Mort aux cons

Un professeur d’histoire médiévale de l’ENS-LSH, M. Sylvain Gouguenheim, s’est récemment avisé de publier un ouvrage dans lequel il remet en question la tendance actuelle des médiévistes à faire de l’Islam d’alors un parangon de la culture et de civilisation, grâce à qui nous avons pu bénéficier de toute la sagesse des anciens, et sans qui, finalement, nous serions aujourd’hui à l’âge de pierre. Bien sûr, ce n’est pas ce que disent les spécialistes ; un type comme Alain de Libera est évidemment loin d’être un âne et n’a jamais dit ça. Mais c’est l’idée qui est véhiculée auprès du grand public dans les productions télévisées, dans les romans à grande diffusion, dans les documentaires, etc. et c’est l’idée que le grand public retient, demandez un peu autour de vous. Un exemple assez caractéristique : l’image complètement fantasmée d’Al-Andalus, l’Espagne médiévale où chrétiens, juifs et musulmans vivent dans la paix et l’amour sous l’autorité bienveillante de l’un ou l’autre calife, avec pleins de gentils intellectuels qui passent leur temps à traduire Aristote et à discuter dans des patios où glougloute une fontaine. Ce n’est pas à la petite communauté historienne spécialiste de la question que Sylvain Gouguenheim s’adresse. Il aurait publié un article dans une revue universitaire, organisé un colloque, mais il n’aurait pas publié son bouquin Aristote au Mont-Saint-Michel aux éditions du Seuil s’il avait voulu s’adresser à cette communauté. L’auteur ne nie pas le rôle joué par la civilisation arabo-musulmane (il y a des querelles à n’en plus finir sur la terminologie, je fais simple, hein…), il le relativise, en particulier en ce qui concerne le rôle joué par le fond spécifiquement musulman, les acteurs spécifiquement musulmans. Sylvain Gouguenheim se trompe peut-être complètement, il est médiéviste mais pas spécialiste du sujet dont il parle ici, peut-être a-t-il un peu exagéré son propos justement du fait que son bouquin s’adressait à un public relativement large (en tout cas pas seulement universitaire). Là n’est pas la question.

Ce qui est atterrant, c’est le déchaînement qu’a suscité l’ouvrage. Communiqués sur le thème « ah, mais attention, ce type-là est tout seul, hein, nous on ne pense pas du tout comme lui », « comment peut-on écrire des choses pareilles », « le ventre est toujours fécond d’où est sorti la bête immonde », j’en passe et des plus rebattues de nos jours. Soit. Ceux qui ont été critiqués – très gentiment – dans l’ouvrage réagissent avec plus de violence, comme Alain de Libera, qui pêle-mêle, rapproche Sylvain Gouguenheim du ministère de l’Identité nationale, du Vatican et d’Huntigton. Que voilà de saines manières de procéder ; ça donne envie de rejoindre l’enseignement supérieur, à un point, vous ne pouvez pas savoir. Mais le comble vient d’être atteint, sous nos yeux ébahis, par un groupe de professeurs de l’ENS-LSH – l’institution où enseigne l’auteur d’Aristote au Mont-Saint-Michel. Qui viennent d’envoyer à leurs collègues, élèves et anciens élèves un appel à signer une pétition, que je divulgue en partie (je ne fais pas de divulgation de correspondance privée, à mon très humble avis, puisque qu’une pétition est faite pour être rendu publique, jusqu’à preuve du contraire).

Les professeurs en question – dont les noms importent peu – ne reprochent pas à Sylvain Gouguenheim d’exprimer ses thèses, Dieu soit loué. Ils appellent à ce que le débat se poursuive. Excellente chose. Que disent-ils alors ? Hé bien, sachez que « l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim […] sert actuellement d’argumentaire à des groupes xénophobes et islamophobes qui s’expriment ouvertement sur Internet ». Mon Dieu mon Dieu mon Dieu. Des groupes xénophobes s’expriment sur Internet. Que fait la police. Et alors, bordel de cul. Mais qu’est ce que ça peut faire, bon sang ? Depuis que le monde est monde, les écrivains voient leur livres recyclés par des types auxquels ils n’auraient pas été serrer la main, c’est regrettable, mais c’est ainsi. Je préfère voir les groupes xénophobes et islamophobes plongés dans les bouquins de M. Gouguenheim qu’en train de taguer des croix gammées sur les cimetières, personnellement. Bref. Il y aurait de quoi rire, si tout ça ne visait pas à nuire à une personne qui ne mérite que l’estime et le respect – et le meilleur enseignant que j’aie jamais eu en face de moi depuis mon bac, soit dit en passant. Et en plus, on trouve sur Internet, cette jungle, un commentaire signé d’un mystérieux « Sylvain G. », plus précisément sur le site Occidentalis, effectivement assez virulent à l’égard de l’islam. Les professeurs demandent donc « une enquête informatique approfondie ». Attention ! Ausweis, bitte ! Il est déjà assez douteux que Sylvain G. et M. Gouguenheim soient une seule et même personne, le portail du site Occidentalis n’étant pas vraiment de nature à inciter les professeurs d’université à venir y contribuer… Et quand bien même. Vous lisez bien : il faudrait faire une enquête pour déterminer si un type a laissé un commentaire sur un site internet ! Comment les professeurs des universités et maîtres de conférence qui ont signé cette pétition ne se sont-ils pas rendu compte qu’ils sombraient dans le ridicule en formulant une pareille demande ? Comme l’auteur hypothétique du commentaire, qu’il soit ou non M. Gouguenheim, n’a commis aucune infraction, aucun délit, aucun crime, on est bien forcé, même si ça fait cliché, je m’en contrefous, de constater que ce qu’on lui reproche, c’est un mindcrime (cf. Orwell, crimepensée dans la traduction française – et titre d’un excellent album de Queensrÿche, mais là n’est pas la question), pas autre chose.

Voilà. Nous sommes en 2008 : des professeurs des universités et maîtres de conférences en lettres, sciences humaines et sociales, appellent à signer une pétition pour qu’on fasse une enquête sur l’auteur d’un commentaire sur un site internet. Bienvenue en France.

Le texte intégral de la pétition :

1-

Un enseignant de l’ENS-LSH, M. Sylvain Gouguenheim, professeur d’histoire médiévale, vient de faire paraître dans la collection « L’Univers historique » au Seuil un ouvrage, Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, qui entreprend de réviser l’idée d’une participation du monde islamique à l’élaboration des savoirs en Europe à l’époque médiévale. Les assises méthodologiques et les thèses de ce livre sont discutables et actuellement discutées par la communauté des spécialistes de cette période, historiens et philosophes (voir en pièce jointe PDF l’article de Julien Loiseau et Gabriel Martinez-Gros, paru dans Le Monde des livres du 25 avril 2008, ceux d’Alain de Libera et d’Hélène Bellosta dont des extraits ont été publiés dans ce même numéro). Dans un souci d’information, nous avons joint également à ce dossier documentaire les articles favorables de Roger Paul-Droit (Le Monde des Livres, 4 avril 2008 ) et de Stéphane Boiron (Le Figaro, 17 avril 2008).

2-

Il est tout à fait légitime qu’un chercheur puisse défendre et faire valoir son point de vue, surtout lorsque celui-ci est inattendu et iconoclaste ; il appartient alors aux spécialistes de répondre à ses arguments et de les contester le cas échéant. C’est ce que font les collègues dont nous avons reproduit les contributions dans le dossier ci-joint (PDF). Nous appelons d’ailleurs à prolonger ce débat intellectuel dans des journées d’études qui seront organisées à l’ENS LSH à l’automne 2008.

Malheureusement, l’affaire semble bien dépasser la simple expression de thèses scientifiques. L’ouvrage de Sylvain Gouguenheim contient un certain nombre de jugements de valeur et de prises de position idéologiques à propos de l’islam ; il sert actuellement d’argumentaire à des groupes xénophobes et islamophobes qui s’expriment ouvertement sur internet. Par ailleurs, des passages entiers de son livre ont été publiés sur ces blogs, au mot près, plusieurs mois avant sa parution.

On trouve également sur internet des déclarations qui posent question, signées «Sylvain Gouguenheim» (commentaire sur le site Amazon, 16 avril 2002) ou « Sylvain G. » (site Occidentalis, 8 novembre 2006). Bien évidemment, et nous en sommes parfaitement conscients, rien de ce qui circule sur internet n’est a priori certain, mais, au minimum, ces points méritent une explication et, le cas échéant, une enquête approfondie. Nous ne sommes pas du tout convaincus par les arguments fournis par Sylvain Gouguenheim au Monde des livres (« J’ai donné depuis cinq ans […] des extraits de mon livre à de multiples personnes. Je suis totalement ignorant de ce que les unes et les autres ont pu ensuite en faire »).

Sur ce point, on peut consulter les liens suivants :

http://www.occidentalis.com/blog/index.php/desinformation-historique-dhimmitude-quand-tu-nous-tiens

http://www.amazon.fr/gp/cdp/member-reviews/A26LSVVKJXC4E9/ref=cm_pdp_about_see_review?ie=UTF8&sort_by=MostRecentReview

http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/27/laffaire-aristote-chronique-dun-scandale-annonce/

3-

L’ENS-LSH, institution laïque, républicaine et humaniste, à laquelle Sylvain Gouguenheim appartient et dont il tire pour bonne part sa légitimité, ne peut, par son silence, cautionner de telles déclarations.

– Nous, enseignants, chercheurs, élèves et anciens élèves de l’Ecole normale supérieure Lettres et sciences humaines, affirmons solennellement que les prises de position idéologiques de Sylvain Gouguenheim n’engagent en rien les membres de son Ecole.

– En nous gardant des querelles corporatistes, des conflits de personnes et des récupérations de tous ordres, nous souhaitons réaffirmer avec force notre attachement à la nécessaire distinction entre recherche scientifique et passions idéologiques.

– Nous demandons une enquête informatique approfondie sur les points évoqués plus haut.

– Nous demandons que toutes les mesures nécessaires soient prises afin de préserver la sérénité pédagogique et la réputation scientifique de l’ENS-LSH.