Changer de refrain

On a trop parlé ces derniers temps d’un texte minable, hélas écrit par un prêtre, et insinuant, en substance, que ceux qui ont été assassinés le 13 novembre l’avaient bien cherché. Je n’ai aucune raison de penser que le point de vue qui y est exprimé soit partagé par un grand nombre de catholiques. Je n’y accorderai pas davantage d’intérêt – au point de ne pas même offrir de lien hypertexte. En revanche, il y a d’autres points de vue exprimés par des catholiques – points de vue distincts de celui évoqué précédemment, mais qui n’en sont peut-être pas aussi éloignés qu’il y paraît – dont j’aimerais que nous parlions, si vous le voulez bien.

Il ne s’agit pas ici de délires eschatologiques ou de vociférations contre les soi-disant suppôts de Satan. Je voudrais parler de cette petite musique, fort agréable à l’oreille des catholiques, qui s’insinue ici ou là, de tribune du Figaro en billet de blog, de sermon en chaîne de mails transmise par l’oncle Hector, de conversation de sortie de messe en commentaire sur Facebook. Cette petite musique qui dit, en ré mineur, « quand même… quand même… et si toutes ces horreurs, ça n’était pas de la faute de tous ceux dont la gueule ne nous revient pas ? » et se termine par une allègre variation en fa majeur, brodant sur le thème « ah, si tout le monde était comme nous, ça irait mieux, c’est sûr ».

Est-il permis, aujourd’hui, d’espérer, de la part des catholiques engagés, autre chose que des discours creux sur « l’idéal » et les « racines judéo-chrétiennes » ? Autre chose que des appels à traiter toujours plus les Français musulmans comme des citoyens de seconde zone ? Autre chose que des amalgames obscurs entre le présumé « nihilisme » occidental et celui de l’État islamique ? Autre chose que des philosophes de comptoir en roue libre mélangeant tout et n’importe quoi, ramenant la complexité du monde à la médiocrité de leurs obsessions ?

Certains dénoncent, à juste titre, une laïcité mal comprise et mal interprétée, qui, effectivement – on n’a pas attendu les tribunes ci-dessus pour l’apprendre -, est une partie « du » problème. Parce qu’elle nous empêche de comprendre l’islam. Parce qu’elle nous oriente vers des réponses désespérément inadéquates aux questions que les Français musulmans posent à la République et à leurs concitoyens. Mais alors pourquoi tant de catholiques engagés dénoncent-ils cette laïcité de mauvais aloi pour, dans le même mouvement, en faire retomber tout le poids sur les musulmans ? Est-ce là un discours bien cohérent ? Qu’y a-t-il de chrétien à réclamer pour nous des droits que nous refusons aux autres ? Il est pourtant clair qu’en traitant l’islam de façon toujours plus différenciée, on ne fera que renforcer le communautarisme et, chez certains, la révolte.

Que faisons-nous quand la création d’une école musulmane suscite l’émoi – alors que la France est couverte d’écoles catholiques ? Que faisons-nous quand certains responsables politiques s’opposent à la construction de mosquées ? Avons-nous un jour pris la défense d’une femme musulmane portant le voile intégral, injustement interpellée par un policier (voilà une forme de désobéissance civile qui serait, pour une fois, authentiquement courageuse), ou insultée dans la rue ? Que faisons-nous quand nos parents, nos amis, nos collègues cèdent à la facilité des amalgames ? (Ai-je rêvé quand j’ai vu, ces derniers jours, un bon nombre de connaissances se vanter de faire des amalgames, et tourner en dérision ceux qui s’efforcent de ne pas en faire ?) Sommes-nous vraiment les gardiens de nos frères ?

Pourquoi tous ces appels à la « virilité » et à la « vigueur » quand nous n’avons que trop été « virils » et « vigoureux », de la pire des manières ? Quelle est cette étrange nostalgie d’un impérialisme occidental qui n’a fait que trop de mal, et qui n’est pas précisément sur le déclin ? Pourquoi nous infliger les clichés habituels sur une soi-disant « repentance » qui a toujours été réduite à sa plus simple expression, quoi qu’en disent nos intellectuels déclinistes ? Pourquoi aurions-nous peur de demander pardon ? Pourquoi ne le faisons-nous pas – ou si peu ?

Pourquoi ne pas, tout simplement, observer un minimum de décence ? Nous est-il vraiment permis de profiter de ce drame pour reprendre les refrains habituels sur le nihilisme, le relativisme, et j’en passe ? Nous est-il vraiment permis de présenter la restauration d’une soi-disant « civilisation chrétienne occidentale » comme la seule issue ? D’accréditer, consciemment ou non, la thèse absurde selon laquelle les attentats de Paris s’inscriraient dans le cadre d’un conflit entre « l’Occident » et le « monde musulman » – qu’en pensent les Syriens, les Irakiens, les Nigérians qui meurent chaque jour dans les attentats commis par l’État islamique ?

Personne – ni les victimes du 13 novembre, ni leurs proches, ni notre pays, ni le monde -, je dis bien, personne n’a besoin de nos complexes identitaires, de notre peur du déclin, de notre désir de revanche, de toutes les angoisses plus ou moins fantasmées dans lesquelles nous nous complaisons. Si des catholiques engagés et bien nourris ne parviennent pas à mettre tout cela de côté, ne serait-ce que le temps d’une tribune, qui le fera ? (Qui le fera ? Tous ceux qui font leur beurre autrement qu’en nous livrant leurs complexes et leurs angoisses à longueur de tribune : merci, j’attendais cette réponse.)

En revanche, le monde et notre pays en particulier ont besoin de notre foi dans le Christ mort et ressuscité ; ils ont aussi besoin que cette foi leur soit annoncée autrement que comme la restauration d’une identité perdue, ou comme une arme de plus dans une soi-disant guerre de civilisation. Une foi qui sait voir Dieu dans chaque homme, une foi qui cherche à poser sur toutes les réalités du monde le regard de Dieu. Ils ont besoin de notre espérance ; encore faut-il que cette espérance soit autre chose que la propension à préserver un certain ordre du monde. Une espérance qui sait accueillir l’angoisse et la dépasser, une espérance qui sait, quels que soient les bouleversements du monde (ceux qui nous ont précédé dans la foi en ont vu d’autres), pouvoir compter sur un amour inlassable et plus grand que tout mal. Ils ont besoin de notre charité, d’une charité qui ne se laisse pas enfermer par les frontières, une charité qui, quand un drame survient, nous remplit de compassion, une compassion qui ne laisse aucune place à la récupération politique, idéologique ou même spirituelle. Ou même spirituelle, car il serait indigne de nous de profiter de ces drames pour refourguer du « sacré », a fortiori du sacré qui ne serait pas de toute première qualité.

Le Saint-Esprit aidant, en nous appliquant aux vertus théologales, nous verrons pleuvoir sur nous la sagesse et l’intelligence qui nous permettront de comprendre les problèmes de ce monde et d’y apporter des solutions humaines. Le peu de Saint-Esprit qui consent à descendre sur moi en ce moment me susurre que les solutions ne se trouvent ni du côté des obsessions migratoires ou sexuelles de la droite conservatrice, ni de celui des envolées lyriques sur la technoscience. Mais ceci est une autre histoire.