Ferdinand Ossendowski

J’avance dans la lecture de Beasts, Men and Gods de Ferdinand Ossendowski (disponible grâce au Projet Gutenberg). Ossendowski est un personnage fascinant. Polonais, il publie des récits de voyage ; l’un d’eux lui vaut, à vingt ans et quelques, un prix de la Société de littérature de Saint-Pétersbourg. Il séjourne brièvement à Paris, avant de retourner en Russie, à Tomsk (Sibérie), puis dans l’Extrême-Orient russe  (Harbin, Vladivostok). Il participe au comité révolutionnaire de Mandchourie en 1905, puis à l’organisation d’une grève de protestation contre l’occupation de la Pologne, ce qui lui vaut quelques années de travaux forcés… dont le récit est, encore une fois, prétexte à un ouvrage qui lui vaut l’estime de la bonne société pétersbourgeoise.

En 1917, il est à Omsk (Sibérie), où il enseigne à l’université. Après la Révolution d’Octobre, il s’engage aux côtés de l’amiral Koltchak et effectue de nombreuses et délicates missions (renseignement, liaison avec les volontaires américains et polonais…). En 1920, la défaite de Koltchak l’amène à fuir vers l’Inde en compagnie de quelques autres Polonais et Russes blancs. Au cours de son voyage, il tombe sur ce cher Ungern-Sternberg (chevalier romantique, pour les connaisseurs), qui ne résiste pas bien longtemps aux Rouges. Ossendowski parvient cependant à fuir aux Etats-Unis, où il écrit Beasts, Men and Gods, récit de ses aventures pendant la guerre civile russe. Il rentre ensuite en Pologne où il est enseignant et conseiller auprès du gouvernement polonais. Il trouve le moyen de participer au gouvernement clandestin de Pologne pendant la Deuxième Guerre mondiale, et meurt de maladie en janvier 1945, alors que les militaires soviétiques le recherchent pour l’arrêter. Une destinée singulière, comme on dit dans le Nouvel Obs.

Il y a sans aucun doute de nombreuses exagérations et inexactitudes dans cet ouvrage. Par exemple lorsqu’il prétend avoir vu des centaines de cadavres descendre l’Ienisseï au moment de la débâcle (cela dit, il y a Cendrars à l’appui, dans la Prose du Transsibérien : Et les eaux limoneuses de l’Amour / Charriaient des millions de charognes). La guérison de la femme du chef mongol par le voyageur de passage est un peu trop cliché. Mais dans l’ensemble, c’est très intéressant, très convenablement écrit, avec quelques beaux passages. Je vous en ai traduit un bout.

Il nous arrivait de traverser des villages intégralement communistes ; mais nous apprîmes très vite à les reconnaître. Quand nous entrions dans un village, que les cloches de nos chevaux tintaient, et que nous trouvions les paysans assis devant leurs maisons, prêts à se lever en fronçant les sourcils et en grommelant que d’autres démons venaient d’arriver, nous savions qu’il s’agissait d’un village opposé aux communistes, et que nous pouvions y séjourner en toute sécurité. Mais si les paysans s’approchaient, et nous saluaient cordialement, en nous appelant camarades, nous savions aussitôt que nous étions chez l’ennemi, et nous prenions les plus grandes précautions. Les habitants de ces derniers villages n’étaient pas des paysans sibériens, qui aiment la liberté, mais des émigrants venus d’Ukraine, paresseux, accoutumés à boire, qui vivaient dans des huttes pauvres et sales, alors que leur village était entouré du sol noir et fertile des steppes.

… ça n’a rien à voir, mais moi, c’est pareil. Au boulot, les types qui pratiquent le tutoiement systématique, arrivent le sourire aux lèvres et le cœur en bandoulière, j’ai tendance à m’en méfier. J’ai eu récemment à travailler avec des types de l’entourage de notre cher petit père du peuple monté sur talonnettes, c’était exactement le genre, 35-50 ans, cocaïnomanes, salut mon pote tu vas bien on va faire du bon boulot. Moi c’est niet. En revanche, les gens distants et sérieux sans être désagréables ont tendance à me plaire. Et si on s’entend, y’a carrément moyen par la suite de bien se marrer autour d’une bonne bouteille en se donnant de grandes tapes dans le dos.

Ungern-Sternberg, une histoire de famille

Le baron Roman Fedorovitch von Ungern-Sternberg, alias le baron fou, dispose d’une solide réputation ; Hugo Pratt et Paris-Violence y ont notablement contribué. Un assez sympathique chtarbé qui, à la tête d’une armée hétéroclite composée, entre autres, de soldats russes hostiles au bolchevisme, de Cosaques et de Bouriates, s’est promené un peu partout jusqu’à devenir une sorte d’empereur d’Asie centrale, pendant six mois, en 1921, avant de se faire rattraper par les Rouges et de mourir fusillé. On connaît moins son peut-être arrière-grand-père, dont le prince K* va vous raconter l’histoire, par l’intermédiaire de ce cher Astolphe de Custine (voir billet précédent).

« Un baron Ungern de Sternberg avait longtemps parcouru l’Europe en homme d’esprit qu’il était et ses voyages avaient fait de lui tout ce qu’il pouvait devenir, c’est-à-dire un grand caractère développé par l’expérience et par l’étude.

Revenu à Saint-Pétersbourg, c’était sous l’Empereur Paul, une disgrâce non motivée le décide à quitter la cour ; il se renferme dans l’île de Dago dont il était le seigneur, et retiré, au milieu de cette sauvage souveraineté, il jure une haine à mort au genre humain tout entier, pour se venger de l’Empereur, de cet homme qui lui représente à lui seul les hommes.

Ce personnage, qui était vivant à l’époque de notre enfance, a pu servir de modèle à plus d’un héros de lord Byron.

Relégué dans son île, il affecte soudain la passion de l’étude ; et pour se livrer en liberté, dit-il, à ses travaux scientifiques, il fait ajouter à son manoir une tour très-élevée dont vous pouvez distinguer les murs avec une lunette d’approche. »

Ici le prince s’interrompit, et nous reconnûmes la tour de Dago.

Le prince reprit : « Il appela ce donjon sa bibliothèque, et le surmonta d’une espèce de lanterne, vitrée de tous côtés comme un belvédère, comme un observatoire, ou plutôt comme un phare. Il ne pouvait, répétait-il souvent à son monde, travailler que la nuit et que dans ce lieu solitaire. C’est là qu’il se retirait pour se recueillir et pour trouver la paix.

Les seuls hôtes admis dans sa retraite étaient un fils unique, encore enfant, et le gouverneur de ce fils.

Vers minuit, lorsqu’il les croyait tous deux endormis, il s’enfermait à certains jours dans son laboratoire : la tour vitrée était alors éclairée par une lampe tellement éclatante que de loin on la prenait pour un signal. Ce phare, qui n’en était pas un, était destiné à tromper les vaisseaux étrangers qui risquaient de se perdre sur l’île, si leur capitaine, venant de loin, ne connaissait pas parfaitement chaque point de la côte qu’il faut longer pour entrer dans le périlleux golfe de Finlande.

Cette erreur est précisément ce qui faisait l’espoir du terrible baron. Bâtie sur un écueil au milieu d’une mer redoutable, la perfide tour devenait le point de mire des pilotes inexpérimentés ; et les malheureux, égarés par le faux espoir qu’on faisait luire à leurs yeux, rencontraient la mort en croyant trouver un abri contre l’ouragan.

Vous jugez que la police de la mer était mal faite alors en Russie.

Dès qu’un vaisseau était près de naufrager, le baron descendait sur la plage, s’embarquait en secret avec quelques hommes habiles et déterminés qu’il entretenait pour le seconder dans ses expéditions nocturnes ; il recueillait les marins étrangers, les achevait dans l’ombre au lieu de les secourir, et après les avoir étranglés, il pillait leur bâtiment ; le tout moins par cupidité que par pur amour du mal, par un zèle désintéressé pour la destruction.

Doutant de tout et surtout de la justice, il regardait le désordre moral et social comme ce qu’il y avait de plus analogue à l’état de l’homme ici-bas, et les vertus civiles et politiques comme des chimères nuisibles puisqu’elles ne font que contrarier la nature sans la dompter.

Il prétendait, en décidant du sort de ses semblables, s’associer aux vues de la Providence qui se plaît, disait-il, à tirer la vie de la mort.

Un soir, vers la fin de l’automne, à l’époque les plus longues nuits de l’année, il avait exterminé, selon sa coutume, l’équipage d’un vaisseau marchand hollandais ; et depuis plusieurs heures les forbans qu’il nourrissait à titre de gardes, parmi les serviteurs attachés à sa maison, s’occupaient à transporter à terre le reste de la cargaison du bâtiment échoué, sans remarquer que, pendant le massacre, le capitaine profitant de l’obscurité, s’était sauvé dans une chaloupe où l’avaient suivi quelques matelots de son bord.

Vers le point du jour, l’œuvre de ténèbres du baron et de ses sicaires n’était pas achevée, lorsqu’un signal annonce l’approche d’un canot ; aussitôt on ferme les portes secrètes des souterrains où le produit du pillage est déposé et le pont-levis s’abaisse devant l’étranger.

Le seigneur, avec l’hospitalité élégante qui est un trait caractéristique et ineffaçable des mœurs russes, se hâte d’aller recevoir le chef des nouveaux débarqués: affectant la plus parfaite sécurité, il s’était rendu pour l’attendre dans une salle voisine de l’appartement de son fils ; le gouverneur de l’enfant était couché alors, et dangereusement malade. La porte de la chambre de cet homme qui donnait dans la salle, était restée ouverte. On annonce le voyageur.

« Monsieur le baron », dit cet homme d’un air d’assurance très-imprudent, « vous me connaissez ; néanmoins vous ne pouvez me reconnaître, car vous ne m’avez vu qu’une fois et dans l’obscurité. Je suis le capitaine du vaisseau dont l’équipage vient en partie de périr sous vos murs : c’est à regret que je rentre chez vous ; mais je suis forcé de vous dire que plusieurs de vos gens ont été reconnus dans la mêlée, et que vous-même vous avez été vu cette nuit égorgeant de votre main un de mes hommes. »

Le baron, sans répondre, va fermer à petit bruit la porte de la chambre du gouverneur de son fils.

L’étranger continue: « Si je vous parle de la sorte, c’est parce que mon intention n’est pas de vous perdre ; je veux seulement vous prouver que vous êtes dans ma dépendance. Rendez-moi ma cargaison et mon bâtiment, qui tout endommagé qu’il est, peut encore me conduire jusqu’à Saint-Pétersbourg, je vous promets le secret auquel je m’engage par serment. Si le désir de la vengeance me dominait, je me serais jeté à la côte pour aller vous dénoncer dans le premier village. La démarche que je fais auprès de vous vous prouve le désir que j’ai de vous sauver en vous avertissant du danger auquel vous exposent vos crimes. »

Le baron garde toujours un profond silence ; l’expression de son visage est grave, mais elle n’a rien de sinistre : il demande un peu de temps pour réfléchir au parti qu’il doit prendre, et il se retire en disant que dans un quart d’heure il rapportera sa réponse.

Quelques minutes avant l’expiration du délai convenu, il rentre inopinément dans la salle par une porte secrète, se jette sur le téméraire étranger et le poignarde !…

L’ordre avait été donné d’égorger en même temps jusqu’au dernier homme de l’équipage: le silence un instant troublé par tant de meurtres recommence à régner dans ce repaire. Mais le gouverneur de l’enfant avait tout entendu : il écoute encore… il ne distingue plus que les pas du baron et le ronflement des corsaires roulés dans leur peau de mouton et couchés sur les marches de la tour.

Le baron inquiet et soupçonneux rentre dans la chambre de cet homme, il l’examine longtemps avec une attention scrupuleuse: debout, près du lit, le poignard encore sanglant à la main, il épie les moindres signes qui pourraient trahir la feinte : à la fin il le croit profondément endormi et se décide à le laisser vivre. La perfection dans le crime est aussi rare qu’en toute autre chose », nous dit le prince K***, en interrompant sa narration.

Nous gardions le silence, car nous étions impatients de savoir la fin de l’histoire ; il continue :

« Les soupçons de ce gouverneur étaient éveillés depuis longtemps ; sitôt que les premiers mots du capitaine hollandais arrivèrent à son oreille, il s’était relevé pour être témoin du meurtre dont il vit toutes les circonstances à travers les fentes de la porte, fermée à la clef par le baron. Il eut, l’instant d’après, comme vous venez de le voir, assez de sang-froid pour tromper l’assassin et pour sauver sa vie. Resté seul enfin, il se lève et s’habille malgré la fièvre, il descend par une fenêtre avec des cordes, détache un canot qu’il trouve amarré au pied du rempart, pousse l’esquif en mer, le dirige à lui seul vers le continent, et gagne la terre sans accident : à peine débarqué il va dénoncer le coupable dans la ville la plus voisine.

L’absence du malade est bientôt remarquée au château de Dago ; le baron, aveuglé par le vertige du crime, pense d’abord que le gouverneur de son fils s’est jeté à la mer dans un accès de fièvre chaude ; tout occupé à faire chercher le corps, il ne songe pas à fuir. Cependant la corde attachée à la fenêtre, le canot disparu étaient des preuves irrécusables de l’évasion. Le brigand cédant tardivement à l’évidence, allait songer à sa sûreté, quand il se vit assiégé par des troupes envoyées contre lui. C’était le lendemain du dernier massacre: un moment il voulut se défendre ; mais trahi par son monde, il fut pris et conduit à Saint-Pétersbourg où l’Empereur Paul le condamna aux travaux forcés à perpétuité. Il est mort en Sibérie.

Telle fut la triste fin d’un homme qui par le charme de son esprit, la grâce et l’élégance de ses manières avait fait les beaux jours des sociétés les plus brillantes de l’Europe.

Nos mères pourraient se souvenir de l’avoir trouvé très-aimable.

Ce fait, bien qu’il nous paraisse romanesque, s’est reproduit assez souvent pendant le Moyen Âge ; je ne vous l’aurais pas raconté, s’il ne se fût passé pour ainsi dire de notre temps; voilà ce qui le rend intéressant. En toutes choses, la Russie est en retard de quatre siècles. »

Un petit côté capitaine Nemo, n’est-ce pas ? En tout cas, le baron fou avait de qui tenir.

Waiting for Putin

« Lorsque notre démocratie cosmopolite, portant ses derniers fruits, aura fait de la guerre une chose odieuse à des populations entières, lorsque les nations, soi-disant les plus civilisées de la terre, auront achevé de s’énerver dans leurs débauches politiques, et que de chute en chute elles seront tombées dans le sommeil au dedans et dans le mépris au dehors, toute alliance étant reconnue impossible avec ces sociétés évanouies dans l’égoïsme, les écluses du Nord se lèveront de nouveau sur nous, alors nous subirons une dernière invasion non plus de barbares ignorants, mais de maîtres rusés, éclairés, plus éclairés que nous, car ils auront appris de nos propres excès comment on peut et l’on doit nous gouverner.

Ce n’est pas pour rien que la Providence amoncelle tant de forces inactives à l’orient de l’Europe. Un jour le géant endormi se lèvera, et la force mettra fin au règne de la parole. En vain alors, l’égalité éperdue rappellera la vieille aristocratie au secours de la liberté ; l’arme ressaisie trop tard, portée par des mains trop longtemps inactives, sera devenue impuissante. La société périra pour s’être fiée à des mots vides de sens ou contradictoires ; alors les trompeurs échos de l’opinion, les journaux, voulant à tout prix conserver des lecteurs, pousseront au bouleversement, ne fût-ce qu’afin d’avoir quelque chose à raconter pendant un mois de plus. Ils tueront la société pour vivre de son cadavre. »

Astolphe de Custine, La Russie en 1839, Lettre cinquième

Lisez les lettres de Russie d’Astolphe de Custine. Elles sont disponibles en ligne sur le site du Projet Gutenberg. Elles sont passionnantes et très joliment écrites – son style et sa profondeur de vues font penser à Tocqueville.

(Addendum : je viens de consulter l’article de Wikipédia sur Custine, et que lis-je en introduction ?  » […] ses Lettres de Russie, parfois considérées (avec l’Empire des Tsars et les Russes, de son contemporain Anatole Leroy-Beaulieu) comme le pendant pour la Russie de l’essai De la démocratie en Amérique de Tocqueville ». Je suis génial. Enfin, au moins autant que le contributeur de Wikipédia ayant commis tout ou partie de l’article en question.)

Touchante naïveté

[…] Les journaux bourgeois n’ont guère accordé d’importance à cet autre événement : les révolutionnaires russes ont ouvert les prisons, non seulement pour les condamnes politiques, mais aussi pour les condamnés de droit commun. Or les condamnés de droit commun d’un pénitencier, quand on leur annonça qu’ils étaient libres, ont répondu qu’ils ne se sentaient pas le droit d’accepter la liberté, car ils devaient expier leurs fautes. A Odessa, ils se sont rassemblés dans la cour de la prison, ils ont fait spontanément le serment de devenir honnêtes, et se sont engagés à vivre de leur travail. […]

Antonio Gramsci, « Notes sur la Révolution russe », Il Grido del Popolo, 29 avril 1917

C’est dingue, ce délire collectif, cet aveuglement qu’on peut observer chez les élites à certains moments de l’histoire.  La quasi-totalité des intellectuels européens sur la Révolution russe, puis l’URSS, par exemple. Comment, bordel, mais comment un type intelligent et cultivé comme Gramsci, qui savait à l’occasion  être critique vis-à-vis de son propre camp, a-t-il pu avaler ça ? J’veux dire, croire que des prisonniers se rassemblent dans la cour de leur prison pour faire spontanément le serment de devenir honnêtes ? Même en se plaçant dans le cadre de la défense de l’idéologie socialiste, même en n’étant informé que par des sympathisants de la cause révolutionnaire, quand on entend des conneries pareilles, on se pose des questions.

Enfin on devrait. Je sais, même topo pour Brasillach & co. dans les années trente sur l’Allemagne et l’Italie, mais c’est un blog réac, ici. Je choisis mes cibles.