « non » à quoi ? Il y a en effet un axiome fondamental en herméneutique : « Pour que des textes bibliques portant sur une question d’ordre social ou moral puissent être compris comme Parole de Dieu pour nous aujourd’hui, deux conditions au moins doivent être respectées. D’une part, il faut qu’il y ait une ressemblance entre la situation, l’institution, la pratique ou l’attitude actuelle et celle d’autrefois, et que cette ressemblance soit suffisante pour que nous puissions dire que dans un certain sens, le texte parle bien du sujet qui nous intéresse aujourd’hui. D’autre part, nous devons être en mesure de montrer qu’il y a, à l’œuvre dans ces textes, un principe sous-jacent qui soit en accord avec la foi biblique prise dans son ensemble, et non contredit par des expériences ou interprétations ultérieures » (Walter Houston2).

4. La première condition n’est pas respectée. La Bible ne dit rien de l’orientation homosexuelle, ou des relations homosexuelles telles que définies dans la proposition 2. Dans l’Ancien Testament, on trouve deux récits – Loth et sa fille (Genèse 19), le Lévite et sa concubine (Juges 19) – dans lesquels il est question de viol en réunion, tandis que lorsque le code de sainteté du Lévitique interdit l’homosexualité (18, 22 et 20,13), il est question de pureté rituelle dans un cas, de domination masculine (l’homme ne traitera pas un autre homme comme on traite une femme) dans l’autre. Le souci de pureté n’est pas entièrement anachronique, mais comme Walter Brueggemann3 le fait remarquer, en dernier recours, la justice l’emporte sur la pureté.

5. Les tentatives visant à fonder une anthropologie de l’hétérosexualité sur les deux premiers chapitres de la Genèse sont déjà plus pertinentes. Cependant, malgré mon vif intérêt pour une compréhension de l’imago Dei en termes relationnels et sociaux, cette lecture de Genèse 1, 16-28 pose de réels problèmes exégétiques, en particulier si on lit ce texte dans une perspective christologique. De même que dans Genèse 2, il y a une raison étiologique assez évidente au fait qu’un homme et une femme soient à l’origine de la race humaine, laquelle n’a rien à voir avec une hétérosexualité « obligatoire ». Il y a beaucoup à dire au sujet d’Adam et Ève, mais pas grand-chose à tirer du fait qu’ils ne soient pas Adam et Steve ; et de nombreux autres passages de la Bible nous dissuadent de considérer la sexualité reproductive comme une norme. Enfin, quand ce sujet est traité, les références à l’Ancien Testament font généralement l’impasse sur les livres sapientiaux, qui mettent l’accent sur l’observation du monde comme moyen de connaître Dieu et sa création, suggérant que l’empirisme lui-même est biblique, et que les découvertes scientifiques ont toute leur place dans la discussion.

6. Dans le Nouveau Testament, les Évangiles ne disent pas un mot de l’homosexualité. Restent trois références dans les textes pauliniens (Jude 7 n’est pas pertinent, cf. Genèse 19). La condamnation portée en 1 Corinthiens 6, 9-10 et 1 Timothée 1, 8-11 dépend de la traduction de deux mots obscurs (malakoi et arsenokoitai), mais admettons qu’ils fassent références à des relations homosexuelles. Le sujet est indiscutablement traité dans Romains 1, 18 et suivants, sans doute le passage le plus en rapport avec les relations homosexuelles chez saint Paul. Quoique…

7. Il faut au moins faire remarquer que Paul utilise la rhétorique du déshonneur et de la honte, plutôt que celle du péché, pour décrire des relations entre hommes. Ces dernières ne sont, quoi qu’il en soit, qu’un cas spécifique de la distorsion universelle du désir qui est entrée dans monde à la suite du premier péché d’idolâtrie. Romains 1, 26 est un verset intéressant : on y voit généralement une allusion au lesbianisme (ce serait le seul passage de la Bible à y faire référence), mais les Pères de l’Église jusqu’à Jean Chrysostome, Augustin inclus, estimaient que Paul évoquait la sodomie entre homme et femme. Voilà qui nous invite à être prudents quand on parle du sens « évident » d’un texte ! Il y a également la question de la fonction rhétorique de Romains 1, 18 et suivants (ou plutôt de Romains 1, 18 – 2, 5). Comme James Alison4 le fait remarquer, l’argumentation de Paul condamne les pratiques sexuelles des païens – pourquoi ? – pour « préparer [son public judéo-chrétien] à une chute, avant de donner le coup de grâce » (Romains 2, 1) de sorte que « cette référence ne peut être utilisée pour légitimer quelque jugement que ce soit sur les comportements homosexuels sans faire gravement violence au texte5 ».

8. Il est plus pertinent de s’interroger sur la nature des relations homosexuelles qui sont condamnées. S’agit-il des relations définies dans la proposition 2 ? Et par conséquent, la première condition de l’axiome herméneutique donné dans la proposition 3 est-elle satisfaite ? Aux deux questions, la réponse est non. Les relations homosexuelles « hellénistiques » que Paul condamne, s’il ne s’agit pas de formes de prostitution sacrée, sont nécessairement asymétriques en termes d’âge, de statut et de pouvoir (la forme approuvée par la société d’alors étant la pédérastie) ; elles ouvrent sur l’exploitation et sont intrinsèquement transitoires. Comme le dit Rowan Williams en commentant la première épître aux Romains : « ne faudrait-il pas se demander s’il est possible de présenter la rébellion consciente et la voracité sans discernement comme des explications plausibles de l’essence du « comportement homosexuel », a fortiori celle de l’essence du désir homosexuel – comme le font certains autour de nous en ce moment6 ? » – et à plus forte raison, au sein de l’Église.

9. Résumant la contribution des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament au débat contemporain sur l’homosexualité, le regretté Gareth Moore7 disait : « Dans la mesure où nous pouvons les comprendre, ils ne parlent pas du tout de la même chose, ils ne condamnent pas du tout la même chose, et ils ne condamnent pas ce dont ils parlent pour les mêmes raisons. Plus important, tous ne condamnent pas les comportements homosexuels, et aucun ne condamne clairement les relations homosexuelles ou les comportements dont il est question dans le débat qui a cours en ce moment au sein du christianisme ».

10. Au contraire des protestants, les catholiques appréhendent la question des relations homosexuelles indirectement à travers la Bible, mais aussi directement à travers la tradition interprétée par le magistère. Ils font notamment appel à la « loi naturelle » des normes d’existence et des règles d’action connaissables indépendamment de la révélation, à travers l’expérience ordinaire et la raison pratique. Le pluralisme culturel et la perspective post-critique à propos de la construction sociale de la réalité ont radicalement remis en cause le concept de loi naturelle. Cependant, dans ses propres termes, la condamnation des relations homosexuelles sur la base de la loi naturelle est en elle-même contingente. Thomas d’Aquin lui-même admettait que la loi naturelle pouvait ne pas être immuable, et que certains jugements spécifiques pouvaient évoluer. Les livres sapientiaux nous montrent qu’une approche empirique est indispensable. On se souvient du conseil que donnait Wittgenstein : « Ne pensez pas, regardez ! » Et quand on regarde les gays et les lesbiennes, que voit-on ? Voit-on des hétérosexuels défectueux, soumis à une inclination « objectivement désordonnée » menant à un comportement « intrinsèquement mauvais » ? Qui en fait l’expérience ? Quelles sont ses preuves ?

11. De mon point de vue, en suivant la trajectoire biblique (cf. le « principe sous-jacent », seconde condition de l’axiome herméneutique énoncé dans la proposition 3) d’une intégration toujours plus grande de personnes autrefois marginalisées (les païens, les femmes, les Noirs), ce n’est qu’une question de temps avant que la liste soit étendue aux personnes homosexuelles. Théologiquement parlant, il ne s’agit pas de « droits », ou même de justice et d’émancipation (le discours du social-libéralisme), il s’agit de grâce divine et d’ontologie humaine et ecclésiale. Les problèmes que nous devons démêler incluent l’herméneutique biblique (en particulier s’agissant de l’usage prescriptif de l’Écriture dans l’éthique chrétienne et de la regula caritatis d’Augustin), les preuves empiriques et l’expérience personnelle. J’ai vu de mes propres yeux les certitudes, les caricatures, les phobies de certains chrétiens fondre à la chaleur de rencontres avec des personnes gaies et lesbiennes, et – ce qui est essentiel – à la vue de leur sainteté de leurs charismes. Le paradigme biblique est l’histoire de la conversion de Corneille (Actes, 10) – qui est bien entendu, en fait, l’histoire de la conversion de Pierre lui-même, un moment de stupéfaction devant la « superbe surprise de la vérité » (Emily Dickinson), un événement qui a renvoyé l’Église primitive à la Torah et à la tradition, avec l’assurance que l’Esprit-Saint la guiderait vers de nouvelles stratégies heuristiques de lecture et d’interprétation.

12. Pour l’ensemble des chrétiens d’aujourd’hui et de demain, la question doit sans doute être celle-ci : comment, en tant que créatures incarnées et sexuées, vivons-nous dans la vérité et témoignons-nous du Christ ? « Vivre dans la vérité » : agir, non pas conformément à la loi, qu’elle soit biblique ou ecclésiastique, non pas en fonction de nos sentiments personnels, mais en suivant la vérité qui doit en fin de compte mener au Christ, en refusant d’être complices de conspirations visant à dissimuler ou à tromper, en particulier en contexte clérical. Et « témoigner du Christ » : en tant que pécheurs pardonnés ne pouvant prétendre à l’infaillibilité, sans juger ni mépriser, sans chercher à marquer des points contre des opposants ou à les rejeter dans un coin, a fortiori sans les tyranniser, sans les exclure de l’église, sans les diaboliser. Au milieu des décombres de la dissonance cognitive engendrée par le glissement de plaques tectoniques, les pierres avec lesquelles nous construirons l’avenir seront l’écoute attentive des discours des uns et des autres8, la patience et la persévérance, car (pour citer la fin du poème d’Emily Dickinson) : « La Vérité doit éblouir peu à peu / Faute de quoi elle aveuglerait tous les hommes ». Nous découvrirons certainement de quoi est faite l’Église, si nous, chrétiens, mettons vraiment notre confiance dans l’Esprit-Saint, si nous sommes artisans de paix, et si nous vivons dans l’espérance.

1 [Toutes les notes sont du traducteur.] Et Cyprien de Carthage avant lui (Lettre 74).

2 Professeur de théologie au Mansfield College d’Oxford.

3 Théologien américain, 1933 – .

4 Théologien américain, 1959 – .

5 James Alison, Undergoing God, Continuum, 2006, p. 138.

6 Rowan Williams, « Knowing myself in Christ », dans Timothy Bradshaw (dir.), The Way Forward ? Christian Voices on Homosexuality and the Church, Eerdmans, 2003. Comme l’auteur du présent article, Rowan Williams se demande si l’homosexualité contemporaine et celle évoquée par saint Paul sont bien des phénomènes semblables.

7 Théologien britannique, auteur, entre autres, de A Question of Truth : Christianity and Homosexuality.

8 L’auteur du présent texte cite une formule de Nelle Morton qui a fait florès parmi les féministes chrétiennes américaines, « hearing one another to speech ».

Tresmontant sur le péché originel

Le but de la Création, sa finalité ultime, c’est l’union sans mélange et sans confusion de cet Homme nouveau et véritable, à Dieu unique et incréé. Nous naissons dans un état qui précède cette union et nous ne pouvons parvenir à cette union qui est la finalité ultime de la Création, qu’après une transformation, une métamorphose, une nouvelle naissance, qui fait de nous l’Homme nouveau, nouvelle création, conforme au fils unique qui réalise cette union depuis le premier instant de la création de son âme humaine. Ce n’est donc pas une affaire de chute, ni une histoire de chute. Il s’agit d’une étape dans l’histoire de la Création.

La Création de l’Univers, de la nature, de l’Homme, s’effectue par étapes, parce qu’il n’est pas possible qu’il en soit autrement. La création de l’Homme s’effectue par étapes : c’est ce qu’explique Paul dans sa première lettre aux Corinthiens, 15, 45, que nous avons lu. C’est ainsi que le comprend Irénée de Lyon dans son grand ouvrage contre les gnostiques, livre IV. En somme, Luther a remplacé la théorie chrétienne de la Création qui s’effectue par étapes, par une théorie gnostique de chute. Il met donc la perfection ou la plénitude au début, à l’origine, comme tous les systèmes gnostiques. Tandis que le christianisme orthodoxe, celui de saint Paul et de saint Irénée de Lyon, met la perfection, la plénitude au terme de l’histoire de la Création, et non pas à l’origine. Pour Luther la raison d’être du Christ ne peut donc être que la rédemption, la réparation, la satisfaction. Luther n’aperçoit pas que la raison d’être du Christ est beaucoup plus que cela, puisque le Christ est celui en qui la Création tout entière trouve son achèvement ultime, sa plénitude, sa raison d’être, sa finalité intelligible, comme l’a bien vu le franciscain Jean Duns Scot. La raison d’être du Christ est indépendante du fait que l’Humanité est devenue criminelle. Le Christ est le premier voulu, primum in intentione, ultimum in executione. On voit comment la théorie orthodoxe du péché originel se rattache à la christologie orthodoxe.

Claude Tresmontant, Les malentendus principaux de la théologie, F.-X. de Guibert, 2007

(Je n’ai pas aimé ce bouquin. Trop vite écrit et trop confus, à mon humble avis. Mais il y a de bons passages.)

Sauver le Christ des mains des Clercs

La seule chose que je puisse être : une voix qui répète, opportune et inopportune, que l’Église dépérira aussi longtemps qu’elle n’échappera pas au monde factice de théologie verbale, de sacramentarisme quantitatif et de dévotions subtilisées où elle s’enveloppe, pour se réincarner dans les aspirations humaines réelles. – Aucune considération d’aucun genre, je le sens, ne pourra m’arrêter dans cette ligne. Rien ne comte plus au Monde pour moi que cette Cause : sauver l’esprit et la vérité. – Naturellement, je discerne assez bien ce que cette attitude a de paradoxal : si j’ai besoin du Christ et de l’Église pour sauver mon Monde, je dois prendre le Christ tel que me le présente l’Église, avec son fardeau de rites, d’administration et de théologie. Voilà ce que vous me direz, et ce que je me suis dit bien des fois. Mais maintenant je ne puis échapper à l’évidence que le moment est venu où le sens chrétien doit « sauver le Christ » des mains des Clercs pour que le Monde soit sauvé.

Pierre Teilhard de Chardin, Lettre à Auguste Valensin, 25 février 1929.

En un demi-paragraphe, Gauchet dit à peu près tout

On ne saurait trop y insister, par « fin de la religion », c’est un phénomène très précis que l’on désigne : la fin du rôle de structuration de l’espace social que le principe de dépendance a rempli dans l’ensemble des sociétés connues jusqu’à la nôtre. La religion ne s’explique historiquement dans ses contenus et dans ses formes que par l’exercice d’une fonction exactement définie. Or cette fonction non seulement n’existe plus, mais, ce qui signe bien plus sûrement sa résorption, s’est retournée en son contraire moyennant une transformation qui, loin d’abolir ses éléments, les a intégrés au fonctionnement collectif. La société moderne, ce n’est pas une société sans religion, c’est une société qui s’est constituée dans ses articulations principales par métabolisation de la fonction religieuse.

(Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde)

Au sein du christianisme actuel (chez les catholiques comme chez les autres), certains, à la marge, refusent cette analyse, interprétant superficiellement certains faits (l’avortement légal de masse, par exemple, ou la chute du taux de pratique religieuse) pour en conclure au caractère areligieux ou antireligieux de notre société. Mais grosso modo, la principale ligne de fracture sépare deux camps : 1) ceux qui se désolent de la situation décrite par Gauchet : le christianisme n’est plus le christianisme s’il ne joue plus la fonction sociale qu’il jouait autrefois, et les efforts des chrétiens doivent tendre à ce qu’il exerce à nouveau cette fonction ; 2) d’autres (dont j’incline à faire partie), au contraire, estiment qu’il s’agit d’une occasion inespérée d’être chrétien différemment, peut-être plus discrètement, en renonçant à tout ce qui pouvait faire du christianisme ancien une armature, un cadre pour la société.

Les affaires de pédophilie impliquant des prêtres et leur traitement médiatique devraient nous inspirer : au lieu de chercher à communiquer plus et mieux, nous devrions nous taire, laisser la justice des hommes faire son travail, renoncer définitivement à tout ce qu’il pouvait y avoir de juridique dans notre Église et qui lui a fait, en fin de compte, tant de mal. Et surtout prier, prêcher par l’exemple, transmettre l’Évangile à ceux qui veulent le recevoir. Après de tels drames et les passions qu’ils ont déchaînées, ce ne sont pas de bons plans de communication qui rapprocheront notre prochain du Christ et de son Église, mais les saints ou presque qu’il rencontrera, espérons-le, sur sa route.

L’homme n’est pas bon, et c’est un anarchiste qui vous le dit

« Un véritable anarchiste pense qu’une société anarchiste, sans Etat, sans pouvoirs, sans organisation, sans hiérarchie est possible, vivable, réalisable, alors que moi, je ne le pense pas. Autrement dit, j’estime que le combat anarchiste, la lutte en direction d’une société anarchiste sont essentiels, mais la réalisation de cette société est impossible. […] Que la société joue un grand rôle dans la perversion de l’individu, cela me paraît certain […]. Cependant tout ne vient pas de la « société ». […] Il ne suffit donc pas d’arrêter la répression pour arrêter les passions de l’homme. Celui-ci en effet, malgré toutes les croyances contraires, n’est pas bon. Cette affirmation de ma part n’a rien à faire avec l’idée chrétienne du « péché ». Celui-ci en effet existe dans la relation avec Dieu, et pas autrement. L’erreur de siècles de chrétienté a été de concevoir le péché comme une faute morale. Ce qui n’est pas le cas, bibliquement. Le péché, c’est la rupture avec Dieu, et les conséquences que cela entraîne. Quand je dis que l’homme n’est pas bon, je ne me place pas d’un point de vue chrétien ni du point de vue de la morale : je veux dire que les deux grandes caractéristiques de l’homme, quelle que soit sa société ou son éducation, sont la convoitise et l’esprit de puissance. On les retrouve partout et toujours.  »

Jacques Ellul, Anarchie et christianisme

Être chrétien aujourd’hui

La plupart des objections courantes contre la religion chrétienne ne m’ont jamais arrêté bien longtemps. J’en mentionnerai deux, pour mémoire. En premier lieu, je ne crois pas que les cinq siècles de progrès scientifique relativement rapide qui ont suivi la Renaissance rendent impossible ou aberrante toute croyance religieuse. La science et la religion répondent toutes deux à des questions que l’homme se pose, mais d’une part, elles ne répondent pas au même type de questions, d’autre part, elles n’apportent pas le même type de réponses. En second lieu, la question « pourquoi Dieu permet-il le mal ? » est intéressante et féconde, elle s’est toujours posée et se posera toujours. J’ai toujours trouvé la réponse chrétienne assez satisfaisante : pour dire les choses sommairement, Dieu nous aime, il veut donc que nous l’aimions en retour, or pour aimer il faut être libre, donc nous devons être en mesure de faire le mal. Il y aurait évidemment beaucoup plus à dire sur cette passionnante question, mais ce n’est pas l’objet de ce court essai, qui se veut accessible au plus grand nombre.

La seule objection qui me touche véritablement est ce qu’on pourrait appeler la privatisation du salut, c’est-à-dire que le fait que le salut devienne une affaire privée. Pour dire les choses simplement, il est impossible aujourd’hui d’embarquer avec soi manu militari le reste de l’humanité dans l’histoire du salut. Impossible aussi de produire une apologétique – discours visant à convaincre de la vérité, de la supériorité, de l’excellence d’une religion – sincère dans laquelle le christianisme serait, toutes choses égales par ailleurs, préférable à l’agnosticisme, à l’athéisme, à l’islam ou à telle ou telle spiritualité orientale. L’apologétique moderne est nécessairement un discours, plus précisément une parole d’une personne s’adressant à une autre, dans le cadre de laquelle on tentera de montrer que le christianisme peut, aujourd’hui, apporter une réponse, une aide, donner du sens à l’existence de telle personne en particulier. En somme, quelque chose de très subjectif et qui, je crois, n’a pas grand-chose à voir avec la raison, et c’est pour cela que je préfère le terme de « parole » à celui de « discours ».

Un problème se pose alors, car à l’évidence, si on lit l’Écriture avec un minimum d’honnêteté et de connaissance du contexte historique, le Christ n’est pas vraiment venu sur terre dans cet état d’esprit. Le Christ est venu sauver tous les hommes par sa mort et sa résurrection. On peut très certainement lire dans les Évangiles une annonce, un germe de cette privatisation du religieux, du subjectivisme, voire du relativisme, et c’est plus ou moins ce que dit Marcel Gauchet quand il parle du christianisme comme « religion de la sortie de la religion ». Il n’en reste pas moins que le Christ est venu sauver tous les hommes par sa mort et sa résurrection, alors que dans la modernité, l’expérience du salut, sa réception, ne peuvent plus avoir lieu que de manière individuelle, ou au sein de communautés restreintes, bref, que le peuple des sauvés, des rachetés, l’Église si l’on veut, ne peut plus prétendre avoir vocation à s’étendre à l’ensemble de l’humanité, que l’Église n’a plus rien à dire sur le salut des hommes qui, personnellement, ne l’ont pas rejointe. Quel sens pouvons-nous donner alors à la venue du Christ sur terre, sans en atténuer la portée, sans recourir aux artifices courants du discours chrétien contemporain, c’est-à-dire parler de tout en termes de signe, de symbole, ou de je ne sais quoi ? Finalement, comment être chrétien aujourd’hui ?

Je ne prétends pas apporter une réponse précise, complète et systématique à cette question ; et à vrai dire, je ne crois pas qu’une telle réponse soit possible. L’Incarnation du Christ en tant qu’événement historique ne fait que s’éloigner de nous : il est assez naturel que nous ayons de plus de plus de mal à actualiser cet événement, à le rendre présent, à faire en sorte qu’il ait du sens pour nous et pour nos contemporains. En fin de compte, la réponse que je propose ne va pas au-delà de l’individuel, du subjectif ; je la conçois comme une manière de vivre personnellement le christianisme, comme une interprétation de la façon dont il est possible, aujourd’hui, d’être chrétien.

Je crois que la religion, et en ce qui me concerne, la religion chrétienne, peut être vécue sur le mode de l’amour. Je crois même que c’est le seul modèle envisageable dans une société qui, de toute évidence, n’est plus chrétienne. Rien de bien original, comme vous le voyez. Je m’explique. Lorsque j’aime une femme, je la choisis. En la choisissant, j’exclus toutes les autres femmes. Remarquez que je n’éprouve pour elles aucun sentiment de haine, aucune répugnance. Je peux même en choisir certaines pour amies. Il y a cependant certaines choses que je ne ferai jamais qu’avec la femme que j’ai choisie et que j’aime. Certains gestes, certaines paroles ne s’adresseront jamais qu’à elle. Il me semble qu’en matière de religion, c’est à peu près la même chose.

Tout cela paraîtra bien relativiste à certains. J’en suis conscient. Mais, comme on l’a vu précédemment, il n’est plus possible aujourd’hui d’être croyant en se disant : ma foi est la seule vraie, ma foi est la seule voie de salut. Cela n’est plus possible, même s’il faudra sans doute encore quelques siècles pour que certains chrétiens se le mettent dans le crâne. Une fois ce constat fait, on cherche ce qui, depuis longtemps déjà – et d’ailleurs, en Occident du moins, sous l’influence du christianisme – s’est joué sur le mode du subjectivisme, du choix personnel : l’amour. La comparaison a ses limites : je souhaite partager ma foi avec d’autres, alors que, sauf cas de perversion, je répugne à partager l’être aimé.

Bien entendu, ce parallèle entre objet de l’amour et objet de la foi n’est pas nouveau, est présent dans les Évangiles, et semblera même outrageusement évident à ceux qui ont un minimum de familiarité avec saint Augustin, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d’Avila, plus récemment Édith Stein, et beaucoup d’autres. Mais mon propos est simplement de mettre en relief la pertinence toute particulière que la modernité – notamment le relativisme et le subjectivisme qui l’accompagnent – lui donne. Il a, en outre, l’avantage d’apporter une réponse à un dilemme qui peut paraître naïf, mais prouve un assez beau souci de sincérité chez beaucoup de jeunes personnes de ma connaissance : si nous sommes chrétiens, au fond, c’est avant tout parce que nous avons eu des parents chrétiens. Putain de contingence, n’est-ce pas. Et l’amour, bordel, est-ce que ça n’est pas contingent ? Alors aimez celui ou celle que vous vous êtes mis dans les bras avec le secours de la contingence, aimez la foi que vous avez choisi de garder après que la contingence vous l’eut mise à portée de main, et faites pas chier. Merde à la fin.

Avec ces grossièretés, je viens de ruiner mes chances d’être publié dans Philosophie Magazine. De toute façon, j’y comptais pas trop. La meilleure dissert de philo de ma vie m’a valu un onze à Normale sup’ (La destitution du tyran dans le De Regno de Thomas d’Aquin, sujet tradi-mytho s’il en est, n’est-ce pas Jean Bastien-Thiry), alors… Voilà ce que c’est que de  commencer à écrire en écoutant les Leçons de ténèbres de Couperin, et de finir avec du rock identitaire français. Voilà, ça fait un peu pseudo-philo pour bar versaillais, mais je m’excuse, c’est tout ce que je sais faire. Bon, je suis un peu long, là, je vais devoir vous laisser, et puis j’ai deux mots à dire à deux ou trois langoustes, bouteilles de champagne et foies gras. Une dernière chose : je ne suis pas sûr que tout ce que je viens d’écrire puisse marcher avec une autre religion que le christianisme. Je laisse à mes rares lecteurs musulmans ou bouddhistes le soin de transposer – s’ils y  parviennent. Bonne année civile, et que Dieu vous garde.