Lire et relire Ortega y Gasset

L’État contemporain est le produit le plus visible et le plus notable de la civilisation. Il est très intéressant et révélateur de remarquer l’attitude qu’adopte devant lui l’homme de la masse (hombre-masa). Il le voit, il l’admire, il sait que l’État est là, qu’il garantit sa survie ; mais il n’est pas conscient de ce que l’État est une création humaine, inventée par certains hommes, et soutenue par certaines vertus, certaines hypothèses qui ont eu cours autrefois parmi les hommes et qui pourraient s’évanouir demain. D’autre part, l’homme de la masse voit dans l’État un pouvoir anonyme, et comme il se sent anonyme à lui-même – vulgaire, si l’on préfère – il croit que l’État est à lui. Imaginez que survienne dans la vie publique d’un pays une difficulté quelconque, un conflit, un problème : l’homme de la masse tendra à exiger que l’État le prenne à son compte immédiatement, qu’il se charge directement de le résoudre, avec ses gigantesques et incontestables moyens.

 C’est le principal danger qui menace aujourd’hui la civilisation : l’étatisation de la vie, l’interventionnisme de l’État, l’absorption de toute spontanéité sociale par l’État ; c’est-à-dire l’annulation de la spontanéité historique, qui, en définitive, soutient, alimente, pousse en avant le destin des hommes. Lorsque la masse connaît quelque infortune, ou simplement quelque ardent désir, cette possibilité permanente et assurée d’obtenir tout – sans effort, sans lutte, sans risque ni doute, il n’y a qu’à presser le ressort de la machine – est une grande tentation. La masse se dit : « L’État, c’est moi », ce qui est une parfaite erreur. L’État et la masse sont identiques seulement dans le sens où l’on peut dire de deux hommes qu’ils sont identiques parce qu’ils portent le même prénom. L’État contemporain et la masse ne coïncident qu’en ce qu’ils sont tous deux anonymes. Mais le fait est que l’homme de la masse croit effectivement être l’État, et il tendra de plus en plus à la faire fonctionner sous n’importe quel prétexte, à écraser toute minorité créatrice qui le perturberait – et qui le perturberait dans n’importe quel domaine : la politique, les idées, comme l’industrie.

 Le résultat de cette tendance sera fatal. La spontanéité sociale sera violemment réprimée, en l’une ou l’autre occasion, par l’intervention de l’État ; aucun nouveau ciment ne pourra fonctionner. La société devra vivre pour l’État ; l’homme devra vivre pour la machine gouvernementale. Et comme au final il n’est rien d’autre qu’une machine, dont l’existence et la conservation dépendent de la vitalité de son environnement, l’État, après s’être nourri aux mamelles de la société, restera étique, squelettique, mort comme une machine meurt de la rouille, d’une mort plus cadavérique encore que celle de l’organisme vivant.

José Ortega y Gasset, La révolte des masses, ch. XIII (tr. B & F)

La société de défiance

Mes préoccupations actuelles m’amènent à dévorer des centaines de pages d’essais et de rapports divers consacrés à la conjoncture économique et aux politiques publiques, pas toujours passionnants, c’est le moins qu’on puisse dire. Il y a néanmoins des exceptions ; entre autres, l’essai intitulé La société de défiance – Comment le modèle social français s’autodétruit de Yann Algan et Pierre Cahuc. Texte qui fait souffler, disons, comme un vent de fraîcheur, quand la plupart de vos enseignants (pourtant pas les derniers venus) passent leur temps à répéter que le libéralisme ravageur et la perte du sens de l’État sont actuellement la principale menace qui pèse sur notre beau pays. Libéralisme ravageur et perte du sens de l’État avec 55 % du PIB de dépense publique, l’exécutif le plus dirigiste d’Europe (à vue de nez) la réglementation du travail la plus tatillonne, un déficit budgétaire insoutenable à moyen terme, et la couverture sociale la plus coûteuse au monde ou presque ? Une France entre l’Ouganda et la Roumanie au classement  de la fondation Heritage sur l’opportunité d’entreprendre ? Aidez-moi, je VEUX comprendre. Sans parler de la semaine de RER en grève que je viens de vivre – à partir de mercredi, presque plus rien dans les médias, mais je vous rassure, sur le terrain ça continuait ?). Pour le texte complet, c’est , pour un extrait de l’introduction, c’est tout de suite :

Dans la seconde partie, nous soutenons que le déficit de confiance des Français est intimement lié au fonctionnement de leur État et de leur modèle social. Après la Seconde Guerre mondiale, le modèle social français s’est construit sur des bases corporatiste et étatiste. Le corporatisme, qui consiste à octroyer des droits sociaux associés au statut et à la profession de chacun, segmente la société et opacifie les relations sociales, ce qui favorise la recherche de rentes, entretient la suspicion mutuelle et mine les mécanismes de solidarité. L’étatisme, qui consiste à réglementer l’ensemble des domaines de la société civile dans leurs moindres détails, vide le dialogue social de son contenu, entrave la concurrence et favorise la corruption. Le mélange de corporatisme et d’étatisme est au coeur de la défiance actuelle et des dysfonctionnements du modèle social. La faiblesse du dialogue social et le manque de confiance envers le marché rendent nécessaire l’intervention de l’État. Mais selon une logique dirigiste et corporatiste bien établie, l’intervention de ce dernier consiste généralement à accorder des avantages particuliers aux groupes qui en font la demande, souvent au détriment du dialogue social, du respect des règles de la concurrence et de la transparence des mécanismes de solidarité. Ce type d’intervention ne peut qu’entretenir la défiance mutuelle et favoriser, en retour, l’expansion du corporatisme et de l’étatisme.

Le Mal agressant et prenant possession de la société

Nous avons été un certain nombre à vivre la croissance du pouvoir de l’État comme étant vraiment démoniaque. C’était le phénomène du Mal agressant et prenant possession de la société. Il est évident que ce jugement a été directement inspiré par l’expérience fasciste et nazie et par la transformation de l’Etat bolchevique fédéral – l’État des soviets – en un État bureaucratique et centralisé. Alors nous avons vraiment eu l’impression que l’État était ce qu’en disait Nietzsche : « le plus froid de tous les monstres froids ». […]

Dans l’État moderne, les fameux centres de décision sont tellement évanescents que l’on est totalement désarmé face à eux. C’est pour cela que j’ai toujours souhaité une lutte contre l’État administratif d’une part, et la restitution d’un certain pouvoir à la base, d’autre part. […]

Mes amis anarchistes croient qu’une société libertaire est possible alors que, pour moi elle ne l’est sûrement pas. Mais, dans l’état actuel des choses, c’est le seul vecteur de combat contre l’autorité qui se répand dans tous les secteurs de la société. Autrement dit, la volonté de ramener une certaine capacité de décision au niveau des groupes les plus multiples, diversifiés, en évitant les institutionnalisations et les rigidités, me paraît, je ne dis pas la vérité politique dans l’éternité, mais l’œuvre actuelle qu’il s’agit d’effectuer. […]

On peut chercher où l’on veut il n’y a pas l’ombre d’une pensée ni d’une doctrine à droite. Cela peut paraître méchant pour les nouveaux philosophes ; mais depuis Maurras il n’y a personne, aucun renouvellement, seulement des répétitions.

P. Chastenet, Entretiens avec Jacques Ellul, La Table Ronde, 1994, p. 43 à 45

(On pourrait objecter à la dernière citation que la répétition n’est pas toujours vaine. Ellul lui-même, dans son Exégèse des nouveaux lieux communs, dit explicitement que la plus grande partie de l’ouvrage ne fait que répéter des critiques anciennes, ce qui n’enlève rien à la pertinence de son propos.)