L’avenir du pluralisme

Voici quelques notes faisant suite à la lecture de Confident Pluralism : Surviving Through Deep Difference de John D. Inazu (University of Chicago Press, 2015) et du Manifeste pour une coexistence active de Samuel Grzybowski (L’Atelier, 2015). Deux ouvrages très différents (l’un d’un universitaire américain, spécialiste de la liberté religieuse, l’autre d’un militant français, connu pour avoir été à l’origine du mouvement interconvictionnel Coexister), mais qui abordent par des biais différents la question du pluralisme entendu comme coexistence de personnes d’opinions, de croyances, de cultures différentes dans un même espace, sous un même régime politique.

L’ouvrage de John D. Inazu peut être interprété comme une longue critique de cette célèbre affirmation de Jean-Jacques Rousseau : « il est impossible de vivre en paix avec des gens qu’on croit damnés » (Du contrat social, IV, 8). L’auteur estime qu’au contraire, dans le cadre d’un « pluralisme confiant », il est possible de coexister sans renoncer à nos différences, sans les minimiser : c’est même la force de nos convictions qui rend possible notre coexistence. On n’entre pas dans un pluralisme authentique s’il faut laisser à la porte son identité, ses engagements.

L’État doit donc selon lui, par exemple, mettre aussi peu de limites que possible à la liberté d’association, y compris pour des groupes qui selon les uns ou les autres porteraient atteinte à des « valeurs » dont aucune définition ne fait consensus (« justice », « dignité », « moralité »…). Lors des discussions accompagnant la rédaction de la Déclaration des droits américaine, une proposition visant à restreindre la liberté d’association aux groupes « œuvrant pour le bien commun » avait été écartée. Pour lui, on ne peut pas faire pleinement confiance à l’État pour respecter la liberté d’association des groupes non-conformistes : il faut donc accorder à cette dernière de fortes garanties, y compris pour des groupes qui seraient hostiles au principe même du pluralisme confiant.

Du point de vue de l’auteur, il est essentiel, quoi qu’il arrive, de veiller à deux choses si l’on tient à préserver le pluralisme dans nos sociétés sur le long terme : tout d’abord, minimiser le « coût » social du désaccord. On doit pouvoir être en désaccord en tant qu’individu au sein d’un groupe, en tant que groupe minoritaire face à une majorité, sans être victime d’exclusion, sans perdre son emploi. L’État peut y contribuer, non en multipliant les mesures de protection vis-à-vis de tel ou tel groupe, de telle ou telle identité, mais en soutenant une vie associative dynamique (notamment grâce aux déductions fiscales sur les dons aux associations), sans être trop regardant sur les fins poursuivies – l’État étant loin d’être infaillible dans son interprétation de notions comme le « bien commun » ou l’ « utilité publique ».

L’État a aussi un rôle à jouer dans la préservation, la promotion de « terrains communs ». Sur ce deuxième point, toutes légitimes que soient les revendications de certains groupes, il est préférable, autant que possible, d’éviter de rompre l’engagement, de préserver le « terrain » sur lequel la discussion est possible : pas nécessairement un terrain d’entente mais un terrain commun – qui pourra peut-être, un jour, être un terrain d’entente, mais là n’est pas l’essentiel du point de vue de la défense du pluralisme. Les arguments qui, quoique fondés en raison, interrompent la discussion, réduisent le « terrain commun », doivent être évités autant que possible.

Rien n’est perdu : nous pouvons tous en donner de nombreux exemples (et l’auteur en donne de particulièrement frappants), la distance idéologique est loin de toujours correspondre à une distance relationnelle. Si nous avons parfois l’impression que le pluralisme est particulièrement difficile à vivre de nos jours, ou que nos sociétés étaient plus « cohérentes » autrefois, c’est en grande partie parce que ceux qui manifestaient leur désaccord étaient réprimés ou exclus. Le chemin du pluralisme n’est certainement pas facile, il passe par la tolérance de convictions, de modes de vie qui nous paraissent étranges, voire nous « agressent », par l’humilité (notamment dans la définition de ce que sont le « bien commun » et l’« épanouissement humain », par exemple : nous pouvons travailler ensemble sans tomber d’accord), la patience… mais il est le seul possible.

Samuel Grzybowski, dans un ouvrage enthousiaste, fondé sur une solide expérience du dialogue interreligieux et interconvictionnel (incluant les personnes ne se reconnaissant pas de conviction religieuse), constate l’insuffisance du dialogue interreligieux fondé sur les relations entre chefs religieux et propose de chercher avant tout à créer du lien entre des personnes qui se reconnaissent dans telle ou telle conviction. L’entente, la compréhension mutuelle ne précèdent pas nécessairement l’action commune mais peuvent la suivre. Samuel Grzybowski invite à marcher quelques pas plus loin que l’auteur précédent en passant de la tolérance, « point de départ nécessaire pour entrer en dialogue avec l’autre » au respect, qui implique un a priori favorable ou neutre, « un consentement et une réappropriation ».

Outre des réflexions très pertinentes sur la laïcité française que je ne reprends pas ici, comme l’auteur de Confident Pluralism, il accorde une large place à une « éthique de la discussion », largement applicable en-dehors du contexte de rencontres interreligieuses ou interconvictionnelles, et développe notamment les principes suivants :

  • parler aux autres plutôt que parler des autres, apprendre à rencontrer des personnes dont nous ne partageons pas les convictions sans aborder immédiatement les questions les plus sensibles ;

  • veiller à la « chasteté » de la rencontre interreligieuse, en veillant à ne pas nous approprier Dieu ou la vérité, à ne pas tomber dans un rapport égocentrique avec notre propre conviction ;

  • sur les réseaux sociaux, s’efforcer de ne pas s’enfermer dans une communauté d’amis ou de contacts avec lesquels nous partageons des références, convictions ou combats communs pour l’essentiel ;

  • cultiver l’empathie pour des situations personnelles éloignées de la nôtre, sans fuir les sujets qui nous mettent mal à l’aise ; s’exercer à la bienveillance ; refuser d’essentialiser des communautés de religion et de conviction, en reconnaître la diversité.

Si j’osais leur faire une critique, je leur reprocherais sans doute d’évacuer un peu rapidement la question des rapports de force. Certes il est question avant tout de pluralisme, de coexistence, et je ne doute pas que les deux auteurs soient bien conscients que « l’éthique de la discussion » ne suffit pas quand une situation de domination se prolonge depuis trop longtemps, quand des souffrances graves ont été infligées. Et sans doute voient-ils la justice (si difficile qu’il soit d’en donner une définition, comme je l’ai bien noté chez John D. Inazu) et le pardon comme l’étape suivante : mais je ne peux pas m’empêcher de relever que ces mots sont presque absents des deux ouvrages. Cela étant, l’un et l’autre proposent une approche lucide du pluralisme et de la coexistence, sans illusion quant aux difficultés qui nous attendent tout en étant optimistes, ce qui est plus que bienvenu dans le contexte actuel.