À la dérive

Academically Adrift (ce qui, en français, donnerait quelque chose comme L’Enseignement supérieur à la dérive), c’est le titre d’un essai à succès (sorti le 15 janvier, épuisé dix jours après sur Amazon) récemment paru outre-Atlantique. Deux sociologues, Richard Arum (Université de New York) et Josipa Roksa (Université de Virginie), ont suivi le parcours de 2 300 étudiants pendant leurs quatre premières années d’études supérieures, notamment en évaluant leurs compétences au début et au terme de ce parcours. Il y a eu une dépêche AFP à ce sujet, mais les médias francophones ne se sont, semble-t-il, pas rués dessus. Google News ne m’indique qu’une reprise de la dépêche par un site d’actualité suisse.

Le dôme du Rocher ? Non, l’Université Columbia.

Voici donc les conclusions de cette étude, livrées pour la première fois au public francophone. Tonnez, canons, battez, tambours. Je les traduis presque mot à mot d’un article de chronicle.com.

1) En quatre ans d’études supérieures, 45 % des étudiants n’ont pas fait de progrès significatifs (mesurables par les tests auxquels ils ont été soumis) en matière d’esprit critique, de raisonnement complexe, et de compétences rédactionnelles.

2) En quatre ans d’études supérieures, 36 % des étudiants n’ont fait aucun progrès significatif en matière de capacités d’apprentissage.

3) En fin de parcours, moins de la moitié des étudiants avaient rédigé un mémoire de plus de vingt pages au cours du semestre précédent (au niveau de la maîtrise/master 1, donc).

4) Les étudiants consacrent en moyenne 16 % de leur temps à leurs études supérieures, soit, pour la majorité d’entre eux, moins de 30 heures par semaine.

5) Les recherches effectuées au cours des dernières décennies laissent penser qu’il y a eu une dégradation marquée des efforts fournis à l’université, ainsi que des facultés d’apprentissage des étudiants.

6) En matière d’esprit critique, de raisonnement complexe et de compétences rédactionnelles, les étudiants qui ont choisi les filières « classiques » (ce qu’on appelle encore arts libéraux dans le monde anglo-saxon : littérature, langues, philosophie, histoire, mathématiques, sciences avec une dominante théorique) font des progrès significativement supérieurs à ceux réalisés par les étudiants des autres filières (commerciales notamment).

7) 35 % des étudiants passent moins de cinq heures par semaine à étudier seuls. La moyenne pour l’ensemble des étudiants se trouve au-dessous de neuf heures. Le travail de groupe s’effectue dans des conditions peu propices à l’apprentissage, de l’aveu même des étudiants (salle avec télévision allumée, etc.).

Bien sûr, on peut se demander s’il est réellement pertinent de mesurer l’esprit critique, les facultés de raisonnement et les compétences rédactionnelles d’un étudiant au moyen de tests standardisés. On peut aussi estimer que l’échantillon n’est pas représentatif ; mais ces limites sont celles de toute enquête sociologique.

Néanmoins, que déduire de tout cela ? Les critiques se concentrent autour de l’évolution récente des méthodes employées dans l’enseignement supérieur (en vrac, recours plus fréquent au travail de groupe, déclin des filières classiques et succès croissant des cursus « professionnels », évaluation de la « participation » ou de l' »engagement » des étudiants, et non de productions écrites ou de performances orales codifiées). Allons plus loin.

Maîîîîîître !

Ayant récemment découvert les réflexions d’Ivan Illich sur cette question (v. Une société sans école), je mettrais plutôt l’accent sur le caractère quasi-religieux de l’investissement en éducation dans les sociétés occidentales. Quand une famille s’endette pour payer une école de commerce à l’un de ses rejetons, quand un État consacre 21 % de son budget à l’enseignement primaire et secondaire, au fond, il n’est pas question de transmettre des compétences ou des savoirs, de former des adultes responsables ou des travailleurs durs à la tâche. C’est une destruction volontaire de ressources, destinée à attirer la faveur des dieux ; bref, un sacrifice.

D’ailleurs, à quoi rime cette économie de la connaissance dont on nous rebat les oreilles ? En somme, nous autres Européens serions les lévites de l’humanité élue, les grands-prêtres du culte du diplôme ? Nous sommes passés du salut par la croix à la croissance par la connaissance. Faut-il appeler cela un progrès ?

J’en prends le pari : dans quelques millénaires, un nouveau Paul Veyne écrira un brillant essai intitulé Les Occidentaux croyaient-ils à leur système scolaire ?