Ne nous trompons pas de peur

Je suis las des débats sur le genre. Néanmoins, je m’y colle encore une fois. Je suis parti d’un billet rédigé par M. François-Xavier Bellamy, adjoint au maire de Versailles, ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé de philosophie, billet qui m’a un peu agacé – déçu, surtout, j’attendais mieux – et m’a donné le carburant nécessaire pour écrire ce texte entre minuit et deux heures du matin.

Oui, le concept de genre existe. Non, ce n’est pas une théorie. C’est avant tout un objet d’étude, qui, comme tous les objets d’étude, est préalablement construit. Dans ce cas précis, cet objet d’étude est le suivant, dans son sens le plus large : ce que c’est qu’être homme ou femme dans les sociétés humaines, la façon dont est vécue, dans telle ou telle société, la différence et le plus souvent la hiérarchie entre les hommes et les femmes. Ce n’est pas « contestable ». On peut proposer d’autres objets d’étude si on le souhaite. On peut vouloir privilégier d’autres domaines de recherche. Mais non, ce n’est pas « contestable ». Non, il n’est pas question ici d’« hypothèse idéologique ». En littérature, en histoire, en sociologie et dans bien d’autres disciplines, des chercheurs s’intéressent à ce que c’est qu’être homme ou femme, en utilisant différentes approches, avec des présupposés différents. Il n’y a pas à être « pour » ou « contre ». La comparaison avec la lutte des classes n’est donc absolument pas pertinente, de même que le rapprochement entre études de genre et marxisme auquel certains se hasardent.

Non, le concept de genre ne fait pas des différences biologiques des détails insignifiants. La grande prêtresse des études de genre Judith Butler elle-même a écrit un ouvrage intitulé Des corps qui comptent ; elle soutient que le corps signifie toujours au-delà de ce que nous voudrions le voir signifier, elle affirme qu’il y a une réalité corporelle derrière le genre. Quoi de plus faux que d’écrire, comme le fait vigi-gender.fr, que dans « l’idéologie du genre », « notre corps n’a aucune signification » ? Au contraire, les significations du corps humain sont précisément l’un des principaux champs d’application des études de genre. Comment le corps humain est-il vécu, perçu, représenté, quelles normes, quelles contraintes lui sont appliquées en tant que corps d’homme, en tant que corps de femme ? C’est cela, le genre, ou du moins, c’est en grande partie cela.

(Il serait bon, tant que nous y sommes, de ne pas confondre déconstruction et destruction : Derrida et Butler, entre autres, insistent sur ce point à plusieurs reprises. Déconstruire n’est pas détruire. Et quand, en études de genre, on dit de quelque chose que c’est une représentation, un stéréotype, une construction, cela ne veut pas dire que c’est intrinsèquement mauvais : cela veut dire que ça n’est qu’une représentation, un stéréotype, une construction, et pas l’un des cinq piliers de la civilisation occidentale – qui s’effondre, comme nous le savons tous.)

Il y a une différence des sexes, personne ne le nie. Oui, elle existe, mais il faut bien, à un moment donné, qu’elle soit reconnue, qu’elle soit constituée en différence riche de sens, qu’on en ait fait la différence par excellence. Que je sache, on ne traite pas les chevelus différemment des chauves, on ne traite pas les êtres humains dont la peau est noire différemment des êtres humains dont la peau est blanche – pardonnez-moi ce trait d’ironie. Oui, à l’observation, un corps d’homme et un corps de femme présentent un certain nombre de différences. Personne ne le nie. Faut-il construire sur ces différences un ordre social, attribuer tel rôle aux uns, tel rôle aux autres ? Ce n’est pas vraiment la question : ces représentations qui nous environnent nous préexistent, nous ne naissons pas sur une tabula rasa. Mais est-il absolument nécessaire que ces rôles soient imposés par la violence, par le contrôle social, par la loi ? J’en doute. Sommes-nous voués à reproduire l’ordre social et les rôles sociaux que nous avons trouvé à notre naissance ? De toute évidence, non. Ni nos parents, ni nos grands-parents ne les ont reproduits exactement, et nous-mêmes ne les reproduisons pas non plus exactement.

Que tous les membres du gouvernement n’aient pas une parfaite maîtrise des questions de genre, c’est certain. Les déclarations pour le moins floues, sinon contradictoires de plusieurs d’entre eux en attestent. Plusieurs parlent à tort et à travers de « théorie du genre », tantôt pour s’en revendiquer, tantôt s’en démarquer, faisant hurler, à chaque fois, aussi bien les sceptiques que les convaincus du genre. Au moins, cela a l’avantage d’ôter toute crédibilité à l’hypothèse d’un grand complot du genre, dont les initiés présideraient en ce moment aux destinées de l’État.

À défaut de complot, il est tout à fait probable que certains membres du gouvernement aient été, à un moment donné de leur vie, sensibilisés, à la suite de telle ou telle expérience, de telle ou telle rencontre, à l’enjeu que représente le genre. Les études de genre tendent à nous faire prendre conscience d’une chose : les représentations de genre font peser une violence sur de nombreux êtres humains. Sur à peu près tout le monde, en fait : en général, l’homme qui ne veut pas être homme comme la société voudrait qu’il le soit, la femme qui ne veut pas être femme comme la société voudrait qu’elle le soit. En particulier, les homosexuels, les transsexuels, et bien d’autres.

Ceux qui dissertent sur le nihilisme, l’idéalisme, la volonté de toute-puissance qui se cacheraient derrière le genre savent-ils vraiment de quoi ils parlent ? Savent-ils la violence qui pèse sur les personnes qui s’affirment homosexuelles, ou même sur celles qui sont soupçonnées de ne pas être exclusivement hétérosexuelles ? Savent-ils la violence qui pèse sur les personnes qui se travestissent, qui entreprennent un changement d’identité sexuelle, sur celles qui sont soupçonnées de l’être ? Savent-ils, dans d’autres sociétés que la nôtre, mais aussi dans la nôtre à un moindre degré, la violence qui pèse sur une femme, sur un homme qui ne voudrait pas se marier ? Sur une femme qui ne voudrait pas engendrer ? Nous parlons de vies humaines, nous ne parlons pas d’apprentis sorciers pressés de mettre en application leurs dernières lubies.

La préoccupation la plus vive que je discerne en arrière-plan des études de genre, et en particulier des travaux de Judith Butler que je connais moins mal que d’autres, c’est celle de rendre vivables des vies qui ne le sont pas, ou si peu, ou si difficilement, de rendre plus digne les vies qui sont jugées indignes. Oui, c’est une préoccupation politique, ou du moins qui doit se traduire en termes politiques. J’ai beau chercher, je ne vois vraiment pas ce que cela a d’inquiétant. Cet agenda peut se traduire de diverses formes.

1. Dans l’enseignement scolaire, consacrer quelques heures parmi des milliers à mettre en évidence la diversité des choix que peut faire un homme ou une femme. Nous vivons en société, il n’est ni extravagant ni totalitaire d’expliquer à des enfants qu’il y a autour d’eux des personnes qui ne vivent pas comme leurs parents et qui n’en sont pas moins respectables. Il n’est ni extravagant ni totalitaire d’expliquer à des enfants que leurs opportunités sont plus larges qu’ils ne le croient, s’ils osent s’en saisir, et si bien entendu la société se donne les moyens de les leur rendre accessibles – ou tout au moins de les leur laisser accessibles. Les enfants n’appartiennent ni à leurs parents, ni à l’État, ni à qui que ce soit. Ce n’est pas en leur disant, au lycée, que la façon dont ils se vivent homme ou femme est en grande partie la conséquence de représentations sociales sur lesquelles ils peuvent influer que nous allons les désaxer. Nous n’allons pas les perturber en leur disant, dès le plus jeune âge, que les femmes peuvent être astronautes, les hommes fleuristes, que si Clotaire s’est moqué d’Agnan parce qu’il avait mis du vernis à ongles, hé ben Clotaire est rien qu’un gros débile et Agnan fait ce qu’il veut s’il trouve ça joli, même si rien n’empêche la maîtresse de dire discrètement à Agnan qu’il y a beaucoup de gros débiles comme Clotaire et que donc en l’état actuel de la société il vaut peut-être mieux qu’il évite de mettre du vernis à ongles, du moins quand il vient à l’école.

2. Créer un cadre légal pour les relations stables entre deux personnes de même sexe, comme il en existe un pour celles entre deux personnes de sexe différent. Je ne crois pas que qui que ce soit entende contester la fécondité de la différence sexuelle. Mais en quoi cette fécondité exclut-elle que des personnes de même sexe soient, à leur manière, fécondes ? Qu’on remette en cause la procréation médicalement assistée ou la gestation pour autrui, ma foi, pourquoi pas. Je suis le premier à trouver pour le moins préoccupant qu’on entasse les embryons congelés et à juger extrêmement problématique la gestation pour autrui, qu’elle soit altruiste ou rémunérée. Mais pourquoi avoir fait croire, pourquoi continuer de faire croire que ces deux questions sont liées à celle du mariage pour tous, quand la procréation médicalement assistée, y compris hétérozygote, est pratiquée depuis trente ans, quand la gestation pour autrui concerne principalement des couples hétérosexuels, quand la Louisiane vote, en juin dernier, la restriction de la gestation pour autrui aux seuls couples hétérosexuels ? C’est de l’escroquerie pure et simple.

3. Revaloriser les aides dont bénéficient les femmes élevant seules leurs enfants (qui constituent l’écrasante majorité des parents célibataires) et victimes d’abandon de famille. C’est un gouvernement socialiste qui vient de faire adopter cette mesure – que j’ai – mais il y a très longtemps peut-être, ou bien il était tard, ou bien j’avais bu – entendu prôner des centaines de fois par des catholiques se situant à droite de l’échiquier politique, au cours de discussion sur l’avortement.

4. Rééquilibrer le congé parental entre les deux conjoints. Exalter le père qui gagne de quoi faire vivre sa famille et la femme qui prend un congé parental de trois ans comme le fait M. Bellamy dans son billet, pourquoi pas ; simplement, il se trouve que tout le monde ne souhaite pas procéder ainsi. Il y a aujourd’hui des femmes dont les revenus sont supérieurs à ceux de leurs conjoints. Il y a aujourd’hui des hommes qui souhaitent pouvoir s’arrêter de travailler pour s’occuper de leurs enfants. Non, un père et une mère ne jouent pas exactement le même rôle. D’une part c’est la mère qui accouche, et qui peut allaiter si elle le souhaite. D’autre part, dans la plupart des couples, l’un et l’autre jouent un rôle différent vis-à-vis de l’enfant, avec des variations infinies d’une famille à l’autre. Et donc ? Comment passe-t-on de cette affirmation à la conclusion abrupte selon laquelle l’État doit encourager l’un à rester à la maison et l’autre à travailler ? Je croyais qu’une des solutions à la crise de la famille était que les pères consacrent plus de temps à l’éducation des enfants et aux soins du ménage ? J’ai dû rêver.

Je suis loin d’être un enthousiaste du gouvernement actuel, dont beaucoup d’orientations – loin du genre – m’inquiètent. Mais non, j’ai beau faire, rien de tout cela ne m’effraie. La façon dont ces mesures sont présentées est souvent insupportable, je le reconnais sans peine. On nous vend à grand renfort de tambour des ruptures civilisationnelles ; on ferait mieux de faire adopter discrètement de simples mesures de justice. M. Peillon se prend pour le petit père Combes ; Mme Taubira nous gratifie de ses tirades césairo-hugoliennes. C’est un peu fatigant, je l’admets. Il y a dans une part non négligeable de la classe politique française un exaspérant laïcisme bas-du-front : me risquerai-je à rappeler que la laïcité consiste à traiter la religion comme les autres domaines de l’activité humaine, ni plus, ni moins, et non à exclure la religion de l’espace public ? Je m’y risque. Dans ce contexte, je comprends que beaucoup de catholiques se sentent méprisés ou exclus.

Aux uns, donc : qu’on mette sur le dos de lois récentes des évolutions sociales profondes et anciennes, c’est regrettable, mais enfin, ainsi va la vie politique en démocratie. Qu’on confonde les causes des problèmes et leurs remèdes, c’est plus grave. Ceux qui proposent de renforcer les rôles traditionnels – encore faudrait-il se mettre d’accord sur la tradition de référence – de l’homme et de la femme pour remédier à la « crise de la famille » me font penser à ceux qui proposent de revenir à la théologie et à la liturgie en vogue avant le concile Vatican II pour remédier à la « crise de l’Église ». (Autant dire qu’ils me font bien rigoler.) Non que ce qui existait avant soit intrinsèquement pervers : simplement, mettons le vin nouveau dans des outres neuves. Et n’ayons pas peur. Ou du moins, ne nous trompons pas de peur.

Aux autres : si nous nous plaçons sur le terrain de la vie « vivable », comme j’ai essayé de le faire ici, les catholiques ont, non pas des leçons, mais des exemples à donner, que ce soit dans l’accueil des personnes lourdement handicapées, les soins palliatifs, l’attention apportée aux migrants, la meilleure façon de contribuer au développement des pays les plus pauvres, et mille autres sujets. Il ne serait peut-être pas tout à fait idiot de prêter attention à ce qu’ils ont à dire. Ce n’est pas parce qu’une partie de l’Église se révèle bouchée à l’émeri lorsqu’on aborde deux ou trois questions de société qu’il faut nous enfermer dans votre petite boîte étiquetée « fascisto-intégristes ». Merci d’avance.

Devinette du soir

Saurez-vous deviner qui a écrit le texte qui suit ? Attention, ne pas tricher, Google Books a la réponse.

« L’image d’un État centralisé, que l’Église catholique offrit jusqu’au Concile, ne découle pas tout simplement de la charge de Pierre, mais bien de l’amalgame qu’on en fit avec la tâche patriarcale qui fut dévolue à l’évêque de Rome pour toute la chrétienté latine, et qui ne fit que croître tout au long de l’histoire. Le droit ecclésial unitaire, la liturgie unitaire, l’attribution unitaire, faite par le centre de Rome, des sièges épiscopaux – tout cela sont des choses qui ne font pas nécessairement partie de la primauté en tant que telle ; elles résultent de la concentration de deux fonctions. Par suite, la tâche à envisager serait de distinguer à nouveau, plus nettement, entre la fonction proprement dite du successeur de Pierre et la fonction patriarcale ; en cas de besoin, de créer de nouveaux patriarcats détachés de l’Église latine.

Accepter de s’unir au Pape ne signifierait plus qu’on s’incorpore à une administration centralisée, mais seulement qu’on s’insère dans l’unité de la foi et de la communion ; on reconnaîtrait alors au Pape le pouvoir d’interpréter de manière obligatoire la révélation apportée par le Christ et, par suite, on devrait se soumettre à cette interprétation lorsqu’elle est faite sous une forme définitive. Cela veut dire que l’unification avec la chrétienté orientale ne changerait rien, même dans la vie ecclésiale concrète de celle-ci. L’unité avec Rome pourrait, dans la manière concrète dont s’édifierait et se réaliserait la vie des communautés, être exactement aussi « invisible » que dans l’Église antique.

En fait de changements concrets, cela se réaliserait par exemple en ce que, au moment où les sièges épiscopaux seraient pourvus, il y aurait une « ratification » analogue à l’échange des lettres de communion dans l’ancienne Église ; en ce qu’on se réunirait de nouveau en synodes et en conciles communs ; en ce que l’échange des lettres pascales ou d’autres (« encyclique ») déborderait de nouveau la frontière entre l’Orient et l’Occident ; enfin, en ce que l’évêque de Rome serait de nouveau nommé au canon de la messe et dans les prières d’intercession. Car l’intercession, le souvenir rappelé, c’est la forme et la manière dont se réalise, jusque dans chaque liturgie locale, l’unité de la chrétienté – ou sa déchirure. »

L’Église et la sexualité : pourquoi, comment ?

À l’occasion de la récente vague de révélations au sujet d’actes pédophiles commis par certains prêtres catholiques, une fois de plus, les médias ont mis en cause la vision chrétienne, et plus particulièrement catholique de la sexualité. Pour résumer, l’Église catholique verrait dans la sexualité quelque chose de dangereux, qu’il faudrait étroitement encadrer. Elle exigerait beaucoup trop de ses fidèles et de son clergé, en régissant strictement leur sexualité, voire en excluant qu’ils en aient une. Même l’union des corps de deux adultes mariés et consentants fait l’objet d’un certain nombre d’interdits, et ne serait envisagée qu’avec réserve et méfiance. Je n’aime pas beaucoup parler de ce sujet-là, pour deux principales raisons : 1) le discours sur la sexualité ne trouve son sens le plus profond que dans le cadre d’une communication entre les deux êtres qui comptent passer ou passent déjà de la théorie à la pratique : en dehors de ce cadre, on peut discourir autant qu’on veut, le jour où on se retrouve au pieu avec bobonne, ce sera probablement autre chose ; 2) il est extrêmement pénible pour un catholique d’être constamment sollicité sur ce sujet ; on a trop souvent l’impression d’être sommé de se justifier, ce qui est désagréable. Néanmoins, comme en quelques occasions on m’a suggéré de mettre par écrit deux-trois réflexions à ce sujet, voilà une réponse en trois temps (on ne se refait pas) au discours un peu sommaire qu’on entend généralement à propos de la sexualité telle que la conçoit l’Église catholique. Je ne cherche pas ici à justifier quoi que ce soit, j’essaie de donner rapidement quelques outils nécessaires à la compréhension des positions catholiques sur les questions sexuelles, de montrer que ces positions ont évolué et sont susceptibles d’évoluer.

La première est un cri du cœur : non, ça n’est pas ça du tout, vous n’y êtes pas. Jeune catholique, j’ai entendu des centaines de conférences, sermons, propos publics ou privés de prêtres et de personnes autorisées, portant sur la sexualité. Je dirais même que j’en ai entendu un petit peu trop – on ne peut pas le nier, si l’Église ne parle pas que de sexualité, de fait, aujourd’hui, elle parle beaucoup de sexualité – somme toute c’est assez logique, dans la mesure où l’on aborde ce sujet dans l’espace public beaucoup plus fréquemment qu’autrefois). Des traditionalistes bouchés à l’émeri aux progressistes frénétiques (en toute charité), dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, je crois avoir entendu des choses sensées, justes, équilibrées. Jean Paul II a beaucoup fait pour réhabiliter le corps et la sexualité, pour en donner une vision belle et profonde. Sans nécessairement aller jusqu’à parler de « liturgie de l’orgasme », comme l’a récemment fait un essayiste catholique, il est admis, dit et répété aujourd’hui dans l’Église catholique que la sexualité peut être quelque chose de beau, de bon, si elle est vécue dans l’authenticité, la sincérité, la fidélité, la vérité, etc. Pour mémoire, voilà ce que dit le Catéchisme de l’Église catholique : « La chasteté signifie l’intégration réussie de la sexualité dans la personne et par là l’unité intérieure de l’homme dans son être corporel et spirituel. La sexualité, en laquelle s’exprime l’appartenance de l’homme au monde corporel et biologique, devient personnelle et vraiment humaine lorsqu’elle est intégrée dans la relation de personne à personne, dans le don mutuel entier et temporellement illimité, de l’homme et de la femme. » Je ne crois pas me tromper en écrivant que 99 % des gens souhaiteraient, au fond du fond, que leur sexualité s’approche autant que possible de cette définition.

Dans un second temps, il faut bien reconnaître que l’Église catholique a longtemps eu, et a toujours dans une certaine mesure, un problème avec la sexualité. Il y a à cela de multiples bonnes raisons, j’en donne quelques unes en vrac : 1) les premiers chrétiens vivaient dans l’attente du retour imminent du Christ, il n’était donc pas vraiment urgent de développer une vision belle et profonde de la sexualité ; 2) de nombreux Pères de l’Église se convertissent ou découvrent l’ascèse après une vie nettement plus relâchée, ce qui les conduit souvent à envoyer la sexualité au diable avec le reste (à commencer par saint Augustin, qui écrit tout de même qu’on ne doit faire usage de l’acte charnel que pour avoir des enfants…) ; 3) plus généralement la sexualité est souvent perçue comme quelque chose d’effrayant, parce que dans son exercice, l’homme serait momentanément livré tout entier à l’empire du corps – ce qui n’est pas tout à faux, bien entendu ; 4) parce que ça n’est pas non plus tout à fait faux, par commodité, et parce que ça fait joli, le clergé tend à opposer abruptement plutôt qu’à distinguer de façon constructive amour charnel et amour spirituel ; « ceux qui aiment d’un amour charnel rougissent de l’avouer, parce qu’ils se couvrent eux-mêmes de honte et nuisent à ceux qui les entendent; mais ceux qui sont enflammés de l’amour spirituel ne le doivent point taire un moment », écrit par exemple saint Jean Chrysostome.

L’Église a, en conséquence, été amenée à écrire beaucoup de choses étranges au sujet de la sexualité, heureusement sans ériger son enseignement à ce sujet en dogme immuable. Il serait facile de faire ici un recueil de perles piochées ça et là, d’encyclique en manuel des confesseurs, de sermon en précis de théologie morale. Je ne compte pas m’y atteler – et je me permets de faire remarquer que les écrits d’une foule de philosophes, moralistes, biologistes et autres, tout ce qu’il y a de moins catholiques, prêtent tout autant à rire que les élucubrations de nos papes et docteurs. Voici tout de même quelques grandes lignes. 1) Tendance à restreindre l’usage de la sexualité à l’une des finalités que lui donne l’Église : la procréation. 2) D’où une tendance à juger moralement les actes sexuels un par un, en-dehors de tout contexte, sans appréhension globale de la sexualité dans le cadre de la vie du couple. 3) D’où une tendance à interdire les pratiques sexuelles non explicitement liées à la procréation. 4) Et plus largement, tendance à appréhender la sexualité sous l’angle d’un interdit global, avec des exceptions. Là encore, ça n’est pas exhaustif. (Tout de même, ceusses qui me lisent et qui comprennent trois mots de latin – oui, parce que les passages concernant la sexualité sont toujours en latin dans ce genre de bouquin, pour éviter de donner des idées au bas peuple – il faut aller lire les manuels de confesseurs des XVIIIe-XIXe siècles.)

Dans un troisième temps, tâchons de synthétiser. Que dire ? Prenons, au hasard (bon, pas tout à fait) l’encyclique Humanae Vitae. Je n’ai jamais rencontré un clerc ou un laïc autorisé qui soit capable de m’expliquer de manière satisfaisante pourquoi, nondidjou, il est permis de recourir aux périodes infécondes pour espacer les naissances, tandis qu’il est interdit de recourir aux moyens « artificiels » pour le même but. L’encyclique voit dans leur usage « une voie large et facile […] à l’infidélité conjugale et à l’abaissement général de la moralité ». Ou comment confondre allègrement causes, moyens et conséquences (ou pour dire les choses moins élégamment mais plus simplement : l’infidélité, l’immoralité, ça commence rarement par une capote). Les moyens artificiels seraient « une arme dangereuse […] aux mains d’autorités publiques peu soucieuses des exigences morales ». Bon, c’est bien gentil, mais si les autorités publiques sont peu soucieuses des exigences morales, et sont décidées, par exemple, à entreprendre une politique de stérilisation massive, il est peu probable qu’elles se soucient de l’avis de l’Église catholique. Le dernier argument est le plus curieux : il existerait « des limites infranchissables au pouvoir de l’homme sur son corps et sur ses fonctions ; limites que nul homme, qu’il soit simple particulier ou revêtu d’autorité, n’a le droit d’enfreindre. » Sans doute. Mais en l’occurrence, le couple veut simplement espacer les naissances dans le cadre d’une paternité généreuse et responsable : la fin visée est donc bonne. Le moyen n’est pas mauvais en lui-même : nous prenons tous des médicaments qui modifient le fonctionnement de notre corps tout autant, sinon plus que ne le fait une pilule contraceptive. Où est donc le problème ?

Qu’on pointe du doigt les risques que présente l’usage des moyens artificiels de contrôle des naissances, c’est bien entendu : tout le monde comprend qu’en usant de tels procédés, à long terme, on pourrait en venir à dissocier les deux finalités du mariage, ou même à ne plus voir en l’autre qu’un instrument au service de son propre plaisir, etc. ; tout le monde comprend que ces petites inventions facilitent l’épanouissement de la sexualité hors mariage. Je ferai néanmoins respectueusement remarquer au pape, d’une part, que les couples n’ont pas attendu l’invention de la pilule et du préservatif pour connaître ce genre de problèmes (et à ce jour, je ne suis pas certain qu’on ait pu prouver une quelconque corrélation entre les uns et les autres). D’autre part, que la sexualité hors mariage a toujours existé, pilule ou pas pilule, et que si elle connaît un relatif essor de nos jours, il est généralement admis que c’est pour des raisons plus sociologiques (passage à une société ouverte, urbanisation, déclin du contrôle social…) que techniques. Bref, oui, reconnaissons-le, il y a des causes implicites à cette encyclique. Pas la « haine du sexe », la « haine du plaisir », encore moins la « haine de la vie » (©Onfray & Nietzsche, 1870-2010, une affaire qui roule). Pas de « méconnaissance de la sexualité » (une confession vous prouvera que les prêtres sont en général de bon conseil en la matière). Mais des habitudes de pensée (en théologie morale notamment), un manque de confiance dans la liberté humaine, une immixtion parfois excessive dans les problèmes de conscience des fidèles concernés (en la matière, et étant bien entendu qu’on se situe, par définition en quelque sorte, au sein d’un couple marié composé d’un homme et d’une femme ayant à cœur de poursuivre les fins propres à leur union, il me semble que l’Église devrait se contenter de formuler des avis prudents et respectueux).

Je reviens sur l’habitude, prise au cours des siècles, de juger les actes sexuels individuellement, qui me semble particulièrement nuisible à la pertinence du jugement que porte l’Église dans ce domaine. Sur ce sujet je laisse le théologien allemand Karl Rahner poser d’excellentes questions : « Chaque acte conjugal concret, pris en lui-même et indépendamment de la vie conjugale, doit-il, et pour quelles raisons, être soumis à un jugement moral non équivoque ? Pourquoi la double signification de l’acte conjugal, comme témoignage d’amour et comme acte ouvert à la procréation, devrait-elle se retrouver à la fois dans chaque acte ? » (c’est dans À propos de Humanae Vitae, éditions de l’Épi, 1969 – le premier que la date fait sourire a un gage). Que chacun se penche sur son expérience personnelle de la chose et se demande s’il est possible de juger moralement chaque acte conjugal (ou présumé tel, bref), et si une approche plus globale n’aurait pas plus de sens. Il y a là une piste à creuser – elle a d’ailleurs déjà été bien entamée depuis 1969. Enfin, soyez patients. L’Église est une vieille dame. N’attendez pas de progrès, ça n’est pas le genre de la maison, mais des développements, des approfondissements, il y en aura sans doute. La théologie du corps de Jean Paul II date d’un quart de siècle à peine. Après tout, Humanae Vitae n’est qu’une « expression doctrinale réformable », comme l’écrivait ce cher vieux Rahner. J’espère que les quelques points de désaccord que vous pouvez avoir avec l’Église ne vous empêcheront pas d’apprécier les richesses qu’elle a à offrir, dans ce domaine, et dans beaucoup d’autres.

[NB 1 = Ce texte est rédigé sur un ton plutôt léger. C’est volontaire. Faites avec. Plus grave, ce texte donne par moments l’impression que l’auteur, du haut de ses vingt ans et quelques, juge sans complexe vingt siècles de tradition, des papes et des saints qui valent cent fois mieux que lui. Cette impression n’est pas fondée ; l’auteur lit une demi-encyclique et vingt pages de Sources chrétiennes tous les matins en prenant son café au lait, pour son édification personnelle, et a toujours respectueusement contemplé l’admirable travail de développement et de réinterprétation que l’Église a toujours su faire en matière de dogme et de morale. C’est précisément parce qu’il fait confiance à l’Église pour continuer ce travail qu’il se permet de suggérer quelques pistes.]

[NB 2 = Quant à Humanae Vitae, désolé pour tous ceux qui s’entêtent à justifier l’injustifiable (quand je dis injustifiable, je parle de l’interdiction stricte de l’usage de tout moyen de contraception « artificiel », il y a évidemment beaucoup de profit à retirer du reste de ce document). Je ne dis pas que Paul VI n’était pas inspiré par l’Esprit-Saint lorsqu’il a signé l’encyclique. Je dis qu’inspiré par l’Esprit Saint, il a commis une erreur d’appréciation – ou même qu’il a simplement péché par excès de prudence, face à une invention récente (l’interdiction vise principalement la pilule). À notre petite échelle, ça nous arrive tous les jours, charisme ou pas charisme. Comme l’écrivaient les évêques allemands dans une lettre pastorale de septembre 1967 : « Si nous comprenons notre foi dans l’esprit de l’Église et si nous nous efforçons constamment de l’approfondir, nous n’avons pas à renier une vérité à cause de notre foi catholique, ni à renier notre foi catholique à cause d’une vérité. »]

[NB 3 = Tableaux : L’Enfer de Jérôme Bosch, La Tentation de saint Antoine de Grünewald, David et Bethsabée de Cranach]

Modeste contribution au débat sur le célibat des prêtres

Les propos liant la pédophilie de certains prêtres à l’obligation qui leur est faite d’être célibataire n’ont guère d’intérêt, et beaucoup sur Internet y ont déjà répondu. La sexualité peut bien entendu être tout aussi pervertie chez un homme marié que chez un célibataire, il n’y a pas à y revenir. Voyez en particulier cet article de Koztoujours.

Je crois néanmoins qu’il peut et qu’il doit y avoir un débat sur le célibat des prêtres dans l’Eglise catholique. Il est impossible de prendre pour argent comptant le discours que tient l’institution sur la grandeur du célibat sacerdotal, le prêtre conformé au Christ, dévoué tout à tous, etc. Qu’il soit admirable de renoncer à l’amour humain pour l’amour de Dieu et le service de ses frères, cela, tout le monde en convient. Qu’aujourd’hui, du point de vue de la spiritualité et de la pastorale, l’obligation du célibat soit intimement liée à la figure du prêtre tel qu’on l’envisage dans l’Eglise catholique, personne ne le conteste.

Les choses sont pourtant un peu plus compliquées qu’il n’y paraît. Je ne m’étends pas sur les motifs d’ordre terrestre qui ont pu contribuer à rendre souhaitable le célibat des prêtres (volonté de préserver le patrimoine de l’Eglise en évitant les héritages, plus grande disponibilité du célibataire, etc.). Ils existent, mais n’ont jamais été déterminants.

Les Pères de l’Église, et l’Église à leur suite, ont longtemps considéré que, « toutes choses égales d’ailleurs, il est indubitable qu’on doit préférer l’homme continent à celui qui est marié » (Augustin, La Cité de Dieu, ch. 36). Aujourd’hui, il me semble que nous avons approfondi notre compréhension de la chasteté, et qu’en conséquence, quoi qu’en dise saint Paul, nous pouvons considérer qu’il existe une chasteté de l’homme marié et une chasteté de l’homme célibataire (ce que les Pères de l’Église savaient déjà), et que l’une ne l’emporte pas sur l’autre (là, les Pères de l’Église ne sont plus d’accord, et je n’ignore pas qu’en écrivant cela je tombe sous le coup d’un anathème de la XXIVe session du concile de Trente, mais à vrai dire, ça ne m’inquiète pas trop…).

L’obligation du célibat a été imposée par l’institution ecclésiale de manière progressive. On a commencé par demander  (dès le IVe siècle) aux prêtres de s’abstenir de leurs épouses, ce qui peut tout à fait se comprendre, si l’on se réfère à l’obligation faite aux prêtres de l’Ancien Testament de s’abstenir de leurs épouses pendant le temps où ils servaient au Temple. L’interdiction formelle et explicite faite aux membres du clergé de prendre femme ou d’avoir une concubine remonte au concile de Nicée (début du IVe siècle). (Les prêtres ordonnés après leur mariage restaient mariés, comme ils le sont toujours dans les Églises d’Orient). Après le concile In Trullo (fin VIIe siècle), les Églises d’Orient autorisent à nouveau les prêtres à vivre maritalement avec leurs femmes, ce que l’Église d’Occident accepte tout à fait par la suite (quitte à stigmatiser la figure du pope libidineux dans les moments de tension, c’est de bonne guerre).

Sous l’influence du célibat monastique (entre autres), et dans un contexte de réforme, aux XIe-XIIe siècles on en arrive à une incompatibilité totale (dans les textes du moins…) entre l’état d’homme marié et l’état de prêtre, rappelée par le concile du Latran. En pratique, le respect de cette obligation semble avoir été exigé avec une relative rigueur jusqu’au début du XIVe, un certain relâchement suit, et c’est avec la mise en application de la réforme tridentine (mi-XVIe siècle), c’est-à-dire au XVIIe siècle, que les évêques veillent à ce que le célibat sacerdotal soit strictement respecté.

En France, à la fin du XVIIe siècle, les rapports rédigés par les évêques dans le cadre de leurs « tournées d’inspection »  mettent en évidence une proportion de prêtres, vivant maritalement, ou notoirement fornicateurs, variant entre 10 et 50 % selon les diocèses. Quand les prêtres du diocèse de Cahors voient à arriver un nouvel évêque décidé à appliquer la réforme tridentine dans toute sa rigueur, ils forment un syndicat et écrivent cette magnifique phrase : « La faute en vient de ce qu’il a voulu soumettre le droit ecclésiastique et la liberté du sacerdoce à la vie et aux maximes du cloître et de la réforme » (le célibat n’est pas la seule exigence visée, bien entendu).

Bref, tout ceci pour relativiser : le célibat sacerdotal n’a été une norme à peu près acceptée par tout le monde (du moins en théorie…) que pendant trois siècles (1650-1950). Il n’y a aucune raison de penser que l’évolution qu’a connu l’Église catholique soit irréversible. Les diacres mariés trouvent aujourd’hui leur place, au moins dans les pays occidentaux. Ce n’est pas être hérétique ou progressiste forcené que d’envisager sereinement qu’un jour, le ministère sacerdotal puisse être exercé d’une façon différente de celle en usage actuellement.

Il est légitime de se poser certaines questions : en France, les jeunes prêtres récemment ordonnés ou qui le seront bientôt viennent d’un milieu très favorisé, très « typé », et ont en général un niveau de formation très élevé. J’en connais plusieurs. Ce sont des jeunes gens admirables, sans doute plus équilibrés et bien dans leur peau que le pékin moyen. Mais faut-il que ce soit la norme ? Est-il nécessaire d’être théologien pour célébrer la messe ? Pourquoi ne pourrait-on pas envisager une autre figure du prêtre ? Pourquoi ne pas répartir autrement les tâches qui sont aujourd’hui celles du prêtre ? Etc.

Le tout est de ne pas se bercer d’illusions, de ne pas croire qu’on va régler tous les problèmes en abolissant l’obligation du célibat. Les deux principaux arguments avancés pour justifier qu’on revienne sur cette obligation sont aberrants : 1) pédophilie, je n’y reviens pas, c’est stupide ; 2) crise des vocations. Là, les enfants, je m’excuse, mais si je ne signe pas pour donner ma vie à Dieu et aux autres, avec un niveau de vie misérable (si, si, misérable, en-dehors des grandes paroisses urbaines) et un emploi du temps de dingue, il ne suffit pas de me rajouter l’option « bobonne au presbytère » pour me faire signer.

Avec un peu de créativité (qui n’est pas une vertu cardinale) bridée par la prudence (qui en est une), du bon sens, le secours de l’Esprit-Saint, la lecture de l’Évangile et de quelques bouquins d’histoire du christianisme, je suis sûr que l’Église trouvera, oh, pas des solutions (pas vraiment chrétien, les « solutions »), mais des pistes. Tiens, je ne suis pas l’Église, mais quelques pistes, là comme ça, au fil de la plume : 1) des ministères temporaires  ; 2) les ordres mineurs (lectorat notamment) remis en valeur et conférés à des laïcs ; 3) ces couples de missionnaires protestants partis à l’autre bout du monde pour évangéliser les Papous, ça vous dit quelque chose ? moi ça m’interpelle au niveau de mon vécu, comme on disait dans les années 70 (et je ne parle pas de missions Fidesco, fort louables par ailleurs…) ;  4) les viri probati (ordination d’hommes mariés d’âge mûr) ; etc.