Seigneur, donnez-nous des Lubacs et des Ottavianis

Je relis en ce moment les Carnets du Concile d’Henri de Lubac, une source passionnante pour mieux comprendre Vatican II. J’aime beaucoup Lubac, théologien profond, discret, obéissant, dont la vie et l’œuvre peuvent être assez bien résumée par cette phrase de ses Paradoxes : « Pour que le fleuve de la Tradition parvienne jusqu’à nous, il faut perpétuellement désensabler son lit ! » Soupçonné de modernisme par le Saint-Office (notamment à la suite de la publication de Surnaturel, en 1946), il est interdit d’enseignement par le général des Jésuites au cours des années 1950, interdiction à laquelle il se conforme scrupuleusement, sans protester publiquement.

On trouve entre autres dans les Carnets ce passage sur le cardinal Ottaviani – Alfredo Ottaviani (1890 – 1979) était secrétaire du Saint-Office (devenu par la suite Congrégation pour la doctrine de la foi) pendant le concile Vatican II. Dans ses Carnets, Lubac n’est pas toujours tendre avec Ottaviani, qui manœuvre pendant tout le concile, de façon plus ou moins élégante (il n’était certes pas le seul à agir de la sorte), pour que ses vues l’emportent. Ottaviani était en particulier très réticent vis-à-vis de Dignitatis Humanae, la déclaration de Vatican II sur la liberté religieuse (et texte le plus clivant du concile). Néanmoins, Lubac prend à plusieurs reprises la défense d’Ottaviani, mettant en évidence son honnêteté intellectuelle, sa rigueur, sa fidélité, et refusant de le ranger parmi les intégristes. (J’avais surtout lu jusqu’ici des sources intégristes au sujet d’Ottaviani, et c’est donc Lubac, paradoxalement, qui me le fait voir sous un meilleur jour. Les auteurs intégristes s’efforcent en général d’enrôler Ottaviani de force dans leur combat contre la liberté religieuse.)

Lubac écrit ce qui suit (p. 115 du t. I des Carnets, éditions du Cerf) :

L’habitude se prend de dire :  « le terrible cardinal Ottaviani », « la rigueur de sa doctrine », de l’appeler le chef de l’intégrisme, etc. Il y a là une simplification extrême ; le cardinal Ottaviani me paraît être une forte personnalité, qu’on ne peut réduire aux traits de l’intégriste. D’autre part, ces expressions supposent qu’on accepte un partage néfaste, et très mal fondé. On semble croire que l’intégrisme se caractérise par une fermeté plus grande dans la doctrine de la foi, par un refus des concessions humaines appauvrissantes, etc. Cela est faux. Il faudrait dire en réalité : « la pauvreté de cette doctrine », sa méconnaissance de la grande tradition. Mettre et multiplier les barrières autour d’un vide : voilà comment l’on pourrait presque définir l’action de certains théologiens du Saint-Office et assimilés. Ils ne tiennent, ils ne défendent avec vigueur que :

a) des vérités diminuées. Par exemple, ils préfèrent le « Dieu naturel » au Dieu chrétien ; une idée abstraite de la révélation à la révélation du Christ ; ils enseignent que Dieu se révèle à nous pour que nous le servions, nous pour que nous devenions ses fils ; le péché, originel ou actuel, n’est qu’infraction à la loi, non le refus de la vocation divine ; etc.

b) des théories humaines, le plus souvent assez récentes, puériles ou périmées, auxquelles ils tiennent autant et plus qu’au dogme, sur lesquelles ils se braquent, et qui leur font oublier l’essentiel du mystère chrétien.

Dieu préserve de l’intégrisme ceux qui seraient tentés par cette dérive, et qu’Il veille également sur ceux qui seraient tentés d’en accuser trop vite leurs frères.

Je découvre également cet article qui rappelle de façon concise l’évolution de l’enseignement de l’Église en matière de liberté religieuse. On y trouve, en commentaires, une citation du cardinal Ottaviani, qui, après avoir combattu la doctrine exposée dans Dignitatis Humanae, s’efforça de la faire sienne. Tirée d’un entretien à la presse cité dans un livre d’Henri Fesquet (Le Journal du Concile, Foulcalier, Robert Morel, 1966), elle est reprise dans un ouvrage récent de Barry Hudock, Struggle, Condemnation, Vindication: John Courtney Murray’s Journey toward Vatican II (Michael Glazier, 2015). John Courtney Murray (1904 – 1967) est un théologien américain qui a notablement contribué à élaborer la doctrine exposée dans Dignitatis Humanae. N’ayant pas le livre d’Henri Fesquet à ma disposition, vous m’excuserez de retraduire cette citation de l’anglais vers le français (après qu’elle l’a probablement été de l’italien vers le français et du français vers l’anglais…) :

Je suis le soldat qui garde la réserve d’or. Si vous dites à un vieux soldat que les lois vont changer, il est évident qu’étant un vieux soldat, il fera tout ce qu’il peut pour éviter qu’elles ne changent. Mais si, en dépit de cela, les lois changent, Dieu lui donnera certainement la force de venir défendre ce nouveau trésor dans lequel il croit. Une fois que les lois nouvelles sont devenues le trésor de l’Église, sont venues enrichir la réserve d’or, une seule chose compte : servir l’Église. Et ce service implique d’être fidèle à ses lois.

Les lois ont changé. Ottaviani lui-même l’a reconnu – et l’a accepté. Que Dieu nous épargne, autant que possible, les manœuvres, les complots, les insultes, les accusations d’hérésie lancées à tort et à travers, et autres faiblesses humaines qui émaillent trop souvent nos débats. Néanmoins, l’Église a besoin de Lubacs, de gens qui plaident en faveur de changements dans la fidélité et l’obéissance. Néanmoins, l’Église a besoin d’Ottavianis, de ceux qui s’arque-boutent contre les changements avant de les accepter loyalement et de les défendre. Seigneur, donnez-nous des Lubacs. Seigneur, donnez-nous des Ottavianis.