God and the Gay Christian (Matthew Vines)

Au cours des dix dernières années, de très nombreux ouvrages sur l’homosexualité dans le christianisme (et réciproquement) ont été publiés aux États-Unis, essais, témoignages, présentant une très riche palette de points de vue et de choix de vie. Un des plus commentés a été celui de Matthew Vines intitulé God and the Gay Christian ; cet ouvrage me semblant particulièrement utile pour les débats en cours au sujet de l’homosexualité chez les chrétiens francophones, j’en propose ci-dessous un résumé.

Matthew Vines est un jeune chrétien américain, né dans une famille presbytérienne du Kansas en 1990. En 2009, il fait part de son orientation homosexuelle à ses parents et aux chrétiens de sa paroisse. Trois ans plus tard, après avoir consacré la plus grande partie de son temps à discuter de ce sujet, à étudier la Bible, à lire et à prier, il intervient devant une paroisse méthodiste du Kansas pour défendre la thèse suivante : on ne peut pas s’appuyer sur la Bible pour condamner les relations aimantes, fidèles, engagées, entre personnes de même sexe. Sa conférence, d’une heure environ, est regardée en ligne par au moins un million de personnes, abondamment commentée, fait l’objet de réactions enthousiastes et indignées. En 2014, il publie God and the Gay Christian. Cet ouvrage est à la fois un témoignage personnel et un travail de vulgarisation portant sur l’exégèse des passages de l’Écriture abordant de près ou de loin les relations entre personnes de même sexe.

Matthew Vines ne voit pas l’Écriture comme un recueil de conseils ou de normes dépassés. Elle occupe une place déterminante dans sa vie. La découverte de son homosexualité n’a pas fait vaciller sa foi chrétienne. Elle n’a pas suscité de rejet ou de malveillance au sein de sa famille : son père a commencé par lui proposer de lire des ouvrages “ex-gay”… (le courant “ex-gay” a connu un grand succès aux États-Unis des années 1980 aux années 2000 ; certains mouvements prétendaient pouvoir “soigner” l’homosexualité ; ce qui en subsiste aujourd’hui est fortement fragilisé depuis que le président d’Exodus, la principale organisation “ex-gay”, a déclaré en 2013 que l’organisation n’était jamais vraiment parvenue à “réorienter” des personnes homosexuelles, et a demandé pardon pour les souffrances qu’elle avait infligée) … mais ne croit plus aujourd’hui que son fils doive renoncer au nom du Christ à toute relation amoureuse avec un autre homme. Vines dit n’avoir jamais vécu de “promiscuité sexuelle”, ni souffert d’abus ; il dit s’être résolu très jeune à ne pas avoir de relations sexuelles jusqu’au mariage, et la découverte de son homosexualité ne l’a pas fait changer d’avis sur ce point.

Il s’est penché avec attention sur l’exégèse des six passages bibliques qui ont trait aux relations sexuelles avec des personnes de même sexe (Genèse, 19, 5 ; Lévitique 18, 22 ; Lévitique 20, 13 ; Romains 1, 26-27 ; 1 Corinthiens 6, 9 ; 1 Timothée 1, 10). Plus il les a étudiés, moins il a vu en quoi ils s’appliquaient aux relations entre personnes de même sexe telles qu’il les envisage, c’est-à-dire aimantes, durables, exclusives, marquées par un engagement. Le péché nuit à l’homme : en quoi de telles relations peuvent bien nuire aux personnes qui les vivent ? En revanche, il est facile d’en voir les aspects positifs : fidélité, engagement, amour mutuel, sacrifice de soi. Quel autre péché peut en dire autant ?

Matthew Vines n’entend pas faire passer son expérience personnelle avant la Bible. Il ne demande pas qu’on en revoie le contenu ou qu’on en oublie certains passages. Mais il relève que, quand Jésus enseigne à ses disciples comment reconnaître les faux prophètes (en Matthieu 7), il leur dit : “c’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez ; cueille-t-on les raisins sur les buissons d’épines, ou les figues sur des chardons ?”. Au XIXe siècles, beaucoup de chrétiens américains ont dû revoir une position traditionnelle qu’ils croyaient fondée sur l’Écriture : leur approbation de l’esclavage. Les abolitionnistes ont convaincu le reste de la société en montrant quelles étaient les conséquences néfastes de l’esclavage. ls n’ont pas fait passer leur expérience avant l’Écriture : ils ont remis en cause une certaine interprétation de l’Écriture à partir de leur expérience.

Si on défend la position traditionnelle dans les Églises chrétiennes au sujet de l’homosexualité, on demande aux homosexuels chrétiens de sacrifier une dimension importante de leur vie : la possibilité d’une relation amoureuse, des satisfactions, de l’épanouissement, de la fécondité qu’on y trouve. La culture contemporaine accorde une grande importance à cette dimension. L’adhésion au Christ peut impliquer le sacrifice de cette dimension, dans le cas d’une personne qui ne trouverait pas de partenaire, ou qui ferait l’expérience d’une vocation au célibat. Mais – et c’est là, il me semble, un des points sur lequel Matthew Vines est le plus convaincant, plutôt que dans discussions exégétiques au fond assez rebattues, et qui, en Europe en tout cas, ne sont pas au centre du débat –, mais dans l’histoire de l’Église, l’acceptation du célibat n’a jamais été présentée comme une obligation, et toujours comme une vocation.

Dans l’état actuel de la doctrine, l’abstinence signifie quelque chose de différent pour les chrétiens hétérosexuels et pour les chrétiens homosexuels : pour les premiers, elle est une affirmation que le mariage est bon (et que la sexualité dans le cadre du mariage est bonne) ; pour les seconds, elle signifie que toute sexualité est mauvaise. Les homosexuels sont censés chercher à éviter, rejeter ou sublimer tout désir homosexuel, forcément désordonné. Certes, cela a du sens d’éviter les tentations, de rejeter, de sublimer son désir quand celui-ci nous oriente vers la débauche, les excès, les abus, etc. ; mais quel sens cela a-t-il quand ce désir oriente et est orienté vers une relation engagée, d’amour mutuel, de souci de l’autre et de sacrifice de soi (celle à laquelle l’auteur, comme de très nombreux homosexuels chrétiens, se sent appelé) ? Il faut, d’après lui, avoir le courage de reconnaître que l’enseignement traditionnel des Églises chrétiennes au sujet de l’homosexualité ne porte pas de bons fruits, mais de mauvais : dissimulation, marginalisation, dépression, aliénation d’avec soi-même, d’avec Dieu et d’avec l’Église. Le célibat est peut-être la vocation de nombreux homosexuels : mais comment peut-on se dire certain qu’il est leur vocation à tous ?

Depuis la fin du XIXe siècle, nous avons commencé à envisager l’homosexualité sous un nouveau jour, c’est-à-dire comme une orientation fondamentale de la personne. Il est donc parfaitement normal que ni l’Écriture, ni la doctrine des Églises chrétiennes n’aient directement abordé ce point jusqu’à cette date. C’est une autre force du livre de Matthew Vines : par contraste avec les faiblesses de certaines thèses, notamment celles de John Boswell (auquel l’auteur rend hommage, tout en se démarquant de lui), il ne cherche pas à faire dire à l’Écriture ce qu’elle ne dit pas, ni à chercher dans l’histoire d’hypothétiques cas de “couples homosexuels” antiques, médiévaux ou modernes : non, le concept même d’homosexualité, le couple homosexuel tel qu’il l’envisage sont bel et bien des réalités nouvelles, qu’il faut appréhender en tant que telles.

En résumé, sa réinterprétation de l’Écriture est stimulée par deux constats : le fait que l’enseignement actuel des Églises chrétiennes soit destructeur pour les personnes homosexuelles, et le fait que nos connaissances au sujet de l’homosexualité ont profondément évolué au cours du dernier siècle. Aujourd’hui, aucun chrétien ne peut défendre des idées à proprement parler “traditionnelles” au sujet de l’homosexualité, pour la bonne et simple raison que l’homosexualité est un concept très récent.

Par ailleurs, dans la tradition chrétienne, les actes sexuels entre personnes de même sexe ont la plupart du temps été considérés comme un “excès” commis par des personnes non intrinsèquement anormales. Pour aller vite, dans le monde grec antique, il est admis que tout le monde éprouve du désir sexuel, avec plus ou moins d’intensité, les préférences pouvant varier. Ce qui préoccupe les moralistes n’est pas tant le genre de la personne impliquée dans la relation sexuelle que le rôle qu’elle y assume. La “passivité” sexuelle est mauvaise parce que féminine, céder à ses désirs, faire une trop grande place à la sexualité est “féminin”, conduit à se comporter de façon de plus en plus “féminine” (par exemple en acceptant d’être pénétré). Le fait de privilégier les relations sexuelles entre personnes de même sexe est fréquemment assimilé à un manque de contrôle de soi. En matière sexuelle, la théologie morale chrétienne des premières siècles a été sensiblement influencée par le stoïcisme, dont de nombreuses figures (notamment Musonius Rufus) relient relations homosexuelles et immodération ; c’est également le point de vue de Philon d’Alexandrie, qui a été beaucoup lu par les Pères de l’Église. Jean Chrysostome, entre autres, reprend cette interprétation.

Or cette interprétation est difficilement compatible avec la vision moderne de l’homosexualité, comprise comme une orientation générale du désir sexuel. La tradition chrétienne ne prend pas position sur la question qui se pose à nous aujourd’hui, c’est-à-dire des personnes fondamentalement orientées vers des personnes du même sexe qui veulent vivre des relations marquées par la fidélité, l’engagement, le sacrifice de soi, etc. Dans la représentation paulinienne des relations homosexuelles, dans celles des Pères de l’Église, une personne qui serait attirée par une personne de même sexe se verrait probablement inviter à “se contenter” de son conjoint de sexe différent, de la même manière qu’une personne envieuse se verrait inviter à se contenter de ce qu’elle a. Mais il n’y aurait aucun sens à adresser cette injonction à une “personne homosexuelle” au sens où nous comprenons l’homosexualité aujourd’hui. Les couples de personnes de même sexe, aujourd’hui très nombreux dans les sociétés occidentales, ne donnent pas plus que les autres couples une impression d’“excès”, d’“immodération” ou de “débauche”.

D’autre part, dans la réprobation “traditionnelle” des relations homosexuelles interviennent des représentations qui n’ont plus cours aujourd’hui, le souci de la préservation des rôles de genre, et en particulier de la domination de l’homme sur la femme. Philon d’Alexandrie, repris par de nombreux Pères de l’Église, réprouve les actes sexuels entre hommes en grande partie parce que l’homme y mettrait en péril sa masculinité en étant “traité comme une femme”.

Enfin, dans l’épître aux Romains, les relations entre personnes de même sexe sont présentées comme une conséquence, une sanction de l’idolâtrie. Paul les assimile à des relations de débauche. Si nous observons des relations entre personnes de même sexe aujourd’hui, et qu’elles ne sont clairement pas assimilables à des relations de débauche, qu’elles ne semblent pas liées à une quelconque idolâtrie, on peut légitimement se demander s’il est pertinent de leur appliquer cette même condamnation. Il ne s’agit certainement pas de renoncer à annoncer l’Évangile, mais peut-être de modifier la façon dont nous l’annonçons : par exemple, dans l’épître à Tite, un esclave se voit recommander d’obéir fidèlement à son maître. Ce n’est de toute évidence pas ce que nous suggèrerions à une personne qui serait victime d’“esclavage moderne”.

Une fois encore, ce n’est pas tant la riche synthèse d’arguments (pour la plupart déjà présentés par d’autres auteurs) qui est intéressante chez Matthew Vines que la fraîcheur, l’enthousiasme et la jeunesse d’un auteur qui n’a aucune revanche à prendre sur qui que ce soit, qui attend simplement qu’on lui explique pourquoi la conjugalité tant exaltée chez les autres (il cite – favorablement – Jean Paul II) devrait lui rester inaccessible. Pourquoi devrait-il renoncer à l’espoir de vivre la fidélité, l’amour, le sacrifice, l’engagement qu’il voit se manifester dans un grand nombre de relations entre personnes de même sexe autour de lui ? Si telle est la vocation à laquelle il se croit appelé, au nom de quoi d’autres chrétiens peuvent-ils lui demander d’y renoncer ? Les quelques tentatives de réponses qui lui ont été faites jusqu’ici sont bien peu convaincantes : littéralisme, répétition de clichés qui témoignent d’une fréquentation assez lointaine des personnes LGBT… quant à l’exaltation de la “complémentarité” homme/femme, si elle est parfois plus solidement fondée, on peine à voir en quoi elle serait menacée par les relations entre personnes de même sexe telles que l’auteur les présente, ou en quoi elle priverait ces relations de sens. Bref, au minimum, Matthew Vines pose de bonnes questions. Il faut le lire.

Douze propositions sur l’Église et les unions homosexuelles

Kim Fabricius est un théologien réformé, ministre du culte à Swansea (Pays de Galles). Doué d’un talent certain pour la vulgarisation, il est l’auteur de plusieurs séries de « propositions », dont l’une porte sur les unions homosexuelles dans l’Église. Il me semble que ce texte est une remarquable synthèse ce qu’on peut dire aujourd’hui de l’homosexualité d’un point de vue chrétien, et qu’il est du plus grand intérêt pour les chrétiens francophones en raison des débats en cours, dans différents pays comme au sein de l’Église. Je l’ai donc traduit – avec l’accord de l’auteur, que je remercie. Merci à C. pour sa relecture attentive. Bonne lecture !

Douze propositions sur les relations homosexuelles et l’Église

1. Disons tout d’abord que la question des relations homosexuelles et de l’Église est une question de vérité avant d’être une question de morale ou de discipline. L’interprétation que l’Église fait de l’écriture est-elle vraie ? L’enseignement traditionnel de l’Église est-il vrai ? Si ni l’un ni l’autre ne sont vrais, ils doivent s’effacer, sinon la foi de l’Église deviendrait une mauvaise foi. Comme le disait Milton1, « la coutume sans la vérité n’est qu’une vieille erreur ». J’ajoute autre chose par anticipation : d’après Jésus, la vérité nous rendra libre (Jean 8, 32) ; Flannery O’Connor ajoute que « la vérité nous rendra étranges ». Mais avant d’en dire plus, nous devons savoir de quoi nous parlons. Dans la plupart des discussions sur la sexualité humaine, nous parlons à l’autre plutôt qu’avec lui ; en fait, toute discussion sur la sexualité est un quiproquo.

2. Je pars du principe que l’homosexualité – en tout cas, l’homosexualité dont je parle – est quelque chose de donné, et non un choix de vie ; une disposition qui a été reconnue, et non adoptée ; une condition aussi « normale » que le fait d’être gaucher, ou l’hétérosexualité (qu’on soit hétérosexuel par nature ou par éducation, c’est une question ouverte au débat, mais sans pertinence du point de vue moral). Je pars également d’une compréhension de la sexualité humaine qui ne met pas la génitalité au centre, mais où l’amitié, l’intimité et la joie sont aussi importants que la libido, et dans laquelle les actes sexuels eux-mêmes sont symboliques autant que physiques. Je n’ai pas besoin de préciser que l’argument « beurk » utilisée dans certaines polémiques n’a pas sa place dans une discussion rationnelle, et que le discours sur la « maladie » et le « traitement » est répugnant et traduit une ignorance. Fondamentalement, l’homosexualité, c’est ce que l’on est, et non ce que l’on fait, encore moins ce que l’on fait au lit. Il s’agit de décrire, mais aussi de prescrire : je parle ici de relations responsables, aimantes, fidèles ; je ne parle pas de promiscuité ou d’exploitation sexuelle, ni de relations éphémères.

3. Qu’en est-il de la Bible ? Telle est la question primordiale pour un protestant. Les réponses qui commencent par « la Bible dit que » sont désespérément inadéquates et irresponsables. Il nous faut cependant examiner des textes spécifiques, et reconnaître qu’ils condamnent universellement les pratiques homosexuelles. Les arguments tirés du silence d’un texte, du type « regardez la relation entre David et Jonathan », ou « notez que Jésus n’a pas condamné la relation entre le centurion et son serviteur » sont un signe de désespoir exégétique. Il faut reconnaître le « non » pur et simple de la Bible. Mais « non » à quoi ? Il y a en effet un axiome fondamental en herméneutique : « Pour que des textes bibliques portant sur une question d’ordre social ou moral puissent être compris comme Parole de Dieu pour nous aujourd’hui, deux conditions au moins doivent être respectées. D’une part, il faut qu’il y ait une ressemblance entre la situation, l’institution, la pratique ou l’attitude actuelle et celle d’autrefois, et que cette ressemblance soit suffisante pour que nous puissions dire que dans un certain sens, le texte parle bien du sujet qui nous intéresse aujourd’hui. D’autre part, nous devons être en mesure de montrer qu’il y a, à l’œuvre dans ces textes, un principe sous-jacent qui soit en accord avec la foi biblique prise dans son ensemble, et non contredit par des expériences ou interprétations ultérieures » (Walter Houston2).

4. La première condition n’est pas respectée. La Bible ne dit rien de l’orientation homosexuelle, ou des relations homosexuelles telles que définies dans la proposition 2. Dans l’Ancien Testament, on trouve deux récits – Loth et sa fille (Genèse 19), le Lévite et sa concubine (Juges 19) – dans lesquels il est question de viol en réunion, tandis que lorsque le code de sainteté du Lévitique interdit l’homosexualité (18, 22 et 20,13), il est question de pureté rituelle dans un cas, de domination masculine (l’homme ne traitera pas un autre homme comme on traite une femme) dans l’autre. Le souci de pureté n’est pas entièrement anachronique, mais comme Walter Brueggemann3 le fait remarquer, en dernier recours, la justice l’emporte sur la pureté.

5. Les tentatives visant à fonder une anthropologie de l’hétérosexualité sur les deux premiers chapitres de la Genèse sont déjà plus pertinentes. Cependant, malgré mon vif intérêt pour une compréhension de l’imago Dei en termes relationnels et sociaux, cette lecture de Genèse 1, 16-28 pose de réels problèmes exégétiques, en particulier si on lit ce texte dans une perspective christologique. De même que dans Genèse 2, il y a une raison étiologique assez évidente au fait qu’un homme et une femme soient à l’origine de la race humaine, laquelle n’a rien à voir avec une hétérosexualité « obligatoire ». Il y a beaucoup à dire au sujet d’Adam et Ève, mais pas grand-chose à tirer du fait qu’ils ne soient pas Adam et Steve ; et de nombreux autres passages de la Bible nous dissuadent de considérer la sexualité reproductive comme une norme. Enfin, quand ce sujet est traité, les références à l’Ancien Testament font généralement l’impasse sur les livres sapientiaux, qui mettent l’accent sur l’observation du monde comme moyen de connaître Dieu et sa création, suggérant que l’empirisme lui-même est biblique, et que les découvertes scientifiques ont toute leur place dans la discussion.

6. Dans le Nouveau Testament, les Évangiles ne disent pas un mot de l’homosexualité. Restent trois références dans les textes pauliniens (Jude 7 n’est pas pertinent, cf. Genèse 19). La condamnation portée en 1 Corinthiens 6, 9-10 et 1 Timothée 1, 8-11 dépend de la traduction de deux mots obscurs (malakoi et arsenokoitai), mais admettons qu’ils fassent références à des relations homosexuelles. Le sujet est indiscutablement traité dans Romains 1, 18 et suivants, sans doute le passage le plus en rapport avec les relations homosexuelles chez saint Paul. Quoique…

7. Il faut au moins faire remarquer que Paul utilise la rhétorique du déshonneur et de la honte, plutôt que celle du péché, pour décrire des relations entre hommes. Ces dernières ne sont, quoi qu’il en soit, qu’un cas spécifique de la distorsion universelle du désir qui est entrée dans monde à la suite du premier péché d’idolâtrie. Romains 1, 26 est un verset intéressant : on y voit généralement une allusion au lesbianisme (ce serait le seul passage de la Bible à y faire référence), mais les Pères de l’Église jusqu’à Jean Chrysostome, Augustin inclus, estimaient que Paul évoquait la sodomie entre homme et femme. Voilà qui nous invite à être prudents quand on parle du sens « évident » d’un texte ! Il y a également la question de la fonction rhétorique de Romains 1, 18 et suivants (ou plutôt de Romains 1, 18 – 2, 5). Comme James Alison4 le fait remarquer, l’argumentation de Paul condamne les pratiques sexuelles des païens – pourquoi ? – pour « préparer [son public judéo-chrétien] à une chute, avant de donner le coup de grâce » (Romains 2, 1) de sorte que « cette référence ne peut être utilisée pour légitimer quelque jugement que ce soit sur les comportements homosexuels sans faire gravement violence au texte5 ».

8. Il est plus pertinent de s’interroger sur la nature des relations homosexuelles qui sont condamnées. S’agit-il des relations définies dans la proposition 2 ? Et par conséquent, la première condition de l’axiome herméneutique donné dans la proposition 3 est-elle satisfaite ? Aux deux questions, la réponse est non. Les relations homosexuelles « hellénistiques » que Paul condamne, s’il ne s’agit pas de formes de prostitution sacrée, sont nécessairement asymétriques en termes d’âge, de statut et de pouvoir (la forme approuvée par la société d’alors étant la pédérastie) ; elles ouvrent sur l’exploitation et sont intrinsèquement transitoires. Comme le dit Rowan Williams en commentant la première épître aux Romains : « ne faudrait-il pas se demander s’il est possible de présenter la rébellion consciente et la voracité sans discernement comme des explications plausibles de l’essence du « comportement homosexuel », a fortiori celle de l’essence du désir homosexuel – comme le font certains autour de nous en ce moment6 ? » – et à plus forte raison, au sein de l’Église.

9. Résumant la contribution des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament au débat contemporain sur l’homosexualité, le regretté Gareth Moore7 disait : « Dans la mesure où nous pouvons les comprendre, ils ne parlent pas du tout de la même chose, ils ne condamnent pas du tout la même chose, et ils ne condamnent pas ce dont ils parlent pour les mêmes raisons. Plus important, tous ne condamnent pas les comportements homosexuels, et aucun ne condamne clairement les relations homosexuelles ou les comportements dont il est question dans le débat qui a cours en ce moment au sein du christianisme ».

10. Au contraire des protestants, les catholiques appréhendent la question des relations homosexuelles indirectement à travers la Bible, mais aussi directement à travers la tradition interprétée par le magistère. Ils font notamment appel à la « loi naturelle » des normes d’existence et des règles d’action connaissables indépendamment de la révélation, à travers l’expérience ordinaire et la raison pratique. Le pluralisme culturel et la perspective post-critique à propos de la construction sociale de la réalité ont radicalement remis en cause le concept de loi naturelle. Cependant, dans ses propres termes, la condamnation des relations homosexuelles sur la base de la loi naturelle est en elle-même contingente. Thomas d’Aquin lui-même admettait que la loi naturelle pouvait ne pas être immuable, et que certains jugements spécifiques pouvaient évoluer. Les livres sapientiaux nous montrent qu’une approche empirique est indispensable. On se souvient du conseil que donnait Wittgenstein : « Ne pensez pas, regardez ! » Et quand on regarde les gays et les lesbiennes, que voit-on ? Voit-on des hétérosexuels défectueux, soumis à une inclination « objectivement désordonnée » menant à un comportement « intrinsèquement mauvais » ? Qui en fait l’expérience ? Quelles sont ses preuves ?

11. De mon point de vue, en suivant la trajectoire biblique (cf. le « principe sous-jacent », seconde condition de l’axiome herméneutique énoncé dans la proposition 3) d’une intégration toujours plus grande de personnes autrefois marginalisées (les païens, les femmes, les Noirs), ce n’est qu’une question de temps avant que la liste soit étendue aux personnes homosexuelles. Théologiquement parlant, il ne s’agit pas de « droits », ou même de justice et d’émancipation (le discours du social-libéralisme), il s’agit de grâce divine et d’ontologie humaine et ecclésiale. Les problèmes que nous devons démêler incluent l’herméneutique biblique (en particulier s’agissant de l’usage prescriptif de l’Écriture dans l’éthique chrétienne et de la regula caritatis d’Augustin), les preuves empiriques et l’expérience personnelle. J’ai vu de mes propres yeux les certitudes, les caricatures, les phobies de certains chrétiens fondre à la chaleur de rencontres avec des personnes gaies et lesbiennes, et – ce qui est essentiel – à la vue de leur sainteté de leurs charismes. Le paradigme biblique est l’histoire de la conversion de Corneille (Actes, 10) – qui est bien entendu, en fait, l’histoire de la conversion de Pierre lui-même, un moment de stupéfaction devant la « superbe surprise de la vérité » (Emily Dickinson), un événement qui a renvoyé l’Église primitive à la Torah et à la tradition, avec l’assurance que l’Esprit-Saint la guiderait vers de nouvelles stratégies heuristiques de lecture et d’interprétation.

12. Pour l’ensemble des chrétiens d’aujourd’hui et de demain, la question doit sans doute être celle-ci : comment, en tant que créatures incarnées et sexuées, vivons-nous dans la vérité et témoignons-nous du Christ ? « Vivre dans la vérité » : agir, non pas conformément à la loi, qu’elle soit biblique ou ecclésiastique, non pas en fonction de nos sentiments personnels, mais en suivant la vérité qui doit en fin de compte mener au Christ, en refusant d’être complices de conspirations visant à dissimuler ou à tromper, en particulier en contexte clérical. Et « témoigner du Christ » : en tant que pécheurs pardonnés ne pouvant prétendre à l’infaillibilité, sans juger ni mépriser, sans chercher à marquer des points contre des opposants ou à les rejeter dans un coin, a fortiori sans les tyranniser, sans les exclure de l’église, sans les diaboliser. Au milieu des décombres de la dissonance cognitive engendrée par le glissement de plaques tectoniques, les pierres avec lesquelles nous construirons l’avenir seront l’écoute attentive des discours des uns et des autres8, la patience et la persévérance, car (pour citer la fin du poème d’Emily Dickinson) : « La Vérité doit éblouir peu à peu / Faute de quoi elle aveuglerait tous les hommes ». Nous découvrirons certainement de quoi est faite l’Église, si nous, chrétiens, mettons vraiment notre confiance dans l’Esprit-Saint, si nous sommes artisans de paix, et si nous vivons dans l’espérance.

1 [Toutes les notes sont du traducteur.] Et Cyprien de Carthage avant lui (Lettre 74).

2 Professeur de théologie au Mansfield College d’Oxford.

3 Théologien américain, 1933 – .

4 Théologien américain, 1959 – .

5 James Alison, Undergoing God, Continuum, 2006, p. 138.

6 Rowan Williams, « Knowing myself in Christ », dans Timothy Bradshaw (dir.), The Way Forward ? Christian Voices on Homosexuality and the Church, Eerdmans, 2003. Comme l’auteur du présent article, Rowan Williams se demande si l’homosexualité contemporaine et celle évoquée par saint Paul sont bien des phénomènes semblables.

7 Théologien britannique, auteur, entre autres, de A Question of Truth : Christianity and Homosexuality.

8 L’auteur du présent texte cite une formule de Nelle Morton qui a fait florès parmi les féministes chrétiennes américaines, « hearing one another to speech ».